Victor Dunemare dîne environ une fois par mois au Grand Véfour, le célèbre restaurant du Palais Royal. Il arrive que l’intervalle entre deux dîners soit plus important, cinq ou six semaines, mais jamais moins car il s’attache à respecter le contrat qu’il a passé avec son addictologue. Et rarement plus, il ne le supporterait pas.
Il est accompagné à chaque fois d’une femme qu’à l’ancienne on décrirait comme ravissante, toujours un peu plus jeune que lui, et la brigade exprime un avis unanime : ce sont toujours de belles femmes. Il est connu de tous mais la consigne absolue est de faire semblant de le découvrir et de le recevoir à chaque nouvelle visite comme s’il s’agissait de la première. La même table lui est toujours réservée, une table en coin, une banquette en L, sous de magnifiques miroirs entourés de dorures dix-huitième avec au-dessus d’eux le fameux plafond qui fait lever les yeux au ciel de tous les convives. Le couple peut ainsi être assis, ni côte à côte, ni face à face, leurs genoux peuvent se toucher si affinités et la vue sur la salle est magnifique.
Il entre le premier, le maître d’hôtel s’approche de lui et avant même qu’il ne lui ait demandé comment il s’appelle le mensuel visiteur dit « Je crois que j’ai réservé au nom de Dunemare… - Mais certainement Monsieur, je vais vérifier, Dunemare comme cela se prononce ? - Bien entendu, comme une dune et une mare accolée. » Sourires sous cape des employés présents qui ont déjà entendu la phrase un certain nombre de fois.
Ce soir-là, la ravissante dame est brune, les employés du Grand Véfour ont remarqué que Monsieur Dunemare, contrairement à toute logique criminelle, car inviter à dîner autant de femmes et avec autant de zèle pour des motifs que tout un chacun peut imaginer, n’est pas une conduite innocente qui relève d'un comportement commun, n’a pas de couleur préférée pour les cheveux de ses invitées. Les femmes sont volontiers blanches, parfois légèrement métissées, et habillées avec goût dans le style bourgeois hype mais non excentrique qui paraît toujours naturel à ceux qui n’ont pas réfléchi pour eux-mêmes à la façon d’y arriver. On ne sait pas si Monsieur Dunemare est marié, en tout cas il ne porte pas d’alliance, mais un sondage au Grand Véfour indiquerait qu’il est possible qu’il le soit.
Tout le monde suit le même rituel de non-reconnaissance, le directeur, les employés tout comme Monsieur Dunemare, et personne n’aurait l’idée d’y déroger. C’est le jeu imposé par un bon client qui dicte ses règles.
Il laisse passer son invitée devant, observe les regards de la salle sur le couple qui se rend à sa table et se dit à chaque fois que le côté loufiat un peu trop insistant du maître d’hôtel devrait quand même inciter à un moment ou à un autre une de ses invitées à faire une réflexion. Mais aujourd’hui encore la dame brune ne dit rien.
« Vous êtes déjà venue ici ? » demande-t-il à son invitée alors que le maître d’hôtel les accompagne jusqu’ à leur table où un serveur les attend déjà.
« Jamais, non. Et vous ? »
Le serveur, dont le seul défaut apparent, vient de ce qu’il est fumeur et qu’une légère odeur de tabac s’échappe de ses vêtements, savoure intérieurement.
« Je découvre. Comme vous, n’est-ce pas ? »
Dunemare acquiesce.
Les employés du restaurant n’en perdent pas une miette au point que le maître d’hôtel commence à s’inquiéter pour la qualité du service des autres tables.
« Drôle d’idée, quand même, que de m’inviter dans un restaurant où vous n’êtes jamais allé…
- Je ne vous invite pas dans une gargote sombre, tout le monde connaît de réputation le Grand Véfour...
- J’avoue. Mais plutôt du temps de Raymond Oliver.
- C’est vieux…
- Ma mère m’en a parlé.
- Ah. »
Le moment du choix, le moment crucial, est bientôt arrivé. C’est là que les Athéniens s’atteignent selon l’expérience de Dunemare… A table il est très difficile de cacher son milieu social, ses opinions ou sa façon d’être, Dunemare le pense vraiment. Mais est-ce possible également d’anticiper, en observant la façon dont la serviette est déployée, la fourchette tenue, le couteau utilisé ou le verre mis à la bouche, sur ce qui va se passer plus tard ? Dunemare n’a pas de religion, il n’anticipe pas, il enregistre, il savoure et il fantasme.
« J’espère que vous ne donnerez pas à Madame une carte où les prix ne figurent pas, c’est d’un tel vieux jeu.
- Mais il y a longtemps que nous ne pratiquons plus ainsi, Monsieur.
- Il est mieux que je sache combien je vais vous coûter, n’est-ce pas ? »
Cela n’était pas prévu. Dunemare se retient de lever les yeux au ciel en se rendant compte qu’il s’agit bien d’un accident de parcours. C’est bien la première fois qu’une de ses invitées se permet une réflexion de ce genre après qu’il a prononcé la phrase rituelle. Il a déjà entendu des « c’est bien la première fois » ou des « comme c’est bizarre », « c’est vrai qu’encore récemment… » mais la pique qui a suivi est étonnante. Cette femme a du caractère.
La dame brune regarde la carte avec beaucoup d’attention et lance un : « C’est classique et très cher. J’espère au moins que c’est bon. - Nous allons enfin le savoir. »
Le maître d’hôtel a du mal à garder son sérieux. Il se contient et il jette alternativement des regards à l’attention de Dunemare et de son invitée pour tenter de se calmer.
