jeudi 7 mai 2020

COMPULSION POUR LES SERIES


Le confinement l’a rendu compulsif. Jadis, il passait mollement de chaîne en chaîne à la recherche d’une émission qui lui convenait. Désormais qu’il n’a pas remplacé son vieux téléviseur Sony qui n’en finissait pas de ne pas rendre l’âme et qu’il a les yeux rivés vers son ordinateur portable et sa tablette, il navigue à toute allure sur les plateformes de streaming en papillonnant de série en série, les séries, c’est mieux que les films, ça dure moins longtemps, les personnages ont le temps de s’installer, les intrigues secondaires de se dérouler mais, il en est conscient, lui qui fut un cinéphile, lui qui voyait presque un film par jour quand il était étudiant ou qui passait parfois une journée entière à la Cinémathèque, les séries, c’est pas du cinéma. D’abord parce qu’on les regarde sur un petit écran, qu’elles ne passent jamais dans de grandes salles et parce que le cinéma, c’est-à-dire la technique cinématographique mise au service de l’intrigue, en a disparu. Sauf exceptions. La désespérante enfilade de plans rapprochés, de dialogues en champs contre-champs, de vues aériennes comme plans de coupe sophistiqués, de portes de voitures qui claquent, de scènes inutiles qui remplissent, de surexpositions des visages des acteurs, de contre-plongées à contre-sens, de mouvements statiques de caméra, de panoramiques épate-spectateurs, de travellings interminables et filmés à l’économie par des tâcherons, de tueries remplies de ketchup, tout le monde n’est pas Peckinpah, un réalisateur qu’il déteste pourtant, et surtout : où sont les vraies idées de cinéma ? Où sont les inventions visuelles ? Où sont les angles d’attaque ? Où sont les points de vue du réalisateur ? Où sont les plongées contre-plongées qui donnent du sens au scénario ? Où sont les plans-séquences ? On dirait que les réalisateurs sont interchangeables, d’ailleurs, qui se rappelle qui réalise chacun des épisodes des séries ? Où sont les chefs opérateurs, où sont les Welles de la série, où sont les Hitchcock des saisons à répétition ? Nulle part.

Bref, l’univers cinéphilique de Pierre François s’est rétréci et si quelques œuvres échappent au massacre, grâce parfois à des scènes de massacres ou à des scènes de bataille comme dans Game of Thrones, et il faut dire que sa réalisation est très au-dessus des mêmes scènes filmées jadis par Cecil B De Mille, il y a plus d’inventivité, plus de dextérité, l’extrême majorité des séries, ce n’est pas du cinéma. C’est de la télévision sans écran de télévision.

La sérification de l’esprit de Pierre François, et plus particulièrement sa sérification policière lui laisse une impression bizarre. Hormis le fait que cette avalanche de meurtres, de séquestrations, de trafics, d’enlèvements, de gangs, de mafias, de mauvais garçons, de putains, et, surtout, de violences à enfants, de viols, le rend perplexe sur l’humanité et perplexe sur lui-même parce qu’il se rend compte qu’il n’est pas fait de la même eau que toutes ces personnages qui naviguent dans les séries, qu’il est une personne à part, un humain qui se serait trompé d’époque, ou, pire, un personnage de fiction qui ne vivrait pas dans le monde réel… A moins, bien entendu, que les séries ne soient que le reflet d’un monde irréel inventé par les producteurs, les scénaristes, les showrunners, les acteurs, les financiers, le monde des plateformes, un monde de crimes imaginaires ou réels que l’on monte en épingle pour faire le spectacle, car nul doute que cette criminalité existe, mais qu’elle est marginale, peu répandue, localisée, ou alors Pierre François est un foutu bisounours vivant dans le calme de son existence paisible qui ferme les yeux sur le monde du mal. 

Il est heureux, il vit une existence banale avec sa femme et ses trois enfants, incarnant tous les cinq et à l’envi ce prototype niais de la famille moyenne, de la famille où rien ne se passe, où l’on entend de rares éclats de voix, où les conflits apparents ou potentiels se règlent par la négociation, mais les enfants sont encore jeunes, « ça viendra après », cette représentation tristounette d’une existence banale et… bourgeoise, lui qui n’est pas un bourgeois mais dont le mode de vie est celui d’un bourgeois, le représentant imbécile de ce que les artistes détestent le plus au monde : le conformisme. 

