mardi 26 mai 2020

LA MACHINE A CAFE


La machine à café est à la fois un des lieux stratégiques de la vie des entreprises et l’auberge espagnole des théories sociologiques sur la façon qu’ont les salariés, les employés et les patrons de se comporter au travail. Il n’est pas question d’énumérer tout ce qui a été écrit sur le sujet, il faudrait reproduire l’intégralité des articles et des essais de Max Dupuis qui fait autorité sur la question. Mais il est impossible, même pour Max Dupuis, de recenser tout ce qui a été dit et ce qui se dit encore autour de la fameuse machine en France comme dans le monde entier. 

Max Dupuis est sur l’affaire, c’est le travail de sa vie, il continue à interroger selon la méthode sociologique, à recueillir des propos audios ou des vidéos sur le net afin de rester le numéro un de la question, l’expert en chef, l’indépassable expert, l’expert inégalé et inégalable, afin d’être le premier à être contacté par les chaînes d’infos francophones, son anglais est exécrable, chaque fois que le marronnier de la machine à café réapparaît dans le style, « combien de temps les gens travaillent-ils vraiment ? », « comment les bruits et les rumeurs se répandent-elles dans les entreprises ? … », « les valeurs d’intégration… les processus de socialisation… ». 

Et Max Dupuis est un bon client, il plaisante, il fait des jeux de mots compréhensibles et il sait à la fois tenir des propos rassurants et les interrompre par des idées disruptives. Il sait exister à partir de publications sérieuses, de communications dans des congrès de droit du travail ou de sociologie, voire même en faisant le show lors de présentations humoristiques pour égayer les salariés dans les séminaires de motivation des forces de vente et Max Dupuis espère durer.

Quoi qu’il en soit, il est toujours intéressant et distrayant d’évoquer les interprétations théoriques que l’on peut recueillir sur ce phénomène qui a envahi les populations laborieuses, surtout dans les bureaux, mais pas que. Le micro trottoir, la version vulgaire des enquêtes de terrain, est toujours vendeuse.
Untel : « Le rendez-vous des branleurs. »
Une telle : « Un lieu privilégié de socialisation. »
Un autre : « C’est là que tout se passe. »
Une autre : « Un havre de paix. »
Un autre : « Le paradis de la drague. »
Ou encore : « Le lieu de tous les dangers. »

Donc, Max Dupuis, chercheur en sociologie du travail, a d’abord écrit une thèse sur le sujet puis écrit des articles dans des revues de sociologie, s’est fait pomper ses idées par des journalistes qui l’ont soit cité comme accessoire soit omis et enfin les médias télévisés, les chaînes d’informations en mal de contenus consensuels et de nouveaux sujets sans importance, l’ont contacté et recontacté, et comme il s’est avéré être un bon client,  rasé à la hipster, les cheveux en pagaille, la parole facile et l’humour décalé, on le réinvite. Il n’en est pas encore arrivé, et il jure de s’y refuser, au point d’être invité hors qualités pour donner son avis sur le port des masques en période de pandémie ou sur le réchauffement climatique. 

Dans sa thèse il a envisagé toutes les situations, tous les archétypes du consommateur accroc ou non à la machine à café en listant les catégories les plus prisées, expresso avec ou sans sucre, café long, cappuccino, thé simple, au lait, et cetera, du consommateur de barres chocolatées, de barres de céréales, de boissons sucrées états-uniennes ou non, il a construit des diagrammes, élaboré des mappings, c’est un champion de l’infographie, il a envisagé les situations, les refus, les opinions, le temps passé, ce qui est dit ou non-dit, comment des décisions se prennent ou ne se prennent pas, les ragots, les inventions, les légendes, les fausses et les « vraies » idées, les « vraies » et les fausses nouvelles, les intox, les hypothèses, selon la théorie du genre, selon la théorie libérale, néolibérale, archéolibérale, libertarienne, marxiste orthodoxe, marxienne, cryptomarxiste, anarchosyndicaliste, structuraliste, existentialiste, écologiste, freudienne, jungienne, neuroscientifique, athée, religieuse, et ad libitum. Personne n’a été oublié a priori mais les commentaires qu’il a lus sur les réseaux sociaux ont montré que l’on oublie toujours quelqu’un.

