Le docteur Marie-Cécile Legrandin est assise, effondrée, dans un fauteuil de la salle de soins. Malgré son masque, sa visière, sa charlotte, sa sur blouse, ses sur chaussures, n’importe qui dans la pièce comprend qu’elle ne va pas bien.
« Un problème ?
- Oui, non, ça va aller… »
Elle reprend sa respiration.
L’ambiance de l’EHPAD est lourde. Un certain nombre de patientes et de patients sont touchés par le coronavirus et notamment dans l’unité fermée Alzheimer. Il est toujours possible de polémiquer, de dire qu’on aurait pu agir avant, mais cet établissement, et le docteur Legrandin en gère deux autres dans le département, a été un des premiers du département à instaurer de strictes mesures-barrières. Et malgré cela les infirmières, les aides-soignantes, les agentes hospitalières ont été atteintes au fur et à mesure par le coronavirus, mais peut-être un peu moins qu’ailleurs. Comme ces femmes sont jeunes, elles s’en remettent rapidement, huit jours d’arrêt de travail et on les renvoie au travail. « Un travail si bien payé et si bien valorisé » plaisante le docteur Legrandin.
La médecin coordonnateure de l’EHPAD à but lucratif des Prunus a subi de plein fouet la pandémie, non pas qu’elle ait attrapé le virus mais en raison du stress que cela a représenté pour elle. Il y a trois ans qu’elle a repris du service ici pour cesser de s’ennuyer chez elle. Elle s’est installée d’abord comme médecin généraliste libérale puis elle est devenue médecin du travail à plein temps puis à mi-temps puis de nouveau à plein temps, en fonction des nécessités de la prise en charge de ses enfants pendant que son mari, cadre très supérieur dans l’aéronautique, rentrait tard, partait à l’étranger et jouait avec beaucoup d’innocence au pater familias. Elle avait fini par penser que la médecine du travail ne servait pas à grand-chose et qu’elle avait fait le tour de la question. Bien avant qu’elle ait eu officiellement le poste elle a commencé à paniquer : elle redoutait d’avoir tout oublié de la clinique, d’avoir tout oublié des médicaments, de ne plus savoir prendre une décision, de ne plus reconnaître si c’était grave ou non, de quoi faire si c’était grave, et cetera. L’une de ses amies l’a accueillie dans son cabinet de médecine générale et elle a rapidement repris confiance. Les vertus du compagnonnage et la lecture assistée d’articles de base recommandés par son amie qui fait partie d’une société savante de médecine générale, l’ont remise en selle. Loin d’être plus sûre d’elle, elle a au contraire réalisé combien la médecine était un puits sans fond, une source personnelle d’ignorance, mais l’attrait de la nouveauté, prendre une revanche sur elle-même, voir de vrais patients, lui ont remonté le moral… Son amie Sadia Mekhloufi l’a pourtant avertie : « Je ne sais pas si c’est une bonne idée d’aller travailler en EHPAD, tu vas être confrontée à des personnes âgées, des personnes qui vont mourir, des personnes qui vont te rappeler que toi-même tu vieillis, que tes parents et tes beaux-parents vont bientôt entrer dans la zone de la fin de vie… » Marie-Cécile a été sonnée. « Tu as l’art de réconforter, toi… - Non, je t’informe. Mais je crois que tu vas t’en sortir comme une cheffe parce que tu es intelligente, consciencieuse, et pratique… - Merci. »
Sadia Mekhloufi n’oublie pas que sa collègue, avant de s’installer en médecine générale, avait passé un doctorat de science et qu’ensuite elle avait rencontré son mari. Sadia pense ceci du mari (et bien qu’elle soit en général d’une politesse exquise) : « C’est un gros con de macho. » Mais que dirait Marie-Cécile du mari de Sadia ?
La gentillesse du docteur Legrandin et son affabilité ont conquis le personnel avec lequel elle travaille. Au courant de ses insuffisances elle écoute tout le monde, glanant le maximum d’informations, appliquant ce qu’elle a compris et rejetant avec calme ce qu’elle trouve peu pertinent, mais elle s’est aussi rendu compte que la culture de l’hygiène avait été oubliée dans le cursus scolaire et professionnel de toutes ces personnes dédiées aux soins. Elle a encore du boulot si elle veut changer les choses et doit se fonder sur l’expérience des équipes en place pour ne pas les heurter. Les commentaires la concernant, et il a bien entendu été très difficile de tous les entendre, chaque personne raconte son histoire dans son coin et se cache quand les commentaires sont désagréables, les commentaires gentils étant plus difficiles à sortir que les vacheries, sont plutôt favorables. Elle est appréciée…
Effondrée sur sa chaise, elle se demande ce qu’elle doit faire, elle est partagée. Elle a vraiment envie de se taire. Quelqu’un va bien se rendre compte de quelque chose mais ce ne sera pas elle qui annoncera la nouvelle. Elle aura tout le temps ensuite de mettre son grain de sel.
Elle se pose surtout la question suivante : n’ai-je pas été contaminée ? Elle se sent parfaitement bien, elle ne tousse pas, elle n’a pas de fièvre, son nez ne coule même pas, elle a gardé le goût, l’odorat, elle n’a pas mal à la tête, elle n’a pas de douleurs dans la poitrine, pas de signes cutanés. Mais les signes neurologiques, cela fait partie du tableau : perte du jugement, hallucinations, mauvaise perception de la réalité ?
Il faut qu’elle y retourne. Seule ?
D’abord seule.
Elle fonce dans la chambre de Monsieur A qui est assis dans son fauteuil à oreillettes en train de feuilleter difficilement un magazine… Les restes de son hémiplégie de 1998…
« Rebonjour Monsieur A… Comment ça va ?
- Assez bien. Je me demandais ce que je faisais là…
- Comment ça ?
- Savez-vous où vous êtes ?
- Oui. Je suis à l’EHPAD des Prunus et j’aimerais faire une petite sortie dans le jardin.
- On est confinés à cause du coronavirus…
- Je sais. Mais il y a quelque chose que je ne comprends pas, qu’est-ce que je fous dans une unité Alzheimer ?
- Vous savez ça aussi ?
- Oui, vous me prenez pour un idiot ? Il doit y avoir une erreur…»
Marie-Cécile Legrandin lève les yeux au ciel. Elle est devant le premier cas d’un malade atteint de maladie d’Alzheimer évoluée qui guérit : le patient est dans cette unité depuis trois ans avec un score déficitaire grave et ne voilà-t-il pas qu’après avoir attrapé la covid-19, s’en être sorti à quatre-vingt-cinq ans, sans hydroxychloroquine, sans azithromycine, sans zinc, sans vitamine C, sans transfusion de plasma de malades infectés, sans molécule miracle, sans gourou, sans passage par Lourdes… il retrouve la mémoire et tient une conversation sensée, ce qu’il n’avait pas fait depuis bientôt cinq ans. Est-ce un effet inattendu du coronavirus ?
« Je crois que je vais avoir le prix Nobel… »
Elle se demande surtout quand elle va prévenir les autres de sa découverte extraordinaire…
(Versailles, le 19 avril 2020)
Illustration : EHPAD de Ploufragan 22440
Excellent !
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