mardi 26 mai 2020

LA MACHINE A CAFE


La machine à café est à la fois un des lieux stratégiques de la vie des entreprises et l’auberge espagnole des théories sociologiques sur la façon qu’ont les salariés, les employés et les patrons de se comporter au travail. Il n’est pas question d’énumérer tout ce qui a été écrit sur le sujet, il faudrait reproduire l’intégralité des articles et des essais de Max Dupuis qui fait autorité sur la question. Mais il est impossible, même pour Max Dupuis, de recenser tout ce qui a été dit et ce qui se dit encore autour de la fameuse machine en France comme dans le monde entier. 

Max Dupuis est sur l’affaire, c’est le travail de sa vie, il continue à interroger selon la méthode sociologique, à recueillir des propos audios ou des vidéos sur le net afin de rester le numéro un de la question, l’expert en chef, l’indépassable expert, l’expert inégalé et inégalable, afin d’être le premier à être contacté par les chaînes d’infos francophones, son anglais est exécrable, chaque fois que le marronnier de la machine à café réapparaît dans le style, « combien de temps les gens travaillent-ils vraiment ? », « comment les bruits et les rumeurs se répandent-elles dans les entreprises ? … », « les valeurs d’intégration… les processus de socialisation… ». 

Et Max Dupuis est un bon client, il plaisante, il fait des jeux de mots compréhensibles et il sait à la fois tenir des propos rassurants et les interrompre par des idées disruptives. Il sait exister à partir de publications sérieuses, de communications dans des congrès de droit du travail ou de sociologie, voire même en faisant le show lors de présentations humoristiques pour égayer les salariés dans les séminaires de motivation des forces de vente et Max Dupuis espère durer.

Quoi qu’il en soit, il est toujours intéressant et distrayant d’évoquer les interprétations théoriques que l’on peut recueillir sur ce phénomène qui a envahi les populations laborieuses, surtout dans les bureaux, mais pas que. Le micro trottoir, la version vulgaire des enquêtes de terrain, est toujours vendeuse.
Untel : « Le rendez-vous des branleurs. »
Une telle : « Un lieu privilégié de socialisation. »
Un autre : « C’est là que tout se passe. »
Une autre : « Un havre de paix. »
Un autre : « Le paradis de la drague. »
Ou encore : « Le lieu de tous les dangers. »

Donc, Max Dupuis, chercheur en sociologie du travail, a d’abord écrit une thèse sur le sujet puis écrit des articles dans des revues de sociologie, s’est fait pomper ses idées par des journalistes qui l’ont soit cité comme accessoire soit omis et enfin les médias télévisés, les chaînes d’informations en mal de contenus consensuels et de nouveaux sujets sans importance, l’ont contacté et recontacté, et comme il s’est avéré être un bon client,  rasé à la hipster, les cheveux en pagaille, la parole facile et l’humour décalé, on le réinvite. Il n’en est pas encore arrivé, et il jure de s’y refuser, au point d’être invité hors qualités pour donner son avis sur le port des masques en période de pandémie ou sur le réchauffement climatique. 

Dans sa thèse il a envisagé toutes les situations, tous les archétypes du consommateur accroc ou non à la machine à café en listant les catégories les plus prisées, expresso avec ou sans sucre, café long, cappuccino, thé simple, au lait, et cetera, du consommateur de barres chocolatées, de barres de céréales, de boissons sucrées états-uniennes ou non, il a construit des diagrammes, élaboré des mappings, c’est un champion de l’infographie, il a envisagé les situations, les refus, les opinions, le temps passé, ce qui est dit ou non-dit, comment des décisions se prennent ou ne se prennent pas, les ragots, les inventions, les légendes, les fausses et les « vraies » idées, les « vraies » et les fausses nouvelles, les intox, les hypothèses, selon la théorie du genre, selon la théorie libérale, néolibérale, archéolibérale, libertarienne, marxiste orthodoxe, marxienne, cryptomarxiste, anarchosyndicaliste, structuraliste, existentialiste, écologiste, freudienne, jungienne, neuroscientifique, athée, religieuse, et ad libitum. Personne n’a été oublié a priori mais les commentaires qu’il a lus sur les réseaux sociaux ont montré que l’on oublie toujours quelqu’un.

Il a passé de longues années de sa vie de doctorant, de chercheur et, désormais de professeur, à profiter, exploiter son travail dont la machine à café est le centre. Il est devenu l’Expert avec un grand E. Tant et si bien qu’il n’est pas seulement invité sur les chaînes d’information continue, les DRH des grandes entreprises et des plus petites, les organisateurs de congrès pour cadres, contremaîtres ou grands patrons, lui font les yeux doux, le contactent, il y a des tarifs, des dédommagements, des chambres d’hôtel, des frais de déplacement, il est devenu une vedette. Mais les marchands de machines à café ne sont pas en reste. Il est cité dans tous leurs séminaires, à Paris comme à Tulle ou à Hazebrouck, et il est devenu commun pour lui de faire des présentations devant des assemblées de trois cents personnes. La salle est chauffée à blanc et l’enthousiasme est total. Il a beau tenter d’être objectif, ne pas rapporter que les effets positifs de la machine à café, parler des choses qui font mal, personne ne l’entend comme cela. Il en est gêné mais, après tout, il n’est pas là pour détruire le système. Il sourit, il entend les applaudissements, les bravos, et il empoche l’argent. Il ne se pose pas de questions : il se laisse inviter par les trois marques majeures du marché et prétend que cette liberté le rend indépendant. La question n’est pas morale : elle est pratique. Il sait aussi qu’il doit flatter les auditeurs de ces séminaires incentives (son anglais est mauvais mais il connaît les mots marketing qui font mouche) et ne pas être trop critique pour se faire réinviter par les managers qu’il a fini par cesser de mépriser pour ne pas avoir d’ennuis.

« Puisque je suis au milieu de vous, puis-je vous poser la question qui fâche ? Où vos chefs cachent-ils les micros et les caméras dans les machines pour qu'ils puissent entendre et voir tout le mal que vous dites d’eux ? »

Car, dans les entretiens qu’il a menés dans les entreprises il a entendu cent fois cette réflexion : "les machines à café sont un formidable instrument de surveillance pour les chefs, je me méfie toujours…" Mais il a ri intérieurement : cela n’a jamais empêché personne d’aller prendre un café ou de manger une part de cake gélatineuse pour échapper aux contraintes du vrai travail et déblatérer sur ceux qui ne font rien et sur les lèche-culs incompétents.

Bien entendu, et sans doute à juste titre, ses observations ont été considérées comme fort déplaisantes par nombre de syndicats qui lui ont reproché d’aller dans le sens des patrons, de dévaloriser le travail des cols blancs en général. Mais les syndicats ne pouvaient pas non plus s’opposer à la machine à café qui est quand même l'un des moyens les plus élégants de ne rien faire en disant du mal de son prochain ou en ourdissant des complots machiavéliques.

Un quidam : « Il est clair qu’un ouvrier qui travaille à la chaîne a bien du mal à aller se socialiser autour de la machine à café. Pas plus qu’un conducteur de bus. »
Un autre quidam : « Il est connu que la pointeuse favorise le temps passé à la machine à café et que les trente-cinq heures incluent cette activité sociétale. »
Un autre encore : « Et le télétravail, alors ? »

Justement, le télétravail. Un flyer syndical « tracté » à la sortie des bureaux sur l’esplanade de la Défense par des membres d’un syndicat représentatif non subventionné par les fabricants de machines à café et de distributeurs de sucreries nuisibles pour l’équilibre glycémique (l’association anticorruption *** a vérifié) demande de façon intimidante et circonstanciée que le télétravail soit favorisé et, à la dernière ligne, on remarque, Max Dupuis a remarqué et a souri car il a compris qu’il pourrait développer cette idée durant les dix années à venir si le Dieu des médias lui prêtait vie, qu’une revendication forte est mise en avant : l’octroi à tout télétravailleur d’une machine à café individuelle qu’il pourra installer chez lui avec distributeur de friandises associé pour lui rappeler le rôle socialisant, convivial et motivé de l’entreprise.

(Versailles, samedi 14 décembre 2019) 

