Nicolas Poussin |
Les rues de Versailles sont (presque) désertes et il semble que cela va durer. Le confinement n’est pas près d’être levé. Dorothée est une jeune femme de dix-neuf ans qui ne tient pas en place. L’isolement lui pèse. Elle a beau disposer d’outils pour parler, voir, rigoler avec ses amis, il lui semble que ce qui lui paraissait parfois superflu, les relations en vrai, In real life, deviennent tout à coup nécessaires et presque obligatoires. Ses études d’art plastique lui ont toujours laissé du temps pour rêver et pour imaginer mais c’est l’atelier qui lui manque. Elle aimerait retrouver son ambiance chaleureuse mais parfois agressive avec ses amies et ses amis pour parler, rigoler, fumer des joints, peindre, mélanger les couleurs, salir ses blouses, pétrir la glaise, critiquer, espérer, discutailler, boire des cocas ou des bières, refaire le monde de l’art.
Elle est triste et sa famille est triste.
Il y a longtemps qu’elle n’est pas allée visiter une exposition. Trop cher, trop de monde. Quant aux galeries, elle ne s’y sent pas à l’aise comme si elle s’y salissait sous le regard des galeristes. Elle sent trop l’odeur de l’argent dans leurs yeux. Et en la voyant ils savent qu’elle est une touriste : elle ne leur achètera rien.
La dernière exposition qu’elle voulait voir lui a laissé un goût amer. Surtout parce qu’elle ne l’a pas vue. Elle avait choisi un horaire convenable, une heure avant la fermeture, et si la queue aux guichets ne semblait pas si longue, personne n’entrait, il y avait trop de monde à l’intérieur. L’avant-dernière fois qu’elle était entrée dans un musée, pour voir les tableaux rassemblés d’un peintre de la Renaissance italienne, elle avait cru succomber. Il n’était pas possible de circuler, il était impossible d’avoir une vue d’ensemble, il n’était pas possible de s’approcher, elle se demandait ce qu’elle faisait là au milieu de cette foule agglutinée.
L’art est devenu une foire d’empoigne. Son grand-père lui a déjà dit : « Ce n’est pas nouveau. » Il lui a raconté les musées d’avant quand les salles étaient vides, quand il se sentait gêné de les parcourir tout seul, comme si les œuvres lui appartenaient, il pouvait rester devant une toile pendant plusieurs minutes sans craindre d’être dérangé, s’approcher pour voir l’épaisseur du trait ou reculer pour s’imprégner de l’ensemble, se raviser pour observer un détail, regarder sans les regards des autres, se livrer à son plaisir ou à son déplaisir sans retenue, entendre le bruit des pas d’un nouveau venu qui résonnaient sur le parquet en bois... « Grand-père, tu n’inventes pas ? - Non, je ne crois pas. » Elle ajoute : « Et le regard des gardiens ? » Il sourit. « Quand il y a du monde tu ne les vois pas et quand tu es seul tu sens qu’ils font semblant de ne pas te regarder… »
Elle n’est pas entrée dans le musée, il s’agissait d’une exposition Francis Bacon promue comme un lancement publicitaire de savonnette, en réalité une (petite) exposition car comprenant peu de toiles et chaque toile renvoyant à la phrase d’un écrivain rare, une (petite) exposition qui n’aurait dû être vue que par des initiés. Elle a eu beaucoup de mal à se faire cette réflexion tant elle lui paraissait élitiste… Pour elle, quoi qu’il en soit, Bacon est un génie absolu qui n’a peint qu’une seule œuvre qu’il a répétée à l’infini. Mais il la dérange comme s’il avait trouvé les mots justes pour l’émouvoir.
Son grand-père a continué sur un autre mode.
« La foule a tué l’art. Jadis, cinquante personnes contemplaient La Joconde et maintenant elles sont des millions. Voire plus.
- C’est la démocratisation. Tu n’es pas contre ?
- Comment être contre ? Mais comment ne pas réfléchir à ce que cela signifie ?
- Pour l’empêcher ?
- Il est trop tard. On ne reviendra pas en arrière. »
Elle contemple ses dreadlocks qui n’ont cessé de faire hurler ses parents au fur et à mesure qu’ils grandissaient. A Versailles, cela ne se fait pas. Elle se met à la fenêtre de sa chambre, au troisième étage de l’immense maison en meulière qui appartient à la famille depuis 1931 et regarde la rue déserte qui est le plus souvent tout autant déserte quand il n’y a pas de confinement. Elle entend sur France-Culture une émission consacrée à un tableau et elle comprend soudain qu’il s’agit du Massacre des innocents de Nicolas Poussin.Et elle se met à pleurer à chaudes larmes. Ce tableau illustre une scène des Évangiles, une tuerie, celle des enfants de moins de deux ans décidée par Hérode pour empêcher la naissance de Jésus. Et si elle pleure c’est pour ceci : son grand-père vient de mourir du coronavirus, au tout début de l’épidémie, la veille des élections municipales, et le dernier musée qu’elle a visité, celui de Chantilly, c’était avec lui, il y a environ six mois. Il lui avait raconté, avec son érudition bienveillante, l’histoire de ce tableau, sa place dans l’histoire de l’art, ses relations avec Bacon et Picasso. Et l’enfant qui va être tué par un soldat d’Hérode sous les yeux horrifiés de sa mère.
(Versailles, le dimanche 12 avril 2020)
Francis Bacon Portrait of Michel Leiris (1966) |
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire