Au moment où elle aperçoit la psychiatre qui vient la chercher dans la salle d'attente, elle comprend que cela ne marchera pas. Mais elle a trop envie de parler. Elle s’est assise dans le fauteuil Ikea qui fait face au bureau. Il y a, note-t-elle, une trop grande différence entre la qualité du fauteuil dans lequel la psy est déjà assise et celui dans lequel elle s’assoit. Elle trouve cela choquant comme si les relations de pouvoir ou, c’est selon, l’asymétrie relationnelle était déjà inscrite dans le marbre du bois et du plastique Ikea. C’est la première fois qu’elle se rend dans un cabinet de psychiatrie, qu’elle envisage la psychiatrie comme une façon de l’aider. Elle a jusque-là pensé que c’était une démarche de faible, une façon de baisser les bras devant l’adversité, une manière de reculer devant soi-même, un prétexte pour s’en remettre à quelqu’un d’autre pour régler des problèmes personnels, elle qui s’est battue toute sa vie pour ne pas dépendre des autres, pour arriver à vivre et s'en sortir avec ses propres ressources, ses petits neurones, ses petits muscles, mais elle n’en peut plus, elle n’a pas trouvé d’issue, elle a besoin de pistes à suivre, éventuellement de conseils, peut-être de médicaments.
Une démarche de faible qu’elle a pourtant conseillée plus d’une fois à d’autres, pour qu’ils s’en sortent. Aujourd’hui, c'est elle qui se sent faible et désemparée et elle s’est résolue à cette démarche qu’elle avait pourtant toujours considérée comme désespérante.
Rachida Benhamou est une femme de soixante et un ans qui se pose des questions, de lourdes questions mais elle n’irait pas jusqu’à dire qu’elle ne sait plus très bien où elle en est. Prétendre qu’elle est perdue serait exagéré. Ce n’est pas son genre. Elle en est arrivée à un point où ses certitudes, elle n’y croit plus elle-même, ses valeurs, elle se demande à quoi elles peuvent bien servir puisque quand elle les développe, soit elle a l’impression de parler dans le désert, soit on la considère littéralement comme une folle. Le pire, lui semble-t-il, aurait été qu’elle y renonce. Comme elle dit souvent de façon passée de mode : « Ce serait la fin des haricots ». Elle ne peut quand même pas dire non à toute sa vie, se retourner contre son passé, rejeter tout ce qui l’a maintenue à flot jusqu’à présent et surtout détruire l’image qu’elle a d’elle-même, celle dont elle espère que les autres ont d’elle-même… Non, elle ne le peut pas.
Et c’est pourquoi elle se retrouve assise sans inconfort dans un fauteuil Ikea à cent vingt-neuf euro face à une psychiatre, la quarantaine, pas très jolie, un peu décoiffée, maquillée légèrement, des lunettes sport, des vêtements sans recherche apparente, dans une gamme de prix très moyenne, les tissus ne sont pas de qualité, la coupe est sans intérêt, une sorte de façon de dire « Je m’en moque mais je ne m’en moque pas vraiment » puisqu’elle porte aussi des accessoires de marque. Et Rachida Benhamou, qui tient une boutique de prêt-à-porter chic en centre-ville, une des dernières à ne pas appartenir à une chaîne, le genre de boutique qui va disparaître bientôt, ajouterait à propos de son chemisier qui dépasse de sa veste et du reste, le pantalon qu’elle a aperçu en entrant, les bottines en cuir marron : « Elle pourrait faire mieux mais elle ne sait pas comment s’y prendre »
La psychiatre Julie Garçon-Termier la regarde avec une bienveillance apprise dans les livres, c’est l’impression de Rachida Benhamou, elle n’y peut rien, elle est critique, elle critique tout, elle a du mal à se contenter des apparences, même trompeuses, et elle lui dit la phrase que Rachida Benhamou s’attendait à entendre mais qu’elle a détestée dès qu’elle l’a entendue : « Je vous écoute ».
Ainsi la patiente est-elle mieux habillée que la psychiatre, avec plus de goût, plus d’élégance et cela souligne, sans doute dans l’esprit du médecin, qu’elle a devant elle une femme qui n’a pas envie d’être dominée. Ce qui est assez extravagant comme jugement. Ces considérations peuvent paraître futiles mais les raisons qui n’ont jamais conduit Madame Benhamou dans le cabinet d’un psychiatre, outre le fait qu’elle n’en éprouvait pas le besoin et qu’elle y voyait une faiblesse qu’elle n’avait pas envie de ressentir, intègrent ces rapports vestimentaires. La patiente, qui n’a pas encore dit un mot, ou presque, « Bonjour docteur », qui n’a pas encore tendu sa carte vitale, qui vient de s’asseoir dans le fauteuil élégant bas de gamme, a, d’une certaine façon, déjà jugé la femme qui est quasiment allongée dans son fauteuil droit à dossier haut, peut-être Ikea Design, parce qu’elle vend des vêtements depuis plus d’une trentaine d’années et ne peut s’empêcher de calculer quelqu’un sur son apparence et ce qui va lui convenir ou pas dans sa boutique, pour lui vendre quelque chose ou pas. Chacun a son angle d’attaque dans le domaine de sa compétence et montre une volonté naturelle ou non de surplomber les autres.
Et encore Rachida Benhamou ne s’est-elle encore fait aucun commentaire sur le bureau lui-même, le sous-main, les stylos, y a un Mont-Blanc, les ordonnances, un pot à crayons acheté à Sidi Bou Saïd, et un mac portable ouvert sur le coin droit du bureau, à côté d’un lecteur de carte bleue et de carte vitale.
Rachida Benhamou ne sait pas par où elle va commencer. Ou si elle va commencer…
Avoir fait tout ce chemin, avoir vaincu autant de réticences personnelles, avoir simplement osé composer le numéro de téléphone pour prendre un rendez-vous, avoir avalé autant de couleuvres pour franchir le pas, avoir combattu ses craintes, avoir rejeté ses préjugés, et se retrouver, impuissante, devant une femme si mal fagotée… Elle imagine en retour les préjugés de la psychiatre en la regardant…
Elle commence donc par une phrase banale qui ne ment pas : « Je me sens mal depuis plusieurs mois… » La psychiatre ne dit mot mais lui fait un geste d’encouragement…
Et alors, par une sorte de réflexe inconsidéré, la patiente Rachida Benhamou qui ne fait pas son âge, qui est habillée avec goût selon ses propres critères, de façon un peu trop voyante selon la psy, mais c’est une Méditerranéenne, les préjugés, ma brave dame, et la réalité, ma brave dame, décide de mentir sur ce qu’elle va raconter.
Tous les thérapeutes de la terre et à quelques obédiences auxquelles ils appartiennent, savent répondre à ce genre d’attitude, et disent tous, dans un élan consensuel qui devrait le rendre suspect, que « cela fait partie de la thérapie. »
Oui. Certainement. Et il est possible que la thérapie se passe bien sans que le thérapeute ne se rende compte du mensonge ou s'en rende compte et n'en cherche pas la véritable cause, enfin, aucun thérapeute ne l’avouera, cela ne se fait pas, la malade guérira et personne ne saura pourquoi elle a menti, sauf si elle le dit, à moins qu’elle ne mente encore en disant qu'elle est guérie…
Rachida Benhamou, sous d’autres cieux en conviendrait : « Il faut être tordue pour aller consulter une psychiatre et lui mentir. »
Elle commence à raconter son histoire en tordant la réalité et en se disant qu’elle ne reviendra pas mais que, puisqu’elle est là, il faut qu’elle tente l’aventure, cela lui servira plus tard quand elle ira voir une autre psychiatre, car, comme on dit, il n’y a que le premier pas qui compte, pour ne pas commettre les mêmes erreurs, pour enfin dire la vérité, pour s’en sortir, à condition qu’elle pense quand même qu’il est réellement possible qu’elle s’en sorte… Ce dont elle doute.
La raison pour laquelle Rachida Benhamou, soixante et un ans, a compris au premier regard que cela ne marcherait pas avec la psychiatre est la suivante : les choses dont elle voulait parler, et en particulier sa sexualité de femme de soixante et un ans et ses relations avec des hommes beaucoup plus jeunes qu’elle, et les regards de ses enfants et de ses petits-enfants sur cette sexualité, comment une femme de quarante-cinq ans à peine, pourrait-elle les comprendre et plus encore comment pourrait-elle lui donner des conseils ? Julie Garçon-Termier lui est apparue, mais il est possible que Rachida Benhamou se trompe, tellement asexuée et conventionnelle… Qu'est-ce qu'elle peut bien savoir de l'amour avec de très jeunes hommes ?
(Versailles, le premier mai 2020)
Illustrations : Nicolas de Staël : Agrigente : en haut 1954, en bas 1953
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