samedi 16 mai 2020

UN ADULTERE COMPLIQUE



Lui : Qu’est-ce que ça te fait de tromper ton mari ?
Elle : Il y avait longtemps que je ne t’avais pas entendu poser une question aussi sotte… Tu la poses à toutes tes maîtresses ? …
Lui : A toutes… C’est pourquoi je n’aime que les femmes mariées… Pour pouvoir poser cette question.
Elle : Et si je te demandais ce que cela te fait que je te trompe avec mon mari.
Lui : C’est pas pareil.
Elle : T’as rien trouvé de mieux ?
Lui : Non.
Elle : Et si je te demandais pourquoi tu ne quittes pas ta femme…
Lui : Parce qu’on en a déjà parlé cent fois.
Elle : Cent fois ?
Lui : Presque. Donc, je résume, nous sommes mariés, nous nous voyons presque une fois par semaine, nous trompons nos légitimes respectif et respective et cela dure depuis deux ans. Qu’est-ce qui nous anime ?
Elle : Le sexe ?
Lui : C’est à toi que je pose la question. 
Elle : J’avais cru comprendre l’inverse : n’était-ce pas à toi que tu posais la question ?
Lui : Ne noie pas le poisson.
Elle : Le sexe doit y avoir une bonne part. Non ? Mais comme le temps a passé, il y a peut-être autre chose…
Lui : Tu crois ?
Elle : Tu penses que le sexe ne suffit pas dans un couple... 
Lui : Pas toi ?
Elle : J’en ai assez que tu ne cesses pas de ne pas répondre à mes questions. Alors ? Que penses-tu de l’amitié ? 
Lui : L’amitié ? Pourquoi pas ? Mais je crois qu’il y a autre chose. Disons le sexe et l’amitié. Et ?
Elle : La connivence ?
Lui : Hum, hum, mais, à part le sexe, nous ne faisons rien ensemble, nous n’allons pas au cinéma…
Elle : On se lit des livres…
Lui : Oui. Mais nous n’allons pas ensemble au théâtre, au concert, au musée, nous sommes toujours ici…
Elle : Tu t’ennuies ?
Lui : Non, au contraire, je ne m’ennuie jamais mais je te demandais ce qui nous unissait…
Elle : L’excitation de tromper ta femme et moi mon mari…
Lui : Même pas.
Elle : Même pas ? 
Lui : Non, cette idée ne m’excite pas ? Et toi ?
Elle : Non, j’en ai plutôt honte.
Lui : Honte ?
Elle : Honte de le tromper, honte de lui mentir… Pas toi ?
Lui : Non, je n’ai pas honte. J’ai honte de penser à toi en lui faisant l’amour…
Elle : ce n’est pas un truc à dire à une femme… C’est horrible. Et tu penses à qui en me faisant l’amour ?
Lui : Pardon. Je voulais dire…
Elle : Tu voulais dire que c’était pour toi l’effet kiss cool : tu baises ta femme et tu penses à ta maîtresse. Je vais donc être d’autant plus jalouse de ta femme…
Lui : C’est nouveau.
Elle : Non, c’est ancien, il y a longtemps que je suis jalouse d’elle, jalouse des moments que tu passes avec elle, jalouse quand tu lui fais l’amour…
Lui : Tu ne m’en avais jamais parlé.
Elle : Non. Et si tu me parlais des choses dont tu ne m’avais jamais parlé… 
Lui : Tu veux qu’on commence notre première scène de ménage ? …
Elle : Oh oui ! Mais, quelle idée ?
Lui : Je ne suis pas jaloux de ton mari.
Elle : Ah… Je croyais le contraire…
Lui : Non, je ne suis pas jaloux, pas du tout, c’est ta vie, c’est sa vie… Je suis même plutôt à l’aise… vis-à-vis de lui…
Elle : Comment ça ?
Lui : On en a déjà parlé, je sais et il ne sait pas. J’ai donc un avantage.
Elle : La majorité des gens pensent le contraire : ils préfèrent ne pas savoir… Ainsi, je te trompe avec mon mari et il te trompe avec moi.
Lui : Marrant… Mais la vraie question est : est-ce que ton mari te trompe ? 
Elle : Et est-ce que ta femme te trompe ?
Lui : Je n’en sais rien mais je ne crois pas…
Elle : C’est ce qu’elle a répondu récemment à sa meilleure amie qui lui posait une question à ton sujet.
Lui : Ta perfidie te perdra… Donc, ton mari te trompe ?
Elle : Tu connais des maris qui n’ont jamais trompé leur femme ?
Lui : Ça court les rues.
Elle : Ah… 
Lui : Mais la question est : ton mari te trompe-t-il depuis des années avec la même femme ?
Elle : Et ta femme ?
Lui : Je n’ai pas dit que ma femme me trompait…
Elle : Oui, je sais. Tu es un naïf. Tu ne l’imagines pas dans les bras d’un autre…
Lui : Non, je ne l’imagine pas comme je ne t’imagine pas dans les bras de ton mari…
Elle : Belle pirouette. Et si je vous trompais tous les deux avec un autre amant…
Lui : Tu fais la maligne... Donc, pour en revenir au début, tu t’en fiches de tromper ton mari. Pourquoi ne vivons-nous pas ensemble ?
Elle : Parce que nous avons eu une vie avant. 
Lui : Parce que cela ne marcherait pas.
Elle : Sans doute…. Je ne veux pas lâcher mes enfants, tu ne veux pas lâcher les tiens…
Lui : Non… Je ne veux surtout pas les mélanger. Bien que je l’aie envisagé…
Elle : Ah… Oui, je me rappelle… On avait dit que cela n’aurait pas été raisonnable.
Lui : Je ne sais pas si nous avons eu raison…
Elle : Moi non plus…
Lui : On reste pourtant comme ça ?
Elle : On reste comme ça.
Lui : Jusque ça craque…
Elle : Cela ne peut pas durer éternellement.
Lui : On devrait organiser un dîner à quatre.
Elle : Tu l’avais déjà proposé et tu étais convenu que c’était une très mauvaise idée.
Lui : Oui, sans doute.
Elle : Et d’ailleurs mon mari ne voudrait pas.
Lui : Et pourquoi donc ?
Elle : Parce qu’il est au courant…
Lui : ?

(Versailles le 12 mai 2020)
(C'était un hommage à Philip Roth. Lire Tromperie (Deception  en anglais)
Illustration : Claire Bloom et Philip Roth 

mardi 12 mai 2020

HOROSCOPE SURPRISE



Dans les dîners en ville, entre copains, entre collègues, entre amis, l’astrologie arrive parfois à s’immiscer. Si quelqu’un aborde le sujet, tout le monde ou presque dit y croire un peu mais sans y attacher d’importance, dit croire un peu à des caractères humains qui seraient influencés par la position des astres dans le ciel mais dit rejeter avec dédain les horoscopes quotidiens que l’on peut lire dans les journaux, il ne faut quand même pas exagérer. Il y a aussi des gens qui disent ne pas y croire du tout. Ceux-là sont minoritaires, enfin, c’est ce qu’a remarqué François Rubin. 

