samedi 25 avril 2020

RUMEURS




A cette époque il était difficile de créer une clientèle de médecin généraliste tant la concurrence était forte entre praticiens. La meilleure façon d’y arriver pour ne pas végéter et pour pouvoir rapidement boucler ses fins de mois était d’acheter cher celle d’un confrère qui prenait sa retraite ou de s’associer avec un confrère débordé qui vendait cher un droit à l’association. Les temps étaient durs. Comme le docteur Alain Grivois n’avait pas le choix, il ne disposait ni d’une fortune personnelle ni de parents pouvant se porter garants pour un emprunt bancaire, il avait décidé de créer un cabinet dans une zone où les autres médecins craquaient sous le travail. Bien qu’il sût que nul n’était prophète en son pays il avait choisi un gros bourg de la campagne normande (seize mille habitants) à quelques cinquante kilomètres de son propre village. Heureusement pour lui sa femme était salariée et les deux premières années d’installation elle subvint, comme on dit, aux besoins du ménage. 
Un des rituels de cette période éloignée était, lors de l’installation, de se présenter aux confrères installés, généralistes comme spécialistes, aux pharmaciens, aux infirmières, aux kinésithérapeutes. Le docteur Grivois trouva cette activité déprimante et d’une hypocrisie extrême de la part de ses vrais confrères, les généralistes. De grands sourires et des sous-entendus : « Nous sommes débordés mais nous n’avons pas besoin de toi. Casse-toi, connard. » 
Il existait aussi des techniques pour appâter le client et la première qu’il suivit fut celle-ci : un certain nombre de copains et de copines faisaient le voyage de Mézouches pour remplir sa salle d’attente. Les habitants du bourg voyaient débarquer des personnes inconnues. Cela faisait bizarre de voir des étrangers faire la queue chez lui mais le commérage retint que ce devait être un bon médecin et les commentaires les plus fréquents pouvaient se résumer à : « Y doit ben avoir quèque chose chez le jeune toubi passe qu’y a des étrangers qui viennent le voir… » Cela attirait le chaland mais cela ne suffisait pas. Il s’arrachait les cheveux. Les gardes de nuit lui permettaient de survivre et de mieux connaître la campagne profonde. A cette époque, celle où clientèle ne se disait pas encore patientèle, où les cabinets médicaux n’étaient pas encore informatisés, les visites de nuit dans le haut pays normand se faisaient sans téléphone portable, sans GPS, avec des cartes froissées étalées sur le siège passager et des arrêts dans de rares cabines téléphoniques pour appeler la personne (la femme le plus souvent) qui recevait les appels et les transmettait. Au bout d’un an dix patients par jour en moyenne fréquentaient son cabinet : il y avait les curieuses et les curieux, les déçus et les déçues des autres patientèles, ceux ou celles qui pensaient qu’un jeune médecin devait en savoir plus qu’un plus âgé et ceux et celles qui n’avaient pas envie d’attendre. Alors que les cabinets environnants tournaient presque au triple de son affluence quotidienne, il commençait à se poser des questions : était-ce dû à sa coupe de cheveux, à sa grande taille ou au fait qu’il lui arrivait d’être trop direct avec ses malades ? Ou parce qu’il était un enfant du pays, ou presque ?
Sa femme ne cessait de le rassurer : « Tu ne devrais pas t’inquiéter, le phénomène est connu. Et d’ailleurs tes débuts ne sont pas si catastrophiques que cela, il y a eu pire, ce qui ne change pas c’est que tes confrères ont été égaux à eux-mêmes dans la scélératesse, ils ont été mauvais, méchants, diffamants, incapables de céder un seul patient, faisant des gardes non pour aider leurs patients mais pour préserver leurs revenus alors qu’ils sont déjà débordés, avec des journées à rallonges, des courtes périodes de vacances, et cetera. Nous allons nous en sortir. Crois-moi. » 
Grivois était quand même désespéré : il n’était pas préparé à cela. Que pouvait-il bien faire de plus ? Une carte de fidélité, des arrêts de travail plus longs, prescrire plus d’antibiotiques, taper sur le cul des vaches… Et s’il retournait à la messe ? Séduire ses patientes ?
Les jours passaient, l’augmentation du nombre des malades se faisait attendre, il se mit à faire des épidurales, à infiltrer tout ce qui passait près de lui, les coudes, les genoux, les canaux carpiens, les doigts, il pensa même, contrairement à toute logique, se mettre à pratiquer la mésothérapie, il n’y avait personne dans le coin à le faire, il trouverait bien le moyen d’intéresser les douloureux chroniques, les personnes, surtout les femmes, voulant perdre de la graisse et du tour de taille, de la cellulite, il se posait vraiment des questions. Eh bien, il finit par céder. Il se mit aux petites piqûres magiques.
Et comme par magie les rendez-vous ont commencé à être plus nombreux. Et pas seulement pour la mésothérapie. On aurait même dit que les gens affluaient. Qu’avait-il bien pu se passer ? C’étaient surtout des patientes qu’il n’avait jamais vues qui venaient s’agglutiner dans la salle d’attente qui, parfois, paraissait exiguë. Il avait une petite idée derrière la tête parce qu’il avait oublié qu’il était à la campagne, lui qui avait vécu si longtemps à Paris, fait ses premiers remplacements en banlieue, était-ce la petite aventure qu’il avait consommée avec la femme du pharmacien, une jolie blonde plus âgée que lui, qui aurait pu être connue ? Il ne l’espérait pas parce que, si on le savait, sa femme devait aussi le savoir, elle qui fréquentait les boutiques et les supermarchés du canton, et elle n’avait rien dit, ce qui était encore plus inquiétant. A moins, bien entendu, que, comme d’habitude, la première impliquée soit la dernière informée. Il cherchait, il cherchait, et ne trouvait pas. Son génie diagnostique aurait-il enfin été reconnu ? La population du bourg se serait-elle enfin rendu compte que ses confrères étaient nuls, ce qui était malheureusement le cas selon son humble avis et les nombreuses ordonnances qu’il avait vues défiler devant ses yeux, et que lui seul représentait l’avenir de la médecine générale ?
Il finit par interroger sa femme.
« Enfin !
- Comment ça, enfin ?
- Ben, tu me demandes enfin pourquoi tu travailles plus ! 
- Parce que, toi, tu sais pourquoi ? »
Grivois commença à avoir peur mais le ton de sa femme n’était pas celui qu’elle aurait pris si elle avait eu vent de son aventure avec la pharmacienne en dehors du comptoir…
Elle sourit.
« Les hommes, les hommes… »
Cassandre a toujours pensé que les hommes, toutes choses égales par ailleurs, sont toujours moins malins que les femmes lorsqu’il faut gérer les situations complexes de l’existence et encore moins quand il s’agit de situations où il est nécessaire d’être fin. Il le sait mais cela lui a toujours fait hausser les épaules.
« Alors ?
- Eh bien, j’ai laissé entendre que tu avais une aventure avec Madame Rongier, la pharmacienne de la place de la poste… »
Grivois éclata de rire mais son rire lui paraissait tellement faux qu’il craignait vraiment que sa femme ne s’en rende compte. A moins que cela ne soit un piège ou du second degré pour qu’il se découvre…
« Et tu crois que ça suffit pour faire venir les patients ?
- Les femmes sont tellement curieuses et bavardes… »
(Versailles, le 18 décembre 2019)

