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mercredi 20 juillet 2022

PASTICHE PROUSTIEN

 J'ai participé à un concours de pastiches proustiens organisé par les Amis de Marcel Proust et je n'ai pas été retenu. Il fallait utiliser la phrase "Mort à jamais ? Qui peut le dire ?"

Voici le texte.


Mort à jamais ? Qui peut le dire ? Le narrateur ou le romancier ?


Le salon de Madame de Cambremer bruissait quand j’y pénétrais en cette belle fin d’après-midi d’été où régnait cette lumière si originale qu’on ne peut retrouver que dans certains tableaux de Poussin au Louvre comme à Chantilly. Je sentis immédiatement que quelque chose se passait et que j’étais l’objet de l’attention de tous, ce qui ne pouvait manquer de me mettre mal à l’aise, comme si je n’étais pas le bienvenu ou qu’au contraire je n’étais que trop attendu. Je savais déjà de quoi il s’agissait mais ma surprise vint de ce que je ne pensais pas que cela pût survenir aussi vite. J’avais à peine eu le temps de publier à compte d’auteur le premier volume de mon roman A la recherche du temps perdu après que deux éditeurs l’avaient refusé, et je m’étonnais que l’on pût en parler déjà alors que je ne l’avais qu’à peine fait porter. Je craignais un scandale, j’étais partagé entre le désir de plaire que les refus des éditeurs avaient déjà entamé et le risque que mes relations mondaines ne se reconnaissent dans mes personnages de roman au point qu’ils ne veuillent plus me fréquenter dans les salons ou ailleurs. C’est pourquoi j’avais pris soin, et pas seulement pour les raisons que je viens d’évoquer mais surtout par choix esthétique, comme deux artistes assis côte à côte en face d’un paysage peignent au même moment deux œuvres si différentes qu’on pourrait dire qu’elles ne se ressemblent pas mais où pourtant le sujet est la Seine à Rouen, un pont l’enjambant et la cathédrale apparaissant au loin dans le soleil couchant, de prendre mes précautions et d’affirmer mon style, mes ambitions littéraires n’étant pas de plagier le journal des Goncourt, afin que mes personnages soient un tel mélange de caractères, de traits, de façons de parler, de gestes, de comportements, empruntés à tant de personnes que j’avais fréquentées ou non, de personnes que j’avais à peine aperçues, de personnes dont on m’avait parlé en bien comme en mal, de personnes vraies ou sorties de mon imagination, qu’aucune de mes fréquentations ne pût les reconnaître et s’y reconnaître au point même qu’il m’arrivait de m’y perdre et que je dusse revenir parfois sur ce que j’avais écrit parce que mes propres héros, je finissais, en raison des nombreux détails picorés ici ou là, par ne plus les reconnaître. Cette prudence était sans doute une forme de lâcheté dans mon entreprise de romancer ma vie ou de la rendre réelle car ces hommes et ces femmes que j’avais eu tant de mal à fréquenter étaient devenus une de mes raisons de vivre mais aussi le matériau de ma vie d’écrivain et je ne souhaitais rien moins que de les conserver. Le personnage de Madame de C n’était pas la copie parfaite de la Madame de Cambremer que je connaissais, elle était un assemblage comme la réelle Madame de Cambremer m’avait servi en la découpant en morceaux à composer le patchwork de la duchesse de G, du baron de Ch, d’Odette de C ou de Charles S. Les personnes réelles qui m’inspiraient étaient d’ailleurs si bien transformées dans le roman qu’il m’arrivait de mélanger la vraie Madame de Cambremer comme la fausse Madame de C avec la vraie et la fausse Madame Verdurin ou avec le vrai et le faux Morel comme lorsque l’on se réveille au lendemain d’une nuit peuplée de rêves et que l’on ne sait plus où finit le songe et où commence la réalité. Je sentais donc que les regards se tournaient vers moi et qu’en même temps, ils m’évitaient : la situation devenait gênante car si tout le monde ressentait le malaise personne n’avait envie de le dissiper.

J’aperçus Bergotte dans un coin de la pièce. Il me fit un signe discret du bout des doigts que je pris pour un encouragement car ce furtif mouvement émanant d’un être si timide avait la même signification pour moi que si Robert de Saint-Loup, dont chacun connaît l’exubérance des sentiments, avait lancé ses bras en l’air en poussant un cri perçant au travers de la pièce. Madame de Cambremer fondit sur moi. « On fait le cachottier ? Je ne savais pas que je recevais dans mon salon, outre Bergotte et Anatole France, un nouveau romancier cherchant à percer. » Je baissais les yeux ne sachant pas à quel moment surviendrait l’attaque, ni quelle partie de ma sensibilité elle atteindrait. Bergotte s’était rapproché, s’attendant à ce que je succombe à une violente agression, mais il n’en fut rien. « Vous m’avez lu ? osais-je demander avec naïveté.  -- Mais bien sûr que non ! Comment aurais-je pu vous lire puisque vous ne m’avez même pas fait porter un exemplaire de votre roman ? » Je regardais Bergotte, quémandant un regard qui n’arriva pas malgré la grande complaisance qu’il me portait, tout en implorant son pardon car à lui non plus je n’avais pas fait porter le livre, puis me tournait vaillamment vers Madame de Cambremer qui était connue pour son grand souci des arts qu’elle affichait à toute occasion afin que l’on n’oublie jamais sa détestation de Chopin, son goût immodéré pour Monet et Elstir et son wagnérisme militant, et lui dis « Je n’ai pas commencé la distribution… - Quel menteur ! » Elle avait dit cela très haut pour que tout le monde l’entende, « Il faut bien que je l’aie appris de quelqu’un… »