Ce soir-là, Prune, la copine d’un des amis de Rubin, affirme que non seulement elle y croit mais qu’elle fait des thèmes astraux et que ça marche. Rubin la regarde du coin de l’œil, la laisse parler puis, sans prévenir, lance un « Tout ça, c’est des conneries. » Cela ne se fait pas dans une soirée de donner son avis de façon aussi abrupte, cela met une mauvaise ambiance et la copine de Rubin lui fait les gros yeux. Pour la forme. Car elle ne croit pas beaucoup non plus à l’astrologie.

Prune a trouvé en Rubin un terrain d’exercice. « Je vous propose la chose suivante, vous me donnez votre date de naissance et je vous parle de vous alors même que je ne vous connais pas » Rubin la regarde en souriant. « Nous devrions faire l’inverse, vous m’observez pendant toute la soirée et vous me dites à la fin mon signe et mon ascendant. - Ce n’est pas le jeu. - Pourquoi ? - Parce que l’astrologie n’est pas une science exacte… - Je ne vous le fais pas dire. - … et qu’elle fonctionne dans l’autre sens. - Comment ? - Les signes astraux donnent des indications, non des certitudes, un cadre général dans lequel viennent s’inscrire d’autres facteurs qui participent à la détermination de la personnalité, la génétique, le milieu social, les études... » Comment Rubin pourrait-il dire le contraire ?

Prune, par provocation, finit par accepter.

L’amie de Rubin voit cela d’un très mauvais œil : c’est quand même une façon habile de séduire. Et Prune est une jolie jeune femme aux yeux de l’amie de Rubin. Elle y voit une rivale. La soirée se passe agréablement : Rubin fait l’intéressant en s’assurant qu’aucune de ses paroles, aucun de ses gestes, aucune de ses attitudes ne soient manqués par Prune dans un exercice tenant à la fois de la séduction et du mentir-vrai. Les autres ont oublié l’objet de la soirée, bien qu’ils se soient prêtés avec gourmandise aux commentaires astraux de la jolie blonde dont l’ami est de plus en plus amoureux. Le vin aidant, les discussions animées l’encourageant, se tutoient tous, les huit convives parlent de plus en plus fort dans cette vaste maison de banlieue où il est possible de parler haut sans gêner les voisins. Les invités passent d’une pièce à l’autre, circulent de l’intérieur vers le jardin ou vers la terrasse. Tout le monde semble bien s’amuser. 

Le moment est venu que Prune se livre et dévoile le signe et l’ascendant de Rubin. Comme dans ces présentations où les intervenants font durer le plaisir du dévoilement parce qu’ils ont peur des réflexions déçues dont ils seront l’objet ou du rejet qu’ils auront à affronter, Prune minaude, et ces minauderies, loin d’inquiéter son ami, la font l’admirer encore plus, alors qu’elles rendent folle l’amie de Rubin dont les yeux sont éclatants de colère.

« Eh bien, je pense que notre ami, commençons par son signe, est… »
Le suspense est à son comble.
« … la soirée n’a pas été assez longue… Il est possible que je puisse me tromper… comme je le disais tout à l’heure, l’astrologie n’est pas une science…
- Allez, vas-y…
- Oui, c’est tellement drôle.
- Surtout que cela risque d’être compliqué…
- C’est encourageant… »
Prune, non contente de minauder, joue la sainte-nitouche, la prude, l’effarouchée… Elle fait des manières. Elle se décide enfin.
« Eh bien, je crois, que François est natif de la… Vierge. »
L’amie de Rubin pousse un petit cri.
Rubin joue les poker-faces.
L’assistance : « Alors ? C’est vrai ? Elle a trouvé ? »
Rubin : « J’attends la suite… »

Prune se saisit de son verre d’eau et en boit une grande gorgée.
« Puisque notre ami ne daigne pas réagir, ce qui signifie soit qu’il n’avoue pas sa future défaite, soit qu’il attend encore pour m’enfoncer… Je vais essayer de continuer… »

L’amie de Rubin tremble de rage et tente avec un beau sourire forcé de faire la belle perdante.

Tout le monde a le regard tourné vers Prune qui ménage ses effets…
« Eh bien, puisque François ne confirme ni n’infirme le fait qu’il est une vierge, je vais me lancer dans la suite… Je crois pouvoir affirmer avec un pourcentage d’erreur de vingt pour cent pour être large… que son ascendant est bélier… » 

Silence. 