Illustration : Honoré Daumier - Crispin et Scapin

dimanche 19 avril 2020

MIRACLE A L'EHPAD


Le docteur Marie-Cécile Legrandin est assise, effondrée, dans un fauteuil de la salle de soins. Malgré son masque, sa visière, sa charlotte, sa sur blouse, ses sur chaussures, n’importe qui dans la pièce comprend qu’elle ne va pas bien.
« Un problème ?
- Oui, non, ça va aller… »
Elle reprend sa respiration.
L’ambiance de l’EHPAD est lourde. Un certain nombre de patientes et de patients sont touchés par le coronavirus et notamment dans l’unité fermée Alzheimer. Il est toujours possible de polémiquer, de dire qu’on aurait pu agir avant, mais cet établissement, et le docteur Legrandin en gère deux autres dans le département, a été un des premiers du département à instaurer de strictes mesures-barrières. Et malgré cela les infirmières, les aides-soignantes, les agentes hospitalières ont été atteintes au fur et à mesure par le coronavirus, mais peut-être un peu moins qu’ailleurs. Comme ces femmes sont jeunes, elles s’en remettent rapidement, huit jours d’arrêt de travail et on les renvoie au travail. « Un travail si bien payé et si bien valorisé » plaisante le docteur Legrandin.
La médecin coordonnateure de l’EHPAD à but lucratif des Prunus a subi de plein fouet la pandémie, non pas qu’elle ait attrapé le virus mais en raison du stress que cela a représenté pour elle. Il y a trois ans qu’elle a repris du service ici pour cesser de s’ennuyer chez elle. Elle s’est installée d’abord comme médecin généraliste libérale puis elle est devenue médecin du travail à plein temps puis à mi-temps puis de nouveau à plein temps, en fonction des nécessités de la prise en charge de ses enfants pendant que son mari, cadre très supérieur dans l’aéronautique, rentrait tard, partait à l’étranger et jouait avec beaucoup d’innocence au pater familias. Elle avait fini par penser que la médecine du travail ne servait pas à grand-chose et qu’elle avait fait le tour de la question. Bien avant qu’elle ait eu officiellement le poste elle a commencé à paniquer : elle redoutait d’avoir tout oublié de la clinique, d’avoir tout oublié des médicaments, de ne plus savoir prendre une décision, de ne plus reconnaître si c’était grave ou non, de quoi faire si c’était grave, et cetera. L’une de ses amies l’a accueillie dans son cabinet de médecine générale et elle a rapidement repris confiance. Les vertus du compagnonnage et la lecture assistée d’articles de base recommandés par son amie qui fait partie d’une société savante de médecine générale, l’ont remise en selle. Loin d’être plus sûre d’elle, elle a au contraire réalisé combien la médecine était un puits sans fond, une source personnelle d’ignorance, mais l’attrait de la nouveauté, prendre une revanche sur elle-même, voir de vrais patients, lui ont remonté le moral… Son amie Sadia Mekhloufi l’a pourtant avertie : « Je ne sais pas si c’est une bonne idée d’aller travailler en EHPAD, tu vas être confrontée à des personnes âgées, des personnes qui vont mourir, des personnes qui vont te rappeler que toi-même tu vieillis, que tes parents et tes beaux-parents vont bientôt entrer dans la zone de la fin de vie… » Marie-Cécile a été sonnée. « Tu as l’art de réconforter, toi… - Non, je t’informe. Mais je crois que tu vas t’en sortir comme une cheffe parce que tu es intelligente, consciencieuse, et pratique… - Merci. »
Sadia Mekhloufi n’oublie pas que sa collègue, avant de s’installer en médecine générale, avait passé un doctorat de science et qu’ensuite elle avait rencontré son mari. Sadia pense ceci du mari (et bien qu’elle soit en général d’une politesse exquise) : « C’est un gros con de macho. » Mais que dirait Marie-Cécile du mari de Sadia ?