     « Qui l’a lu ? » demanda l’obscur avocat dont l’auteur préféré était Paul Bourget qu’il portait aux nues à l’égal de Rousseau ou de Montaigne de même qu’il clamait, en pensant que son absence de goût serait effacée par la détermination de ses convictions, que Le Sidaner était bien supérieur à Elstir. Madame de Cambremer se tourna vers lui, embarrassée par son mensonge initial : elle avait dit ne pas avoir lu mon roman pour pouvoir me reprocher de ne pas lui en avoir fait porter un exemplaire mais elle ne pouvait plus dire ce qu’elle avait sur le cœur car elle aurait montré à tous qu’elle avait menti. Elle avait pourtant des ressources pour se sortir de tous les mauvais pas de la vie mondaine, rien n’aurait pu l’empêcher d’avoir raison. « On m’a dit même qu’un de vos personnages me ressemblerait et que cette ressemblance ne serait pas flatteuse, voire un peu choquante… » Elle se mit à parler des personnages que j’avais créées avec une assurance telle que je me demandais si ce n’était pas elle qui avait écrit et si elle n’avait pas oublié que la minute précédente elle avait affirmé haut et fort qu’elle n’avait rien lu. Elle ne dit pas un mot sur le style, elle aurait pu critiquer comme je l’entendis plus tard venant d’autres bouches « les phrases sont un peu longuettes » ou « on s’y perd » car seul le portrait chinois l’intéressait : elle voulait absolument mettre des noms sur les personnages et elle semblait y arriver mieux que moi bien qu’elle se trompât avec un zèle amusant. Je repensais, pendant qu’elle parlait, à une conversation que j’avais eue un jour avec Bergotte, sur les allers et retours entre la vie réelle et la vie romancée, lui qui craignait tant de se fâcher avec ses proches qui auraient pu se reconnaître dans ses personnages, surtout en raison de leurs défauts. A l’inverse, il prétendait qu’il fallait beaucoup de temps à quelqu’un pour qu’il se rende compte qu’en lui disant des choses agréables il s’agissait de flatterie ou, comme l’aurait dit Charlus, d’un intéressé « cirage de pompes », mais qu’il était encore plus difficile de comprendre que les défauts des autres qui nous sautaient au visage, on avait beaucoup plus de mal à se les attribuer. Plus Madame de Cambremer parlait dans un état d’excitation et d’emportement qui reflétait sans doute la façon qu’elle avait eue de me lire et plus je comprenais que sa réception du roman était pour moi à la fois un calvaire parce qu’elle n’avait pas compris mes intentions et une récompense parce que j’avais réussi à la dérouter au-delà de ce que j’aurais pu imaginer. J’avais jadis émis devant Bergotte une hypothèse qui avait eu l’air de le terroriser au point qu’il avait cessé immédiatement de se caresser la barbiche : « Est-ce que vous avez envisagé, comme l’a suggéré Jorge Luis Borges, que les personnages de vos romans puissent lire vos livres ? » Madame de Cambremer était à la fois une personne réelle et un morceau de personnage de roman et s’était identifiée à tort à la duchesse de G, celle du roman, en regrettant les défauts qu’elle me reprochait de l’avoir affublée mais en s’attribuant les qualités dont je l’avais gratifiée alors que personne, la connaissant, n’eût imaginé qu’elle en possédât le centième. Ainsi, le personnage de la duchesse de G était le personnage rêvé de la vraie Madame de Cambremer alors que dans son salon elle ne cessait de dire du mal de la vraie duchesse de Guermantes avec une constance appuyée chaque fois que l’occasion s’en présentait. La découverte de cette méprise me saisit d’effroi car Borges avait non seulement compris que les personnages des romans étaient capables de lire ce que les autres disaient d’eux et apprendre ainsi que leur femme les trompait ou comment leur meilleur ami les avait trahis, mais, ayant un jour questionné un romancier par un « Mort à jamais ? Qui peut le dire ? », il avait aussi révélé que le narrateur, au lieu de mourir au moment du mot Fin, survivait à son créateur et que les jugements qu’il portait pouvaient se retourner contre le romancier en le rendant invisible à la postérité ou, au contraire, trop visible et immortel mais mal compris. 

     Il ne me restait plus qu’à corriger les coquilles Grasset de la première édition mais surtout à modifier ou à supprimer les passages où l’immortel narrateur aurait pu mettre en danger mon éventuelle gloire posthume.

 

UN COUPLE SILENCIEUX

      Le couple Bertrand a l’habitude d’aller au restaurant « Aux amis » une fois par semaine. Toujours le même jour, le vendredi midi. Ils ...