Pas un bruit, sinon celui des couverts que l’on repose et qui cognent les assiettes et les verres, tout le monde regarde François.
Il regarde Prune, il regarde son amie. Il réfléchit.
« Je suis au regret de dire que tu te trompes. »

Brouhaha dans la pièce. Mais tout le monde se dit qu’il fallait s’y attendre, que la mission était impossible, que le défi lancé était trop compliqué. Les conversations reprennent peu à peu même si Prune, d’abord décomposée, se reprend. Quant à l’amie de François, elle ne comprend rien. Elle se rapproche de lui et, discrètement : « Ce n’est pas bien de lui avoir menti. C’est même assez dégueulasse. Comment est-ce possible ? » Il hausse les épaules et murmure : « Je ne voulais pas perdre la face. »

Prune : « Mesdames et Messieurs, un peu de silence. Je ne m’avoue pas vaincue. Puisque François prétend que Vierge ascendant Bélier n’est pas son profil astral, il est nécessaire de vérifier. Peux-tu me donner ta carte d’identité ? » Il hésite. « Pourquoi ne pas me croire ? » Les convives ont leurs regards tournés vers lui. Il hésite encore mais il ne peut pas faire autrement. Il va chercher son portefeuille  dans la pièce où sont posées les affaires et en sort sa carte d’identité qu’il tend à Prune.

Elle prend un ton déclamatoire : « Mam ’messieurs, François Rubin est né le 6 septembre 1990 à Paris treizième… Il est donc Vierge, et s’il me dit son heure de naissance, s’il la connaît, s’il ne me ment pas, je pourrais vous dire si son ascendant est bien Bélier… - Vingt heures… - Abracadabra » dit-elle en consultant son smartphone, il est ascendant Bélier. »

Hourras, cris, félicitations pour Prune, mais personne ne comprend ce qui a pu arriver à François. Pourquoi a-t-il menti ? Son amie est furieuse qu’il ait pu être découvert. Elle le lui reproche ouvertement. Les autres sont gênés mais ne la désapprouvent pas. François a charrié.

Il décide d’aller faire un tour dehors dans le jardin. « Pour réfléchir. » Prune vient le rejoindre discrètement : « Je crois que nous avons réussi notre coup de foudre. - On les a bien eus. » Et ils s’embrassent furieusement.

(Vendredi 17 janvier 2020)

jeudi 7 mai 2020

COMPULSION POUR LES SERIES


Le confinement l’a rendu compulsif. Jadis, il passait mollement de chaîne en chaîne à la recherche d’une émission qui lui convenait. Désormais qu’il n’a pas remplacé son vieux téléviseur Sony qui n’en finissait pas de ne pas rendre l’âme et qu’il a les yeux rivés vers son ordinateur portable et sa tablette, il navigue à toute allure sur les plateformes de streaming en papillonnant de série en série, les séries, c’est mieux que les films, ça dure moins longtemps, les personnages ont le temps de s’installer, les intrigues secondaires de se dérouler mais, il en est conscient, lui qui fut un cinéphile, lui qui voyait presque un film par jour quand il était étudiant ou qui passait parfois une journée entière à la Cinémathèque, les séries, c’est pas du cinéma. D’abord parce qu’on les regarde sur un petit écran, qu’elles ne passent jamais dans de grandes salles et parce que le cinéma, c’est-à-dire la technique cinématographique mise au service de l’intrigue, en a disparu. Sauf exceptions. La désespérante enfilade de plans rapprochés, de dialogues en champs contre-champs, de vues aériennes comme plans de coupe sophistiqués, de portes de voitures qui claquent, de scènes inutiles qui remplissent, de surexpositions des visages des acteurs, de contre-plongées à contre-sens, de mouvements statiques de caméra, de panoramiques épate-spectateurs, de travellings interminables et filmés à l’économie par des tâcherons, de tueries remplies de ketchup, tout le monde n’est pas Peckinpah, un réalisateur qu’il déteste pourtant, et surtout : où sont les vraies idées de cinéma ? Où sont les inventions visuelles ? Où sont les angles d’attaque ? Où sont les points de vue du réalisateur ? Où sont les plongées contre-plongées qui donnent du sens au scénario ? Où sont les plans-séquences ? On dirait que les réalisateurs sont interchangeables, d’ailleurs, qui se rappelle qui réalise chacun des épisodes des séries ? Où sont les chefs opérateurs, où sont les Welles de la série, où sont les Hitchcock des saisons à répétition ? Nulle part.

Bref, l’univers cinéphilique de Pierre François s’est rétréci et si quelques œuvres échappent au massacre, grâce parfois à des scènes de massacres ou à des scènes de bataille comme dans Game of Thrones, et il faut dire que sa réalisation est très au-dessus des mêmes scènes filmées jadis par Cecil B De Mille, il y a plus d’inventivité, plus de dextérité, l’extrême majorité des séries, ce n’est pas du cinéma. C’est de la télévision sans écran de télévision.