La gentillesse du docteur Legrandin et son affabilité ont conquis le personnel avec lequel elle travaille. Au courant de ses insuffisances elle écoute tout le monde, glanant le maximum d’informations, appliquant ce qu’elle a compris et rejetant avec calme ce qu’elle trouve peu pertinent, mais elle s’est aussi rendu compte que la culture de l’hygiène avait été oubliée dans le cursus scolaire et professionnel de toutes ces personnes dédiées aux soins. Elle a encore du boulot si elle veut changer les choses et doit se fonder sur l’expérience des équipes en place pour ne pas les heurter. Les commentaires la concernant, et il a bien entendu été très difficile de tous les entendre, chaque personne raconte son histoire dans son coin et se cache quand les commentaires sont désagréables, les commentaires gentils étant plus difficiles à sortir que les vacheries, sont plutôt favorables. Elle est appréciée…
Effondrée sur sa chaise, elle se demande ce qu’elle doit faire, elle est partagée. Elle a vraiment envie de se taire. Quelqu’un va bien se rendre compte de quelque chose mais ce ne sera pas elle qui annoncera la nouvelle. Elle aura tout le temps ensuite de mettre son grain de sel.
Elle se pose surtout la question suivante : n’ai-je pas été contaminée ? Elle se sent parfaitement bien, elle ne tousse pas, elle n’a pas de fièvre, son nez ne coule même pas, elle a gardé le goût, l’odorat, elle n’a pas mal à la tête, elle n’a pas de douleurs dans la poitrine, pas de signes cutanés. Mais les signes neurologiques, cela fait partie du tableau : perte du jugement, hallucinations, mauvaise perception de la réalité ?
Il faut qu’elle y retourne. Seule ? 
D’abord seule.
Elle fonce dans la chambre de Monsieur A qui est assis dans son fauteuil à oreillettes en train de feuilleter difficilement un magazine… Les restes de son hémiplégie de 1998…
« Rebonjour Monsieur A… Comment ça va ?
- Assez bien. Je me demandais ce que je faisais là…
- Comment ça ?
- Savez-vous où vous êtes ?
- Oui. Je suis à l’EHPAD des Prunus et j’aimerais faire une petite sortie dans le jardin.
- On est confinés à cause du coronavirus…
- Je sais. Mais il y a quelque chose que je ne comprends pas, qu’est-ce que je fous dans une unité Alzheimer ?
- Vous savez ça aussi ?
- Oui, vous me prenez pour un idiot ? Il doit y avoir une erreur…»
Marie-Cécile Legrandin lève les yeux au ciel. Elle est devant le premier cas d’un malade atteint de maladie d’Alzheimer évoluée qui guérit : le patient est dans cette unité depuis trois ans avec un score déficitaire grave et ne voilà-t-il pas qu’après avoir attrapé la covid-19, s’en être sorti à quatre-vingt-cinq ans, sans hydroxychloroquine, sans azithromycine, sans zinc, sans vitamine C, sans transfusion de plasma de malades infectés, sans molécule miracle, sans gourou, sans passage par Lourdes… il retrouve la mémoire et tient une conversation sensée, ce qu’il n’avait pas fait depuis bientôt cinq ans. Est-ce un effet inattendu du coronavirus ?
« Je crois que je vais avoir le prix Nobel… » 
Elle se demande surtout quand elle va prévenir les autres de sa découverte extraordinaire…
(Versailles, le 19 avril 2020)




Illustration : EHPAD de Ploufragan 22440


mardi 14 avril 2020

LE MASSACRE DES INNOCENTS

Nicolas Poussin 



Les rues de Versailles sont (presque) désertes et il semble que cela va durer. Le confinement n’est pas près d’être levé. Dorothée est une jeune femme de dix-neuf ans qui ne tient pas en place. L’isolement lui pèse. Elle a beau disposer d’outils pour parler, voir, rigoler avec ses amis, il lui semble que ce qui lui paraissait parfois superflu, les relations en vrai, In real life, deviennent tout à coup nécessaires et presque obligatoires. Ses études d’art plastique lui ont toujours laissé du temps pour rêver et pour imaginer mais c’est l’atelier qui lui manque. Elle aimerait retrouver son ambiance chaleureuse mais parfois agressive avec ses amies et ses amis pour parler, rigoler, fumer des joints, peindre, mélanger les couleurs, salir ses blouses, pétrir la glaise, critiquer, espérer, discutailler, boire des cocas ou des bières, refaire le monde de l’art.