La dame brune commande sans trop hésiter, elle ne prend pas d’entrée, « je n’ai pas l’habitude de manger beaucoup, je me rattraperai pour le dessert » et choisit avec beaucoup d’autorité un pigeon Prince Rainier, alors que Dunemare, feignant l’indécision alors qu’il commande presque toujours la même chose finit par dire « ce sera donc les ris de veau » …
Pour le vin, Dunemare demande au sommelier de lui indiquer ce qu’il choisirait lui s’il avait à régler l’addition, c’est sa façon de procéder bien qu’il sache en lui-même que ce n’est pas très élégant. Le sommelier fait semblant de réfléchir, un sommelier ne réfléchit jamais, il sait toujours, avant même que le client n’ait parlé ce qu’il va lui proposer. S’il fallait être méchant Dunemare pourrait dire que le sommelier pense d’abord à la culbute, non, pas avec la dame brune, la culbute des prix, la différence entre le prix d’achat et celui de la carte, mais, étonnamment, il suggère un crozes hermitage 2009 Mathieu Barret non sans se permettre un commentaire abscons et convenu sur la qualité du vin et son adéquation avec les mets choisis. Il s’adresse à Dunemare et ne demande pas son avis à la dame brune, ce qui pourrait lui valoir le surnom distingué de malotru. Elle se contente, contrairement à toute logique, de commenter avec malice : « Les prix sont indiqués sur la carte donnée aux femmes mais elles n’ont quand même pas le droit à la parole. » Le sommelier sourit en regardant ses pieds. Il aurait pu répliquer bêtement mais il aurait risqué un impair définitif.
Pourtant, ce que la brigade attend ce soir, c’est un accident de parcours, le lion mangeant le dompteur, quelque chose qui ferait que la supercherie se dévoilerait. Rien ne se passe. Les deux convives ont l’air heureux, se susurrent des mots doux, le genou droit de la dame brune touche le genou gauche de Dunemare (seuls eux le savent) et leurs mains se frôlent plusieurs fois pendant le repas. Et l’arrivée des desserts ne change rien à l’atmosphère de gaieté complice.
Le maître d’hôtel au sommelier : « Il va bien se passer quelque chose, non… - Tu crois ? »
Le personnel s’est toujours demandé où Dunemare emmenait les femmes avec qui il avait dîné. Dans un hôtel, dans une riche garçonnière, chez lui, personne n’a eu l’idée de chercher à le savoir et encore moins de le suivre après que le mensuel visiteur a récupéré sa voiture. Les conversations vont bon train.
Et ainsi la soirée se poursuit-elle sous les regards de plus en plus déçus de la brigade. Le maître d’hôtel avait pourtant craint en début de la soirée que quelqu’un ne fasse une gaffe et que tout ce subtil équilibre ne se rompe. Il craignait encore plus qu’un brigadiste mal intentionné ne veuille que le pot aux roses ne se dévoile au décours d’une circonstance volontaire. Pour voir. Eh bien non, ses craintes ne sont pas justifiées. Le sommelier pense différemment : il souhaite pour le fun que quelque chose se passe : tout à l’heure la dame brune l’a vexé.
Dunemare se lève pour aller se laver les mains, ce qui, selon le code non écrit de la bonne société, ne signifie pas que le déclarant va soulager sa vessie, ce qui pourrait arriver, mais qu’il va régler discrètement l’addition… Et quand il arrive à l’endroit ad hoc la caissière du Grand Véfour l’accueille avec un sourire éclatant.
« Vous pouvez me préparer l’addition ?
- Je crains que cela ne soit pas possible.
- Comment cela ?
- La dame qui vous accompagne a demandé expressément que ce soit elle qui paye. Je suis désolée. »
L’expression du visage de Dunemare est étonnante : il rit. « C’est le monde à l’envers. »
Et la caissière qui garde son calme : « Vous ne pouvez pas savoir à quel point.
- Vous avez autre chose à me dire ?
- Non, je le crains. »
Il hésite. Cela se voit. Il revient vers la table où la dame brune est assise. Un des serveurs est à proximité d’écoute.
« Je vous remercie.
- Et de quoi ?
- Eh bien, de m’avoir invité.
- Vous êtes vieux jeu.
- Comment ?
- Était-il écrit que vous deviez payer ?
- On aurait pu partager…
- A aucun moment vous n’y avez pensé. Je me trompe ?
- Vous ne vous trompez pas.
- Alors, reconnaissez que vous êtes vieux jeu.
- Sans doute. »
Dunemare est pensif. Il a des doutes. Mais il ne sait pas sur quoi.
« Nous y allons ?
- Volontiers. »
Quand la dame brune est allée aux toilettes tout à l’heure en demandant à la caissière du Grand Véfour de lui réserver l’addition, elle l’a interrogée : « Tout se passe bien ? - Parfaitement bien. - Il ne se doute de rien. »
La brigade du Grand Véfour ne ne revit plus jamais Dunemare et la dame brune. Ils avaient sans doute décidé d’éviter le lieu pour ne pas risquer que leurs vies antérieures ne soient révélées. Les employés ne surent jamais si Dunemare ou la dame brune, Madame Jade Genesio, avaient découvert que l’un et l’autre, sans s’être jamais rencontrés, fréquentaient assidument Le Grand Véfour, y dînaient à chaque fois avec des partenaires différents et avaient ce soir-là trouvé leur double.
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