La sérification de l’esprit de Pierre François, et plus particulièrement sa sérification policière lui laisse une impression bizarre. Hormis le fait que cette avalanche de meurtres, de séquestrations, de trafics, d’enlèvements, de gangs, de mafias, de mauvais garçons, de putains, et, surtout, de violences à enfants, de viols, le rend perplexe sur l’humanité et perplexe sur lui-même parce qu’il se rend compte qu’il n’est pas fait de la même eau que toutes ces personnages qui naviguent dans les séries, qu’il est une personne à part, un humain qui se serait trompé d’époque, ou, pire, un personnage de fiction qui ne vivrait pas dans le monde réel… A moins, bien entendu, que les séries ne soient que le reflet d’un monde irréel inventé par les producteurs, les scénaristes, les showrunners, les acteurs, les financiers, le monde des plateformes, un monde de crimes imaginaires ou réels que l’on monte en épingle pour faire le spectacle, car nul doute que cette criminalité existe, mais qu’elle est marginale, peu répandue, localisée, ou alors Pierre François est un foutu bisounours vivant dans le calme de son existence paisible qui ferme les yeux sur le monde du mal. 

Il est heureux, il vit une existence banale avec sa femme et ses trois enfants, incarnant tous les cinq et à l’envi ce prototype niais de la famille moyenne, de la famille où rien ne se passe, où l’on entend de rares éclats de voix, où les conflits apparents ou potentiels se règlent par la négociation, mais les enfants sont encore jeunes, « ça viendra après », cette représentation tristounette d’une existence banale et… bourgeoise, lui qui n’est pas un bourgeois mais dont le mode de vie est celui d’un bourgeois, le représentant imbécile de ce que les artistes détestent le plus au monde : le conformisme. 

Un psychologue dirait avec un ton onctueux et méchant que s’il aime les séries policières, violentes ou non, c’est qu’il s’y retrouve ou qu’il s’y découvre, qu’il vit la vie des autres, la vie mouvementée et perverse des humains méchants et vicieux, celui qu’il n’a jamais osé être, qu’il s’y projette et qu’il s’y complaît.

En réalité, ce qui le fascine le plus dans les séries policières, ce sont les clichés. Et tout particulièrement un cliché qui le perturbe et le fait saliver, celui des enquêteurs, qu’ils soient policiers, journalistes ou avocats, représentés en obsessionnels, en fous, en paranoïaques, en obsédés, assis par terre chez eux avec des photographies de scènes de crimes éparpillées par terre, des dossiers en piles, des portraits de suspects épinglés aux murs, des schémas avec des flèches, des renvois, des points d’interrogation, c’est le cliché des enquêteuses, c’est à la mode, assises à même le sol ou à leur bureau en train de consulter internet, d’envoyer des messages, de visionner des archives, toute la nuit, en tenant grâce à du café, de l’alcool, des cachets, jamais contentes, toujours sur le qui-vive, avec parfois le regard vague fixé sur l’infini d’une pièce close qui signifie que leur cerveau est en train de travailler comme un ordinateur, assembler, regrouper, rejeter, fouiller les dossiers cachés, les parties manquantes du disque dur, et cette activité frénétique, ce manque de sommeil, cette obsession de trouver le coupable comme s’il s’agissait d’une tâche morale dans un monde sans morale, rend les investigateurs humains, comme s’ils rachetaient les péchés de l’humanité entière en tentant de trouver la solution… Quant aux scénaristes, ils s’en donnent à cœur joie pour trouver des idées originales, pour intéresser le spectateur, les existences brisées de ces hommes et de ces femmes, les divorces, les maladies, l’alcoolisme, la drogue, les décès, la sexualité à la marge, les enfants qu’on ne voit plus, et cetera. Tout ce que n’est pas Pierre François.

La découverte de l’antre du tueur, plus rarement de la tueuse, est tout aussi cliché : il y a les mêmes photos épinglées aux murs, les mêmes flèches, les mêmes cercles, les mêmes croix au feutre sur les portraits, les mêmes indices que dans les appartements des enquêteuses et des enquêteurs. Se pourrait-il que la folie compulsive ait une morale et qu’il soit possible de choisir entre le crime et l’investigation, les deux bouts de cette folie ?

Pierre François, en enviant leur agitation frénétique, leur volonté sans failles, leurs nuits sans sommeil, leurs journées sans répit, leur détermination insensée, se dit qu’il pourrait faire cela dans son propre métier, pour lui donner plus de piment qu’il n’en a, qu’il pourrait lui-aussi déployer autant d’énergie mais que chaque fois qu’il essaie de s’y livrer, il s’arrête au bout de dix minutes, cela ne lui convient pas, et il se sent irrémédiablement coupable de ne pas être un homme investi. Il a besoin de dormir, il n’a pas de passé à rattraper, il n’a pas de fautes à expier, il est déraisonnablement normal, il se sent heureux, comme c’est idiot cette réflexion, il n’a besoin ni d’alcool, ni de cocaïne, ni de tabac, ni de tranquillisants, ni d’excitants, il n’a pas besoin d’aller aux putes et encore moins de petites amies imaginaires. Le psychologue a raison, il regarde des séries pour atteindre un monde qui n’est pas le sien, qu’il n’envie pas, mais il n’y arrive pas, il est un expert-comptable qui a réussi sans compulsion, il ne pourrait pas, dans la vraie vie, être un policier ou un journaliste hyperactif, sacrifiant son sommeil, sa santé, sa famille pour résoudre une énigme… 

