jeudi 2 avril 2020

TROMPERIE


Leïla El Sadji se rappelle très bien avec qui elle a trompé son mari pour la première fois. Mais elle ne se rappelle pas avec qui elle l’a fait la fois suivante. Comme on dit : Il n’y a que le premier pas qui compte. Elle est mariée, elle a deux enfants, elle n’a pas de problèmes de couple, elle aime son mari, elle adore ses enfants, il y a parfois des conflits mais ils se règlent généralement dans une discussion commune qui passe beaucoup par une réflexion profonde sur ce qu’est une famille.
Avoir des aventures, tromper son mari, écorner le contrat de mariage, tout cela, quelle que soit la façon de l’appeler est facilité par le fait que Leïla El Sadji est une commerciale itinérante. Elle vend dans toute la France du matériel de chantier. Il semblerait qu’elle soit presque une des seules femmes à le faire, elle est connue partout et ses employeurs savent que c’est une redoutable vendeuse et ses clients une professionnelle remarquablement compétente. Elle travaille une semaine sur deux en région et l’autre semaine au siège de Montrouge où elle est aussi appréciée pour ses talents d’organisatrice et de meneuse d’hommes. Car aucune autre femme n’exerce sa profession dans l’entreprise.
Le métier a changé depuis qu’il existe des ordinateurs portables. Tout le monde sait qu’elle pourrait s’en passer tant sa mémoire est phénoménale. Mais en bon petit soldat de la modernité elle fait semblant d’en avoir besoin, elle fait des recherches, elle facture, elle envoie des bilans quotidiens, et tout le monde est content. Elle impressionne ses clients qui se demandent comment elle fait pour en savoir autant, pour connaître le moindre détail, la moindre modification avant même que d’avoir ouvert ses dossiers électroniques.
Et ainsi, une semaine sur deux, ou presque, elle a une mini liaison. Les hommes qui se lient avec elle pensent qu’ils l’ont choisie alors que c’est exactement le contraire : c’est elle qui les choisit. Elle a décidé une fois pour toutes que ses aventures ne seraient pas musulmanes, elle veut des « Français », des blonds, éventuellement des châtains, des bruns à peau claire, elle recherche l’exotisme. Cela peut paraître idiot de parler de dépaysement quand, comme Leïla El Sadji on est née en France, de parents arabo-berbères qui ne se sont jamais posé de questions sur leur appartenance, et qu’elle ne va jamais au bled, sinon au bled de son mari, en Tunisie, où elle s’ennuie un peu dans cette ambiance pesante où on l’observe sous toutes les coutures pour savoir si elle est une bonne épouse et une bonne mère de famille, mais où les enfants adorent aller à la plage et partager leurs jeux avec leurs cousins.
Bref, Leïla El Sadji vit sa vie sans se poser trop de questions morales sur la tromperie, l’infidélité ou le vagabondage sexuel. Personne ne l’interroge sur le sujet car personne ne sait ce qu’elle fait dans son entourage propre, pas même sa meilleure amie, elle lui ment sur ce qu’elle pense du mariage, sur ce qu’elle pense des femmes qui trompent leurs maris, sur tout. Et il faut ajouter une contradiction essentielle : elle entendrait une de ses amies, sa meilleure amie, lui raconter des histoires pareilles qu’elle en serait ébahie et critique.
Ce qui est plus extraordinaire encore, c’est que personne, dans la société où elle travaille ne se doute de quelque chose. Elle est discrète, prudente, comme une serial lover qui aurait imaginé un modus operandi lui permettant d’échapper à la fois à la police des mœurs, synonyme de stigmatisation, et à la peine capitale, se faire découvrir par son mari.
Ce modus operandi a deux objectifs : échapper à la découverte et éprouver du plaisir. Les deux objectifs sont objectivement liés. Mais Leïla El Sadji n’en fait pas une obsession. L’occasion crée le larron. Disons qu’elle ne se dit pas en partant en déplacement, « Tiens, je vais assouvir ma passion et… » Qu’en dirait un profileur ? Faut-il en convoquer un ? 
Pour des raisons étonnantes ou plutôt difficilement compréhensibles, elle ne se pose pas de questions existentielles. Jamais, alors qu’elle est dans une chambre d’hôtel inconnue, un deux étoiles le plus souvent, c’est ce à quoi elle a droit pour ses notes de frais, elle ne pense pas qu’elle fait mal, qu’elle trahit la confiance de son mari, elle pense encore moins à ses enfants elle fait l’amour, elle baise, elle a des relations sexuelles, elle s’amuse, et c’est sympa.