           Elle est triste et sa famille est triste.

Il y a longtemps qu’elle n’est pas allée visiter une exposition. Trop cher, trop de monde. Quant aux galeries, elle ne s’y sent pas à l’aise comme si elle s’y salissait sous le regard des galeristes. Elle sent trop l’odeur de l’argent dans leurs yeux. Et en la voyant ils savent qu’elle est une touriste : elle ne leur achètera rien.

La dernière exposition qu’elle voulait voir lui a laissé un goût amer. Surtout parce qu’elle ne l’a pas vue. Elle avait choisi un horaire convenable, une heure avant la fermeture, et si la queue aux guichets ne semblait pas si longue, personne n’entrait, il y avait trop de monde à l’intérieur. L’avant-dernière fois qu’elle était entrée dans un musée, pour voir les tableaux rassemblés d’un peintre de la Renaissance italienne, elle avait cru succomber. Il n’était pas possible de circuler, il était impossible d’avoir une vue d’ensemble, il n’était pas possible de s’approcher, elle se demandait ce qu’elle faisait là au milieu de cette foule agglutinée.

L’art est devenu une foire d’empoigne. Son grand-père lui a déjà dit : « Ce n’est pas nouveau. » Il lui a raconté les musées d’avant quand les salles étaient vides, quand il se sentait gêné de les parcourir tout seul, comme si les œuvres lui appartenaient, il pouvait rester devant une toile pendant plusieurs minutes sans craindre d’être dérangé, s’approcher pour voir l’épaisseur du trait ou reculer pour s’imprégner de l’ensemble, se raviser pour observer un détail, regarder sans les regards des autres, se livrer à son plaisir ou à son déplaisir sans retenue, entendre le bruit des pas d’un nouveau venu qui résonnaient sur le parquet en bois... « Grand-père, tu n’inventes pas ? - Non, je ne crois pas. » Elle ajoute : « Et le regard des gardiens ? » Il sourit. « Quand il y a du monde tu ne les vois pas et quand tu es seul tu sens qu’ils font semblant de ne pas te regarder… »

Elle n’est pas entrée dans le musée, il s’agissait d’une exposition Francis Bacon promue comme un lancement publicitaire de savonnette, en réalité une (petite) exposition car comprenant peu de toiles et chaque toile renvoyant à la phrase d’un écrivain rare, une (petite) exposition qui n’aurait dû être vue que par des initiés. Elle a eu beaucoup de mal à se faire cette réflexion tant elle lui paraissait élitiste… Pour elle, quoi qu’il en soit, Bacon est un génie absolu qui n’a peint qu’une seule œuvre qu’il a répétée à l’infini. Mais il la dérange comme s’il avait trouvé les mots justes pour l’émouvoir.

Son grand-père a continué sur un autre mode.
« La foule a tué l’art. Jadis, cinquante personnes contemplaient La Joconde et maintenant elles sont des millions. Voire plus.
- C’est la démocratisation. Tu n’es pas contre ?
- Comment être contre ? Mais comment ne pas réfléchir à ce que cela signifie ?
- Pour l’empêcher ?
- Il est trop tard. On ne reviendra pas en arrière. »

Elle contemple ses dreadlocks qui n’ont cessé de faire hurler ses parents au fur et à mesure qu’ils grandissaient. A Versailles, cela ne se fait pas. Elle se met à la fenêtre de sa chambre, au troisième étage de l’immense maison en meulière qui appartient à la famille depuis 1931 et regarde la rue déserte qui est le plus souvent tout autant déserte quand il n’y a pas de confinement. Elle entend sur France-Culture une émission consacrée à un tableau et elle comprend soudain qu’il s’agit du Massacre des innocents de Nicolas Poussin.Et elle se met à pleurer à chaudes larmes. Ce tableau illustre une scène des Évangiles, une tuerie, celle des enfants de moins de deux ans décidée par Hérode pour empêcher la naissance de Jésus. Et si elle pleure c’est pour ceci : son grand-père vient de mourir du coronavirus, au tout début de l’épidémie, la veille des élections municipales, et le dernier musée qu’elle a visité, celui de Chantilly, c’était avec lui, il y a environ six mois. Il lui avait raconté, avec son érudition bienveillante, l’histoire de ce tableau, sa place dans l’histoire de l’art, ses relations avec Bacon et Picasso. Et l’enfant qui va être tué par un soldat d’Hérode sous les yeux horrifiés de sa mère.
(Versailles, le dimanche 12 avril 2020)