Il sait que le lendemain, au bureau, il aura oublié, il ne fera même pas semblant d’essayer de faire comme si, de se mettre dans leurs peaux et d’utiliser autant d’énergie et de stimulants pour traquer les erreurs de comptabilité, en restant toute la nuit derrière son ordinateur, non seulement il ne s’en sent pas la force mais il n’en voit pas l’intérêt, il n’y a pas en lui de lumière intérieure, de force obscure, il remettra au lendemain et aux jours suivants, et sans remords, des tâches que dans les séries les héros mettraient des nuits et des jours à effectuer jusqu’au climax final. Il n’a pas besoin de climax final, sa vie simple lui suffit.

                (Versailles le 7 mai 2020)

                Illustrations : Carrie Mathison (Claire Danes) dans Homeland.


vendredi 1 mai 2020

THERAPIE



Au moment où elle aperçoit la psychiatre qui vient la chercher dans la salle d'attente, elle comprend que cela ne marchera pas. Mais elle a trop envie de parler. Elle s’est assise dans le fauteuil Ikea qui fait face au bureau. Il y a, note-t-elle, une trop grande différence entre la qualité du fauteuil dans lequel la psy est déjà assise et celui dans lequel elle s’assoit. Elle trouve cela choquant comme si les relations de pouvoir ou, c’est selon, l’asymétrie relationnelle était déjà inscrite dans le marbre du bois et du plastique Ikea. C’est la première fois qu’elle se rend dans un cabinet de psychiatrie, qu’elle envisage la psychiatrie comme une façon de l’aider. Elle a jusque-là pensé que c’était une démarche de faible, une façon de baisser les bras devant l’adversité, une manière de reculer devant soi-même, un prétexte pour s’en remettre à quelqu’un d’autre pour régler des problèmes personnels, elle qui s’est battue toute sa vie pour ne pas dépendre des autres, pour arriver à vivre et s'en sortir avec ses propres ressources, ses petits neurones, ses petits muscles, mais elle n’en peut plus, elle n’a pas trouvé d’issue, elle a besoin de pistes à suivre, éventuellement de conseils, peut-être de médicaments. 

Une démarche de faible qu’elle a pourtant conseillée plus d’une fois à d’autres, pour qu’ils s’en sortent. Aujourd’hui, c'est elle qui se sent faible et désemparée et elle s’est résolue à cette démarche qu’elle avait pourtant toujours considérée comme désespérante.

Rachida Benhamou est une femme de soixante et un ans qui se pose des questions, de lourdes questions mais elle n’irait pas jusqu’à dire qu’elle ne sait plus très bien où elle en est. Prétendre qu’elle est perdue serait exagéré. Ce n’est pas son genre. Elle en est arrivée à un point où ses certitudes, elle n’y croit plus elle-même, ses valeurs, elle se demande à quoi elles peuvent bien servir puisque quand elle les développe, soit elle a l’impression de parler dans le désert, soit on la considère littéralement comme une folle. Le pire, lui semble-t-il, aurait été qu’elle y renonce. Comme elle dit souvent de façon passée de mode : « Ce serait la fin des haricots ». Elle ne peut quand même pas dire non à toute sa vie, se retourner contre son passé, rejeter tout ce qui l’a maintenue à flot jusqu’à présent et surtout détruire l’image qu’elle a d’elle-même, celle dont elle espère que les autres ont d’elle-même… Non, elle ne le peut pas. 

Et c’est pourquoi elle se retrouve assise sans inconfort dans un fauteuil Ikea à cent vingt-neuf euro face à une psychiatre, la quarantaine, pas très jolie, un peu décoiffée, maquillée légèrement, des lunettes sport, des vêtements sans recherche apparente, dans une gamme de prix très moyenne, les tissus ne sont pas de qualité, la coupe est sans intérêt, une sorte de façon de dire « Je m’en moque mais je ne m’en moque pas vraiment » puisqu’elle porte aussi des accessoires de marque. Et Rachida Benhamou, qui tient une boutique de prêt-à-porter chic en centre-ville, une des dernières à ne pas appartenir à une chaîne, le genre de boutique qui va disparaître bientôt, ajouterait à propos de son chemisier qui dépasse de sa veste et du reste, le pantalon qu’elle a aperçu en entrant, les bottines en cuir marron : « Elle pourrait faire mieux mais elle ne sait pas comment s’y prendre »

La psychiatre Julie Garçon-Termier la regarde avec une bienveillance apprise dans les livres, c’est l’impression de Rachida Benhamou, elle n’y peut rien, elle est critique, elle critique tout, elle a du mal à se contenter des apparences, même trompeuses, et elle lui dit la phrase que Rachida Benhamou s’attendait à entendre mais qu’elle a détestée dès qu’elle l’a entendue : « Je vous écoute ».