Elle s’est bien entendu posée de nombreuses questions sur sa façon de se comporter : qu’est-ce que cela cache ? Elle en a conclu : rien. Pourquoi le fait-elle ? Pourquoi, avant de faire l’amour, en faisant l’amour, après l’amour, ne ressent-elle rien qui pourrait ressembler à du remords ? Concernant son mari : la trompe-t-elle, l’a-t-il déjà fait une fois, plusieurs fois ? Est-ce une forme de déni de sa part de ne pas s’interroger ou une façon de ne pas s’interroger sur elle-même ? Chacun aura sa réponse selon son propre point de vue, son degré d’implication, en fait si la personne trompe ou non sa femme, son mari, son copain, sa copine.... Le sujet ne l’intéresse pas. Elle vit sa vie.
Vivre sa vie est un concept très à la mode. Il a toujours existé. Jadis, il signifiait être à part, rebelle, différent des autres, il veut dire désormais exprimer son moi profond, ses choix fondamentaux qu’il faut respecter par principe. Mais Leïla El Sadji ne peut en parler à personne et n’en a pas envie. Qui comprendrait ?
L’Institut du monde arabe est un musée magnifique. Contrairement à tous ses principes, celui de ne pas avoir d’activités extra conjugales quand elle n’est pas en déplacement en province, elle visite le musée avec un homme qu’elle a connu en Île-de-France et avec qui elle a consommé une quinzaine de jours auparavant. Encore une entorse au règlement. Ils ont fait l’amour dans un hôtel Ibis éloigné de Montrouge. Elle a apprécié comme elle apprécie toujours quand un homme la respecte, ne lui impose rien et la laisse s’exprimer. Qu’il soit arabe et musulman l’a encore éloignée de ses habitudes. Et il ne s’est rien passé de plus ou de moins sauf que c’était de l’exotisme à l’envers. Elle n’avait jamais trompé son mari avec un arabe et un musulman et elle est excitée par le fait qu’elle rompt avec ses habitudes.
Ils entrent dans le grand hall monumental, ils paient chacun leur place, et ils décident de monter par le grand escalier à claire-voie. Et brutalement Leïla El Sadji n’est pas à l’aise, elle regarde alentours craignant que quelqu’un ne la reconnaisse ou ne les observe, lui et elle, elle se sent mal, dans la première salle elle ne sait pas si elle doit regarder son compagnon de visite, si elle doit être près de lui, si elle doit lui parler, si elle doit commenter. Ils ne se connaissent pas assez pour se douter des goûts de l’autre, pour se rendre compte de leur niveau de culture. Ils devraient avoir ensemble un sujet commun de discussion, la fierté devant ces collections qui les ramènent artificiellement vers leurs origines. Elle a l’image de son mari devant les yeux. Elle regarde une statue découverte dans la plaine de la Bekaa et elle entend son mari lui faire un cours sur l’origine supposée de cette statue… 
Elle se sent mal, Elle repère des toilettes, elle y entre et se met à vomir de façon désagréable. Elle ressort sans mot dire, un peu pâle, et continue la visite avec de plus en plus de gêne. Il semble remarquer quelque chose : « Tu ne te sens pas bien ? - Juste un peu barbouillée. » Mais il n’insiste pas. Puis, la visite terminée, ils ne se sont pas touchés une seule fois, ils s’embrassent sur les joues pour se dire au revoir, des sourires, des remerciements, elle retourne au travail. Ils ne se reverront jamais.
Elle a un peu de mal à s’y remettre mais, bien vite, l’ambiance, l’habitude, elle appelle ses clients comme si de rien n’était. Juste un petit malaise sans lendemain.
Elle essaie de comprendre et ne cesse d’y réfléchir les jours qui viennent. A qui en parler, surtout ? Elle savait que changer sa façon de faire ne pouvait être que dangereux mais elle n’avait pas identifié le bon danger. Ce changement de modus operandi la renvoie non pas au tribunal moral de la société mais à son propre tribunal moral : quel est son point de vue sur l’infidélité ? Aucune de ses amies, aucun de ses collègues n’est assez proche d’elle pour qu’elle puisse aborder le sujet. Elle est une donneuse de leçons, une femme de principes, une femme droite, une femme musulmane, une mère de famille exemplaire, comment pourrait-elle décevoir tout le monde en se confiant ?
Elle en conclut, toute seule, avec ses propres ressources, aurait-il fallu qu’elle consulte un psychologue, qu’elle pensait tromper son mari sexuellement et n’en éprouver aucun problème moral et qu’aller au musée avec un autre homme la ramène à ce qu’elle voulait se cacher : tromper son mari lui importe quand même et il semble que cela ne soit pas sexuel. 
Il faut qu’elle en ait le cœur net.
Elle propose à son mari d’aller visiter l’Institut du monde arabe, ce qu’ils n’ont jamais fait ensemble. Il accepte volontiers. La visite des collections permanentes est un immense plaisir et elle comprend encore une fois ce qui la rattache à lui, une profonde intimité. A un moment, il est pâle, il se rend aux toilettes où il vomit de façon désagréable. 
« Tu ne te sens pas bien ?
- Juste un peu barbouillé. »

(Versailles, le 26 novembre 2019)

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