Francis Bacon Portrait of Michel Leiris (1966)


samedi 11 avril 2020

COINCIDENCES

 
Victor Dunemare dîne environ une fois par mois au Grand Véfour, le célèbre restaurant du Palais Royal. Il arrive que l’intervalle entre deux dîners soit plus important, cinq ou six semaines, mais jamais moins car il s’attache à respecter le contrat qu’il a passé avec son addictologue. Et rarement plus, il ne le supporterait pas.
Il est accompagné à chaque fois d’une femme qu’à l’ancienne on décrirait comme ravissante, toujours un peu plus jeune que lui, et la brigade exprime un avis unanime : ce sont toujours de belles femmes. Il est connu de tous mais la consigne absolue est de faire semblant de le découvrir et de le recevoir à chaque nouvelle visite comme s’il s’agissait de la première. La même table lui est toujours réservée, une table en coin, une banquette en L, sous de magnifiques miroirs entourés de dorures dix-huitième avec au-dessus d’eux le fameux plafond qui fait lever les yeux au ciel de tous les convives. Le couple peut ainsi être assis, ni côte à côte, ni face à face, leurs genoux peuvent se toucher si affinités et la vue sur la salle est magnifique. 
Il entre le premier, le maître d’hôtel s’approche de lui et avant même qu’il ne lui ait demandé comment il s’appelle le mensuel visiteur dit « Je crois que j’ai réservé au nom de Dunemare… - Mais certainement Monsieur, je vais vérifier, Dunemare comme cela se prononce ? - Bien entendu, comme une dune et une mare accolée. » Sourires sous cape des employés présents qui ont déjà entendu la phrase un certain nombre de fois.
Ce soir-là, la ravissante dame est brune, les employés du Grand Véfour ont remarqué que Monsieur Dunemare, contrairement à toute logique criminelle, car inviter à dîner autant de femmes et avec autant de zèle pour des motifs que tout un chacun peut imaginer, n’est pas une conduite innocente qui relève d'un comportement commun, n’a pas de couleur préférée pour les cheveux de ses invitées. Les femmes sont volontiers blanches, parfois légèrement métissées, et habillées avec goût dans le style bourgeois hype mais non excentrique qui paraît toujours naturel à ceux qui n’ont pas réfléchi pour eux-mêmes à la façon d’y arriver. On ne sait pas si Monsieur Dunemare est marié, en tout cas il ne porte pas d’alliance, mais un sondage au Grand Véfour indiquerait qu’il est possible qu’il le soit. 
Tout le monde suit le même rituel de non-reconnaissance, le directeur, les employés tout comme Monsieur Dunemare, et personne n’aurait l’idée d’y déroger. C’est le jeu imposé par un bon client qui dicte ses règles.
Il laisse passer son invitée devant, observe les regards de la salle sur le couple qui se rend à sa table et se dit à chaque fois que le côté loufiat un peu trop insistant du maître d’hôtel devrait quand même inciter à un moment ou à un autre une de ses invitées à faire une réflexion. Mais aujourd’hui encore la dame brune ne dit rien.
« Vous êtes déjà venue ici ? » demande-t-il à son invitée alors que le maître d’hôtel les accompagne jusqu’ à leur table où un serveur les attend déjà. 
« Jamais, non. Et vous ? »
Le serveur, dont le seul défaut apparent, vient de ce qu’il est fumeur et qu’une légère odeur de tabac s’échappe de ses vêtements, savoure intérieurement.
« Je découvre. Comme vous, n’est-ce pas ? » 
Dunemare acquiesce.
Les employés du restaurant n’en perdent pas une miette au point que le maître d’hôtel commence à s’inquiéter pour la qualité du service des autres tables.
« Drôle d’idée, quand même, que de m’inviter dans un restaurant où vous n’êtes jamais allé…
- Je ne vous invite pas dans une gargote sombre, tout le monde connaît de réputation le Grand Véfour...
- J’avoue. Mais plutôt du temps de Raymond Oliver. 
- C’est vieux…
- Ma mère m’en a parlé.
- Ah. »
Le moment du choix, le moment crucial, est bientôt arrivé. C’est là que les Athéniens s’atteignent selon l’expérience de Dunemare… A table il est très difficile de cacher son milieu social, ses opinions ou sa façon d’être, Dunemare le pense vraiment. Mais est-ce possible également d’anticiper, en observant la façon dont la serviette est déployée, la fourchette tenue, le couteau utilisé ou le verre mis à la bouche, sur ce qui va se passer plus tard ? Dunemare n’a pas de religion, il n’anticipe pas, il enregistre, il savoure et il fantasme. 
« J’espère que vous ne donnerez pas à Madame une carte où les prix ne figurent pas, c’est d’un tel vieux jeu.
- Mais il y a longtemps que nous ne pratiquons plus ainsi, Monsieur. 
- Il est mieux que je sache combien je vais vous coûter, n’est-ce pas ? »
Cela n’était pas prévu. Dunemare se retient de lever les yeux au ciel en se rendant compte qu’il s’agit bien d’un accident de parcours. C’est bien la première fois qu’une de ses invitées se permet une réflexion de ce genre après qu’il a prononcé la phrase rituelle. Il a déjà entendu des « c’est bien la première fois » ou des « comme c’est bizarre », « c’est vrai qu’encore récemment… » mais la pique qui a suivi est étonnante. Cette femme a du caractère.