Il a passé de longues années de sa vie de doctorant, de chercheur et, désormais de professeur, à profiter, exploiter son travail dont la machine à café est le centre. Il est devenu l’Expert avec un grand E. Tant et si bien qu’il n’est pas seulement invité sur les chaînes d’information continue, les DRH des grandes entreprises et des plus petites, les organisateurs de congrès pour cadres, contremaîtres ou grands patrons, lui font les yeux doux, le contactent, il y a des tarifs, des dédommagements, des chambres d’hôtel, des frais de déplacement, il est devenu une vedette. Mais les marchands de machines à café ne sont pas en reste. Il est cité dans tous leurs séminaires, à Paris comme à Tulle ou à Hazebrouck, et il est devenu commun pour lui de faire des présentations devant des assemblées de trois cents personnes. La salle est chauffée à blanc et l’enthousiasme est total. Il a beau tenter d’être objectif, ne pas rapporter que les effets positifs de la machine à café, parler des choses qui font mal, personne ne l’entend comme cela. Il en est gêné mais, après tout, il n’est pas là pour détruire le système. Il sourit, il entend les applaudissements, les bravos, et il empoche l’argent. Il ne se pose pas de questions : il se laisse inviter par les trois marques majeures du marché et prétend que cette liberté le rend indépendant. La question n’est pas morale : elle est pratique. Il sait aussi qu’il doit flatter les auditeurs de ces séminaires incentives (son anglais est mauvais mais il connaît les mots marketing qui font mouche) et ne pas être trop critique pour se faire réinviter par les managers qu’il a fini par cesser de mépriser pour ne pas avoir d’ennuis.

« Puisque je suis au milieu de vous, puis-je vous poser la question qui fâche ? Où vos chefs cachent-ils les micros et les caméras dans les machines pour qu'ils puissent entendre et voir tout le mal que vous dites d’eux ? »

Car, dans les entretiens qu’il a menés dans les entreprises il a entendu cent fois cette réflexion : "les machines à café sont un formidable instrument de surveillance pour les chefs, je me méfie toujours…" Mais il a ri intérieurement : cela n’a jamais empêché personne d’aller prendre un café ou de manger une part de cake gélatineuse pour échapper aux contraintes du vrai travail et déblatérer sur ceux qui ne font rien et sur les lèche-culs incompétents.

Bien entendu, et sans doute à juste titre, ses observations ont été considérées comme fort déplaisantes par nombre de syndicats qui lui ont reproché d’aller dans le sens des patrons, de dévaloriser le travail des cols blancs en général. Mais les syndicats ne pouvaient pas non plus s’opposer à la machine à café qui est quand même l'un des moyens les plus élégants de ne rien faire en disant du mal de son prochain ou en ourdissant des complots machiavéliques.

Un quidam : « Il est clair qu’un ouvrier qui travaille à la chaîne a bien du mal à aller se socialiser autour de la machine à café. Pas plus qu’un conducteur de bus. »
Un autre quidam : « Il est connu que la pointeuse favorise le temps passé à la machine à café et que les trente-cinq heures incluent cette activité sociétale. »
Un autre encore : « Et le télétravail, alors ? »

Justement, le télétravail. Un flyer syndical « tracté » à la sortie des bureaux sur l’esplanade de la Défense par des membres d’un syndicat représentatif non subventionné par les fabricants de machines à café et de distributeurs de sucreries nuisibles pour l’équilibre glycémique (l’association anticorruption *** a vérifié) demande de façon intimidante et circonstanciée que le télétravail soit favorisé et, à la dernière ligne, on remarque, Max Dupuis a remarqué et a souri car il a compris qu’il pourrait développer cette idée durant les dix années à venir si le Dieu des médias lui prêtait vie, qu’une revendication forte est mise en avant : l’octroi à tout télétravailleur d’une machine à café individuelle qu’il pourra installer chez lui avec distributeur de friandises associé pour lui rappeler le rôle socialisant, convivial et motivé de l’entreprise.

(Versailles, samedi 14 décembre 2019) 

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