Un psychologue dirait avec un ton onctueux et méchant que s’il aime les séries policières, violentes ou non, c’est qu’il s’y retrouve ou qu’il s’y découvre, qu’il vit la vie des autres, la vie mouvementée et perverse des humains méchants et vicieux, celui qu’il n’a jamais osé être, qu’il s’y projette et qu’il s’y complaît.

En réalité, ce qui le fascine le plus dans les séries policières, ce sont les clichés. Et tout particulièrement un cliché qui le perturbe et le fait saliver, celui des enquêteurs, qu’ils soient policiers, journalistes ou avocats, représentés en obsessionnels, en fous, en paranoïaques, en obsédés, assis par terre chez eux avec des photographies de scènes de crimes éparpillées par terre, des dossiers en piles, des portraits de suspects épinglés aux murs, des schémas avec des flèches, des renvois, des points d’interrogation, c’est le cliché des enquêteuses, c’est à la mode, assises à même le sol ou à leur bureau en train de consulter internet, d’envoyer des messages, de visionner des archives, toute la nuit, en tenant grâce à du café, de l’alcool, des cachets, jamais contentes, toujours sur le qui-vive, avec parfois le regard vague fixé sur l’infini d’une pièce close qui signifie que leur cerveau est en train de travailler comme un ordinateur, assembler, regrouper, rejeter, fouiller les dossiers cachés, les parties manquantes du disque dur, et cette activité frénétique, ce manque de sommeil, cette obsession de trouver le coupable comme s’il s’agissait d’une tâche morale dans un monde sans morale, rend les investigateurs humains, comme s’ils rachetaient les péchés de l’humanité entière en tentant de trouver la solution… Quant aux scénaristes, ils s’en donnent à cœur joie pour trouver des idées originales, pour intéresser le spectateur, les existences brisées de ces hommes et de ces femmes, les divorces, les maladies, l’alcoolisme, la drogue, les décès, la sexualité à la marge, les enfants qu’on ne voit plus, et cetera. Tout ce que n’est pas Pierre François.

La découverte de l’antre du tueur, plus rarement de la tueuse, est tout aussi cliché : il y a les mêmes photos épinglées aux murs, les mêmes flèches, les mêmes cercles, les mêmes croix au feutre sur les portraits, les mêmes indices que dans les appartements des enquêteuses et des enquêteurs. Se pourrait-il que la folie compulsive ait une morale et qu’il soit possible de choisir entre le crime et l’investigation, les deux bouts de cette folie ?

Pierre François, en enviant leur agitation frénétique, leur volonté sans failles, leurs nuits sans sommeil, leurs journées sans répit, leur détermination insensée, se dit qu’il pourrait faire cela dans son propre métier, pour lui donner plus de piment qu’il n’en a, qu’il pourrait lui-aussi déployer autant d’énergie mais que chaque fois qu’il essaie de s’y livrer, il s’arrête au bout de dix minutes, cela ne lui convient pas, et il se sent irrémédiablement coupable de ne pas être un homme investi. Il a besoin de dormir, il n’a pas de passé à rattraper, il n’a pas de fautes à expier, il est déraisonnablement normal, il se sent heureux, comme c’est idiot cette réflexion, il n’a besoin ni d’alcool, ni de cocaïne, ni de tabac, ni de tranquillisants, ni d’excitants, il n’a pas besoin d’aller aux putes et encore moins de petites amies imaginaires. Le psychologue a raison, il regarde des séries pour atteindre un monde qui n’est pas le sien, qu’il n’envie pas, mais il n’y arrive pas, il est un expert-comptable qui a réussi sans compulsion, il ne pourrait pas, dans la vraie vie, être un policier ou un journaliste hyperactif, sacrifiant son sommeil, sa santé, sa famille pour résoudre une énigme… 

Il sait que le lendemain, au bureau, il aura oublié, il ne fera même pas semblant d’essayer de faire comme si, de se mettre dans leurs peaux et d’utiliser autant d’énergie et de stimulants pour traquer les erreurs de comptabilité, en restant toute la nuit derrière son ordinateur, non seulement il ne s’en sent pas la force mais il n’en voit pas l’intérêt, il n’y a pas en lui de lumière intérieure, de force obscure, il remettra au lendemain et aux jours suivants, et sans remords, des tâches que dans les séries les héros mettraient des nuits et des jours à effectuer jusqu’au climax final. Il n’a pas besoin de climax final, sa vie simple lui suffit.

                (Versailles le 7 mai 2020)

                Illustrations : Carrie Mathison (Claire Danes) dans Homeland.


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