Ainsi la patiente est-elle mieux habillée que la psychiatre, avec plus de goût, plus d’élégance et cela souligne, sans doute dans l’esprit du médecin, qu’elle a devant elle une femme qui n’a pas envie d’être dominée. Ce qui est assez extravagant comme jugement. Ces considérations peuvent paraître futiles mais les raisons qui n’ont jamais conduit Madame Benhamou dans le cabinet d’un psychiatre, outre le fait qu’elle n’en éprouvait pas le besoin et qu’elle y voyait une faiblesse qu’elle n’avait pas envie de ressentir, intègrent ces rapports vestimentaires. La patiente, qui n’a pas encore dit un mot, ou presque, « Bonjour docteur », qui n’a pas encore tendu sa carte vitale, qui vient de s’asseoir dans le fauteuil élégant bas de gamme, a, d’une certaine façon, déjà jugé la femme qui est quasiment allongée dans son fauteuil droit à dossier haut, peut-être Ikea Design, parce qu’elle vend des vêtements depuis plus d’une trentaine d’années et ne peut s’empêcher de calculer quelqu’un sur son apparence et ce qui va lui convenir ou pas dans sa boutique, pour lui vendre quelque chose ou pas. Chacun a son angle d’attaque dans le domaine de sa compétence et montre une volonté naturelle ou non de surplomber les autres.

Et encore Rachida Benhamou ne s’est-elle encore fait aucun commentaire sur le bureau lui-même, le sous-main, les stylos, y a un Mont-Blanc, les ordonnances, un pot à crayons acheté à Sidi Bou Saïd, et un mac portable ouvert sur le coin droit du bureau, à côté d’un lecteur de carte bleue et de carte vitale.

Rachida Benhamou ne sait pas par où elle va commencer. Ou si elle va commencer…

Avoir fait tout ce chemin, avoir vaincu autant de réticences personnelles, avoir simplement osé composer le numéro de téléphone pour prendre un rendez-vous, avoir avalé autant de couleuvres pour franchir le pas, avoir combattu ses craintes, avoir rejeté ses préjugés, et se retrouver, impuissante, devant une femme si mal fagotée… Elle imagine en retour les préjugés de la psychiatre en la regardant…

Elle commence donc par une phrase banale qui ne ment pas : « Je me sens mal depuis plusieurs mois… » La psychiatre ne dit mot mais lui fait un geste d’encouragement…

Et alors, par une sorte de réflexe inconsidéré, la patiente Rachida Benhamou qui ne fait pas son âge, qui est habillée avec goût selon ses propres critères, de façon un peu trop voyante selon la psy, mais c’est une Méditerranéenne, les préjugés, ma brave dame, et la réalité, ma brave dame, décide de mentir sur ce qu’elle va raconter.

Tous les thérapeutes de la terre et à quelques obédiences auxquelles ils appartiennent, savent répondre à ce genre d’attitude, et disent tous, dans un élan consensuel qui devrait le rendre suspect, que « cela fait partie de la thérapie. » 

Oui. Certainement. Et il est possible que la thérapie se passe bien sans que le thérapeute ne se rende compte du mensonge ou s'en rende compte et n'en cherche pas la véritable cause, enfin, aucun thérapeute ne l’avouera, cela ne se fait pas, la malade guérira et personne ne saura pourquoi elle a menti, sauf si elle le dit, à moins qu’elle ne mente encore en disant qu'elle est guérie…

Rachida Benhamou, sous d’autres cieux en conviendrait : « Il faut être tordue pour aller consulter une psychiatre et lui mentir. » 

Elle commence à raconter son histoire en tordant la réalité et en se disant qu’elle ne reviendra pas mais que, puisqu’elle est là, il faut qu’elle tente l’aventure, cela lui servira plus tard quand elle ira voir une autre psychiatre, car, comme on dit, il n’y a que le premier pas qui compte, pour ne pas commettre les mêmes erreurs, pour enfin dire la vérité, pour s’en sortir, à condition qu’elle pense quand même qu’il est réellement possible qu’elle s’en sorte… Ce dont elle doute.

La raison pour laquelle Rachida Benhamou, soixante et un ans, a compris au premier regard que cela ne marcherait pas avec la psychiatre est la suivante : les choses dont elle voulait parler, et en particulier sa sexualité de femme de soixante et un ans et ses relations avec des hommes beaucoup plus jeunes qu’elle, et les regards de ses enfants et de ses petits-enfants sur cette sexualité, comment une femme de quarante-cinq ans à peine, pourrait-elle les comprendre et plus encore comment pourrait-elle lui donner des conseils ? Julie Garçon-Termier lui est apparue, mais il est possible que Rachida Benhamou se trompe, tellement asexuée et conventionnelle… Qu'est-ce qu'elle peut bien savoir de l'amour avec de très jeunes hommes ?
(Versailles, le premier mai 2020)


Illustrations : Nicolas de Staël : Agrigente : en haut 1954, en bas 1953

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