La dame brune regarde la carte avec beaucoup d’attention et lance un : « C’est classique et très cher. J’espère au moins que c’est bon. - Nous allons enfin le savoir. »
Le maître d’hôtel a du mal à garder son sérieux. Il se contient et il jette alternativement des regards à l’attention de Dunemare et de son invitée pour tenter de se calmer.
La dame brune commande sans trop hésiter, elle ne prend pas d’entrée, « je n’ai pas l’habitude de manger beaucoup, je me rattraperai pour le dessert » et choisit avec beaucoup d’autorité un pigeon Prince Rainier, alors que Dunemare, feignant l’indécision alors qu’il commande presque toujours la même chose finit par dire « ce sera donc les ris de veau » …
Pour le vin, Dunemare demande au sommelier de lui indiquer ce qu’il choisirait lui s’il avait à régler l’addition, c’est sa façon de procéder bien qu’il sache en lui-même que ce n’est pas très élégant. Le sommelier fait semblant de réfléchir, un sommelier ne réfléchit jamais, il sait toujours, avant même que le client n’ait parlé ce qu’il va lui proposer. S’il fallait être méchant Dunemare pourrait dire que le sommelier pense d’abord à la culbute, non, pas avec la dame brune, la culbute des prix, la différence entre le prix d’achat et celui de la carte, mais, étonnamment, il suggère un crozes hermitage 2009 Mathieu Barret non sans se permettre un commentaire abscons et convenu sur la qualité du vin et son adéquation avec les mets choisis. Il s’adresse à Dunemare et ne demande pas son avis à la dame brune, ce qui pourrait lui valoir le surnom distingué de malotru. Elle se contente, contrairement à toute logique, de commenter avec malice : « Les prix sont indiqués sur la carte donnée aux femmes mais elles n’ont quand même pas le droit à la parole. » Le sommelier sourit en regardant ses pieds. Il aurait pu répliquer bêtement mais il aurait risqué un impair définitif.
Pourtant, ce que la brigade attend ce soir, c’est un accident de parcours, le lion mangeant le dompteur, quelque chose qui ferait que la supercherie se dévoilerait. Rien ne se passe. Les deux convives ont l’air heureux, se susurrent des mots doux, le genou droit de la dame brune touche le genou gauche de Dunemare (seuls eux le savent) et leurs mains se frôlent plusieurs fois pendant le repas. Et l’arrivée des desserts ne change rien à l’atmosphère de gaieté complice.
Le maître d’hôtel au sommelier : « Il va bien se passer quelque chose, non…  - Tu crois ? » 
Le personnel s’est toujours demandé où Dunemare emmenait les femmes avec qui il avait dîné. Dans un hôtel, dans une riche garçonnière, chez lui, personne n’a eu l’idée de chercher à le savoir et encore moins de le suivre après que le mensuel visiteur a récupéré sa voiture. Les conversations vont bon train.
Et ainsi la soirée se poursuit-elle sous les regards de plus en plus déçus de la brigade. Le maître d’hôtel avait pourtant craint en début de la soirée que quelqu’un ne fasse une gaffe et que tout ce subtil équilibre ne se rompe. Il craignait encore plus qu’un brigadiste mal intentionné ne veuille que le pot aux roses ne se dévoile au décours d’une circonstance volontaire. Pour voir. Eh bien non, ses craintes ne sont pas justifiées. Le sommelier pense différemment : il souhaite pour le fun que quelque chose se passe : tout à l’heure la dame brune l’a vexé. 
Dunemare se lève pour aller se laver les mains, ce qui, selon le code non écrit de la bonne société, ne signifie pas que le déclarant va soulager sa vessie, ce qui pourrait arriver, mais qu’il va régler discrètement l’addition… Et quand il arrive à l’endroit ad hoc la caissière du Grand Véfour l’accueille avec un sourire éclatant.
 « Vous pouvez me préparer l’addition ?
- Je crains que cela ne soit pas possible.
- Comment cela ?
- La dame qui vous accompagne a demandé expressément que ce soit elle qui paye. Je suis désolée. »
L’expression du visage de Dunemare est étonnante : il rit. « C’est le monde à l’envers. »
Et la caissière qui garde son calme : « Vous ne pouvez pas savoir à quel point.
- Vous avez autre chose à me dire ?
- Non, je le crains. »
Il hésite. Cela se voit. Il revient vers la table où la dame brune est assise. Un des serveurs est à proximité d’écoute.
« Je vous remercie.
- Et de quoi ?
- Eh bien, de m’avoir invité.
- Vous êtes vieux jeu.
- Comment ? 
- Était-il écrit que vous deviez payer ?
- On aurait pu partager…
- A aucun moment vous n’y avez pensé. Je me trompe ?
- Vous ne vous trompez pas.
- Alors, reconnaissez que vous êtes vieux jeu.
- Sans doute. »
Dunemare est pensif. Il a des doutes. Mais il ne sait pas sur quoi.
« Nous y allons ?
- Volontiers. »
Quand la dame brune est allée aux toilettes tout à l’heure en demandant à la caissière du Grand Véfour de lui réserver l’addition, elle l’a interrogée : « Tout se passe bien ? - Parfaitement bien. - Il ne se doute de rien. »

