A cette époque il était difficile de créer une clientèle de médecin généraliste tant la concurrence était forte entre praticiens. La meilleure façon d’y arriver pour ne pas végéter et pour pouvoir rapidement boucler ses fins de mois était d’acheter cher celle d’un confrère qui prenait sa retraite ou de s’associer avec un confrère débordé qui vendait cher un droit à l’association. Les temps étaient durs. Comme le docteur Alain Grivois n’avait pas le choix, il ne disposait ni d’une fortune personnelle ni de parents pouvant se porter garants pour un emprunt bancaire, il avait décidé de créer un cabinet dans une zone où les autres médecins craquaient sous le travail. Bien qu’il sût que nul n’était prophète en son pays il avait choisi un gros bourg de la campagne normande (seize mille habitants) à quelques cinquante kilomètres de son propre village. Heureusement pour lui sa femme était salariée et les deux premières années d’installation elle subvint, comme on dit, aux besoins du ménage.
Un des rituels de cette période éloignée était, lors de l’installation, de se présenter aux confrères installés, généralistes comme spécialistes, aux pharmaciens, aux infirmières, aux kinésithérapeutes. Le docteur Grivois trouva cette activité déprimante et d’une hypocrisie extrême de la part de ses vrais confrères, les généralistes. De grands sourires et des sous-entendus : « Nous sommes débordés mais nous n’avons pas besoin de toi. Casse-toi, connard. »
Il existait aussi des techniques pour appâter le client et la première qu’il suivit fut celle-ci : un certain nombre de copains et de copines faisaient le voyage de Mézouches pour remplir sa salle d’attente. Les habitants du bourg voyaient débarquer des personnes inconnues. Cela faisait bizarre de voir des étrangers faire la queue chez lui mais le commérage retint que ce devait être un bon médecin et les commentaires les plus fréquents pouvaient se résumer à : « Y doit ben avoir quèque chose chez le jeune toubi passe qu’y a des étrangers qui viennent le voir… » Cela attirait le chaland mais cela ne suffisait pas. Il s’arrachait les cheveux. Les gardes de nuit lui permettaient de survivre et de mieux connaître la campagne profonde. A cette époque, celle où clientèle ne se disait pas encore patientèle, où les cabinets médicaux n’étaient pas encore informatisés, les visites de nuit dans le haut pays normand se faisaient sans téléphone portable, sans GPS, avec des cartes froissées étalées sur le siège passager et des arrêts dans de rares cabines téléphoniques pour appeler la personne (la femme le plus souvent) qui recevait les appels et les transmettait. Au bout d’un an dix patients par jour en moyenne fréquentaient son cabinet : il y avait les curieuses et les curieux, les déçus et les déçues des autres patientèles, ceux ou celles qui pensaient qu’un jeune médecin devait en savoir plus qu’un plus âgé et ceux et celles qui n’avaient pas envie d’attendre. Alors que les cabinets environnants tournaient presque au triple de son affluence quotidienne, il commençait à se poser des questions : était-ce dû à sa coupe de cheveux, à sa grande taille ou au fait qu’il lui arrivait d’être trop direct avec ses malades ? Ou parce qu’il était un enfant du pays, ou presque ?
Sa femme ne cessait de le rassurer : « Tu ne devrais pas t’inquiéter, le phénomène est connu. Et d’ailleurs tes débuts ne sont pas si catastrophiques que cela, il y a eu pire, ce qui ne change pas c’est que tes confrères ont été égaux à eux-mêmes dans la scélératesse, ils ont été mauvais, méchants, diffamants, incapables de céder un seul patient, faisant des gardes non pour aider leurs patients mais pour préserver leurs revenus alors qu’ils sont déjà débordés, avec des journées à rallonges, des courtes périodes de vacances, et cetera. Nous allons nous en sortir. Crois-moi. »
Grivois était quand même désespéré : il n’était pas préparé à cela. Que pouvait-il bien faire de plus ? Une carte de fidélité, des arrêts de travail plus longs, prescrire plus d’antibiotiques, taper sur le cul des vaches… Et s’il retournait à la messe ? Séduire ses patientes ?
Les jours passaient, l’augmentation du nombre des malades se faisait attendre, il se mit à faire des épidurales, à infiltrer tout ce qui passait près de lui, les coudes, les genoux, les canaux carpiens, les doigts, il pensa même, contrairement à toute logique, se mettre à pratiquer la mésothérapie, il n’y avait personne dans le coin à le faire, il trouverait bien le moyen d’intéresser les douloureux chroniques, les personnes, surtout les femmes, voulant perdre de la graisse et du tour de taille, de la cellulite, il se posait vraiment des questions. Eh bien, il finit par céder. Il se mit aux petites piqûres magiques.
Et comme par magie les rendez-vous ont commencé à être plus nombreux. Et pas seulement pour la mésothérapie. On aurait même dit que les gens affluaient. Qu’avait-il bien pu se passer ? C’étaient surtout des patientes qu’il n’avait jamais vues qui venaient s’agglutiner dans la salle d’attente qui, parfois, paraissait exiguë. Il avait une petite idée derrière la tête parce qu’il avait oublié qu’il était à la campagne, lui qui avait vécu si longtemps à Paris, fait ses premiers remplacements en banlieue, était-ce la petite aventure qu’il avait consommée avec la femme du pharmacien, une jolie blonde plus âgée que lui, qui aurait pu être connue ? Il ne l’espérait pas parce que, si on le savait, sa femme devait aussi le savoir, elle qui fréquentait les boutiques et les supermarchés du canton, et elle n’avait rien dit, ce qui était encore plus inquiétant. A moins, bien entendu, que, comme d’habitude, la première impliquée soit la dernière informée. Il cherchait, il cherchait, et ne trouvait pas. Son génie diagnostique aurait-il enfin été reconnu ? La population du bourg se serait-elle enfin rendu compte que ses confrères étaient nuls, ce qui était malheureusement le cas selon son humble avis et les nombreuses ordonnances qu’il avait vues défiler devant ses yeux, et que lui seul représentait l’avenir de la médecine générale ?
Il finit par interroger sa femme.
« Enfin !
- Comment ça, enfin ?
- Ben, tu me demandes enfin pourquoi tu travailles plus !
- Parce que, toi, tu sais pourquoi ? »
Grivois commença à avoir peur mais le ton de sa femme n’était pas celui qu’elle aurait pris si elle avait eu vent de son aventure avec la pharmacienne en dehors du comptoir…
Elle sourit.
« Les hommes, les hommes… »
Cassandre a toujours pensé que les hommes, toutes choses égales par ailleurs, sont toujours moins malins que les femmes lorsqu’il faut gérer les situations complexes de l’existence et encore moins quand il s’agit de situations où il est nécessaire d’être fin. Il le sait mais cela lui a toujours fait hausser les épaules.
« Alors ?
- Eh bien, j’ai laissé entendre que tu avais une aventure avec Madame Rongier, la pharmacienne de la place de la poste… »
Grivois éclata de rire mais son rire lui paraissait tellement faux qu’il craignait vraiment que sa femme ne s’en rende compte. A moins que cela ne soit un piège ou du second degré pour qu’il se découvre…
« Et tu crois que ça suffit pour faire venir les patients ?
- Les femmes sont tellement curieuses et bavardes… »
(Versailles, le 18 décembre 2019)
Illustration : Honoré Daumier - Crispin et Scapin
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