La brigade du Grand Véfour ne ne revit plus jamais Dunemare et la dame brune. Ils avaient sans doute décidé d’éviter le lieu pour ne pas risquer que leurs vies antérieures ne soient révélées. Les employés ne surent jamais si Dunemare ou la dame brune, Madame Jade Genesio, avaient découvert que l’un et l’autre, sans s’être jamais rencontrés, fréquentaient assidument Le Grand Véfour, y dînaient à chaque fois avec des partenaires différents et avaient ce soir-là trouvé leur double.

jeudi 2 avril 2020

TROMPERIE


Leïla El Sadji se rappelle très bien avec qui elle a trompé son mari pour la première fois. Mais elle ne se rappelle pas avec qui elle l’a fait la fois suivante. Comme on dit : Il n’y a que le premier pas qui compte. Elle est mariée, elle a deux enfants, elle n’a pas de problèmes de couple, elle aime son mari, elle adore ses enfants, il y a parfois des conflits mais ils se règlent généralement dans une discussion commune qui passe beaucoup par une réflexion profonde sur ce qu’est une famille.
Avoir des aventures, tromper son mari, écorner le contrat de mariage, tout cela, quelle que soit la façon de l’appeler est facilité par le fait que Leïla El Sadji est une commerciale itinérante. Elle vend dans toute la France du matériel de chantier. Il semblerait qu’elle soit presque une des seules femmes à le faire, elle est connue partout et ses employeurs savent que c’est une redoutable vendeuse et ses clients une professionnelle remarquablement compétente. Elle travaille une semaine sur deux en région et l’autre semaine au siège de Montrouge où elle est aussi appréciée pour ses talents d’organisatrice et de meneuse d’hommes. Car aucune autre femme n’exerce sa profession dans l’entreprise.
Le métier a changé depuis qu’il existe des ordinateurs portables. Tout le monde sait qu’elle pourrait s’en passer tant sa mémoire est phénoménale. Mais en bon petit soldat de la modernité elle fait semblant d’en avoir besoin, elle fait des recherches, elle facture, elle envoie des bilans quotidiens, et tout le monde est content. Elle impressionne ses clients qui se demandent comment elle fait pour en savoir autant, pour connaître le moindre détail, la moindre modification avant même que d’avoir ouvert ses dossiers électroniques.
Et ainsi, une semaine sur deux, ou presque, elle a une mini liaison. Les hommes qui se lient avec elle pensent qu’ils l’ont choisie alors que c’est exactement le contraire : c’est elle qui les choisit. Elle a décidé une fois pour toutes que ses aventures ne seraient pas musulmanes, elle veut des « Français », des blonds, éventuellement des châtains, des bruns à peau claire, elle recherche l’exotisme. Cela peut paraître idiot de parler de dépaysement quand, comme Leïla El Sadji on est née en France, de parents arabo-berbères qui ne se sont jamais posé de questions sur leur appartenance, et qu’elle ne va jamais au bled, sinon au bled de son mari, en Tunisie, où elle s’ennuie un peu dans cette ambiance pesante où on l’observe sous toutes les coutures pour savoir si elle est une bonne épouse et une bonne mère de famille, mais où les enfants adorent aller à la plage et partager leurs jeux avec leurs cousins.
Bref, Leïla El Sadji vit sa vie sans se poser trop de questions morales sur la tromperie, l’infidélité ou le vagabondage sexuel. Personne ne l’interroge sur le sujet car personne ne sait ce qu’elle fait dans son entourage propre, pas même sa meilleure amie, elle lui ment sur ce qu’elle pense du mariage, sur ce qu’elle pense des femmes qui trompent leurs maris, sur tout. Et il faut ajouter une contradiction essentielle : elle entendrait une de ses amies, sa meilleure amie, lui raconter des histoires pareilles qu’elle en serait ébahie et critique.
Ce qui est plus extraordinaire encore, c’est que personne, dans la société où elle travaille ne se doute de quelque chose. Elle est discrète, prudente, comme une serial lover qui aurait imaginé un modus operandi lui permettant d’échapper à la fois à la police des mœurs, synonyme de stigmatisation, et à la peine capitale, se faire découvrir par son mari.
Ce modus operandi a deux objectifs : échapper à la découverte et éprouver du plaisir. Les deux objectifs sont objectivement liés. Mais Leïla El Sadji n’en fait pas une obsession. L’occasion crée le larron. Disons qu’elle ne se dit pas en partant en déplacement, « Tiens, je vais assouvir ma passion et… » Qu’en dirait un profileur ? Faut-il en convoquer un ? 
Pour des raisons étonnantes ou plutôt difficilement compréhensibles, elle ne se pose pas de questions existentielles. Jamais, alors qu’elle est dans une chambre d’hôtel inconnue, un deux étoiles le plus souvent, c’est ce à quoi elle a droit pour ses notes de frais, elle ne pense pas qu’elle fait mal, qu’elle trahit la confiance de son mari, elle pense encore moins à ses enfants elle fait l’amour, elle baise, elle a des relations sexuelles, elle s’amuse, et c’est sympa.
Elle s’est bien entendu posée de nombreuses questions sur sa façon de se comporter : qu’est-ce que cela cache ? Elle en a conclu : rien. Pourquoi le fait-elle ? Pourquoi, avant de faire l’amour, en faisant l’amour, après l’amour, ne ressent-elle rien qui pourrait ressembler à du remords ? Concernant son mari : la trompe-t-elle, l’a-t-il déjà fait une fois, plusieurs fois ? Est-ce une forme de déni de sa part de ne pas s’interroger ou une façon de ne pas s’interroger sur elle-même ? Chacun aura sa réponse selon son propre point de vue, son degré d’implication, en fait si la personne trompe ou non sa femme, son mari, son copain, sa copine.... Le sujet ne l’intéresse pas. Elle vit sa vie.
Vivre sa vie est un concept très à la mode. Il a toujours existé. Jadis, il signifiait être à part, rebelle, différent des autres, il veut dire désormais exprimer son moi profond, ses choix fondamentaux qu’il faut respecter par principe. Mais Leïla El Sadji ne peut en parler à personne et n’en a pas envie. Qui comprendrait ?
L’Institut du monde arabe est un musée magnifique. Contrairement à tous ses principes, celui de ne pas avoir d’activités extra conjugales quand elle n’est pas en déplacement en province, elle visite le musée avec un homme qu’elle a connu en Île-de-France et avec qui elle a consommé une quinzaine de jours auparavant. Encore une entorse au règlement. Ils ont fait l’amour dans un hôtel Ibis éloigné de Montrouge. Elle a apprécié comme elle apprécie toujours quand un homme la respecte, ne lui impose rien et la laisse s’exprimer. Qu’il soit arabe et musulman l’a encore éloignée de ses habitudes. Et il ne s’est rien passé de plus ou de moins sauf que c’était de l’exotisme à l’envers. Elle n’avait jamais trompé son mari avec un arabe et un musulman et elle est excitée par le fait qu’elle rompt avec ses habitudes.
Ils entrent dans le grand hall monumental, ils paient chacun leur place, et ils décident de monter par le grand escalier à claire-voie. Et brutalement Leïla El Sadji n’est pas à l’aise, elle regarde alentours craignant que quelqu’un ne la reconnaisse ou ne les observe, lui et elle, elle se sent mal, dans la première salle elle ne sait pas si elle doit regarder son compagnon de visite, si elle doit être près de lui, si elle doit lui parler, si elle doit commenter. Ils ne se connaissent pas assez pour se douter des goûts de l’autre, pour se rendre compte de leur niveau de culture. Ils devraient avoir ensemble un sujet commun de discussion, la fierté devant ces collections qui les ramènent artificiellement vers leurs origines. Elle a l’image de son mari devant les yeux. Elle regarde une statue découverte dans la plaine de la Bekaa et elle entend son mari lui faire un cours sur l’origine supposée de cette statue… 
Elle se sent mal, Elle repère des toilettes, elle y entre et se met à vomir de façon désagréable. Elle ressort sans mot dire, un peu pâle, et continue la visite avec de plus en plus de gêne. Il semble remarquer quelque chose : « Tu ne te sens pas bien ? - Juste un peu barbouillée. » Mais il n’insiste pas. Puis, la visite terminée, ils ne se sont pas touchés une seule fois, ils s’embrassent sur les joues pour se dire au revoir, des sourires, des remerciements, elle retourne au travail. Ils ne se reverront jamais.
Elle a un peu de mal à s’y remettre mais, bien vite, l’ambiance, l’habitude, elle appelle ses clients comme si de rien n’était. Juste un petit malaise sans lendemain.
Elle essaie de comprendre et ne cesse d’y réfléchir les jours qui viennent. A qui en parler, surtout ? Elle savait que changer sa façon de faire ne pouvait être que dangereux mais elle n’avait pas identifié le bon danger. Ce changement de modus operandi la renvoie non pas au tribunal moral de la société mais à son propre tribunal moral : quel est son point de vue sur l’infidélité ? Aucune de ses amies, aucun de ses collègues n’est assez proche d’elle pour qu’elle puisse aborder le sujet. Elle est une donneuse de leçons, une femme de principes, une femme droite, une femme musulmane, une mère de famille exemplaire, comment pourrait-elle décevoir tout le monde en se confiant ?
Elle en conclut, toute seule, avec ses propres ressources, aurait-il fallu qu’elle consulte un psychologue, qu’elle pensait tromper son mari sexuellement et n’en éprouver aucun problème moral et qu’aller au musée avec un autre homme la ramène à ce qu’elle voulait se cacher : tromper son mari lui importe quand même et il semble que cela ne soit pas sexuel. 
Il faut qu’elle en ait le cœur net.
Elle propose à son mari d’aller visiter l’Institut du monde arabe, ce qu’ils n’ont jamais fait ensemble. Il accepte volontiers. La visite des collections permanentes est un immense plaisir et elle comprend encore une fois ce qui la rattache à lui, une profonde intimité. A un moment, il est pâle, il se rend aux toilettes où il vomit de façon désagréable. 
« Tu ne te sens pas bien ?
- Juste un peu barbouillé. »

(Versailles, le 26 novembre 2019)

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