Jordan B est un animateur de plate-forme You Tube et s’occupe, entre autres, de littérature, il publie également des billets sur son blog qui parlent de musique et de jeux vidéo.
Il a écrit à l’ancienne une lettre à un grand écrivain français qui ne publie presque plus pour lui demander s’il accepterait de le recevoir. Cette démarche est vieille comme le monde. Elle permet à un jeune homme peu connu de se mettre en scène auprès d’un artiste célèbre et de raconter à moindre frais les anecdotes s’y rattachant. S’il n’a pas été reçu, bla-bla-bla. S’il a été reçu, bla-bla-bla.
Roland Frémont est connu pour ne pas être facile et ne l’avoir jamais été. Le dernier entretien qu’il a accordé est paru dans les pages littéraires du journal Le Figaro. Jordan B a lu l’article et l’a trouvé « chiant à mourir ».
Les livres de Frémont sont des livres bourgeois au sens où ils racontent la vie des bourgeois, c’est-à-dire les gens qui fréquentent le milieu dans lequel a toujours évolué l’auteur. Vous n’y rencontrerez ni un noir, ni un ouvrier, ni une employée, ni une Asiatique et encore moins un homosexuel. Frémont est de la vieille école et il n’a pas cherché à étendre le champ de ses compétences.
Son appartement est situé rue de Rennes, au deuxième étage, un peu bruyant dans la journée, gigantesque la nuit.
Jordan B a rendez-vous à dix-sept heures, l’heure du thé. Il sonne en bas sans aucune appréhension. Il a préparé son affaire. Il a lu, il a relu en prenant des notes, il va jouer au petit fan du vieil écrivain. Il s’est surtout rendu compte, en lisant et en relisant, que c’était un grand écrivain. Que tout n’était pas génial, il avait trop écrit, il ne s’était pas maîtrisé, il avait accepté de se laisser aller à écrire dans des genres qui n’étaient pas le sien. Mais ça tient la route.
La porte s’ouvre lentement et Frémont apparaît, en chaussons, un pantalon en flanelle à l’ancienne dont le pli a disparu, les cheveux ébouriffés, une chemise à carreaux recouverte d’une sorte de gilet comme on n’en fait plus, un cigarillo allumé coincé dans le coin de ses lèvres. L’appartement pue le tabac.
« Bonjour, jeune homme.
- Bonjour Monsieur. »
L’entrée est vaste, le salon dans lequel le vieil homme l’entraîne est immense et rempli de meubles, de bibelots, de tableaux, de souvenirs. Les tableaux sont de travers, les bibelots poussiéreux et les meubles trop nombreux et de styles différents.
« Ne regardez pas trop le désordre, ma femme de ménage est malade. Elle devrait revenir demain.
- J’admire plutôt. Je suis plus habitué au bordel genre Ikea ou But.
- Ce n’est pas le bordel, c’est mon style.
- Pas votre style littéraire.
- Vous dites ça pour faire le malin ou vous avez lu mes livres.
- J’ai lu certains de vos livres, oui. Avec beaucoup de plaisir.
- Donc, jeune homme, vous êtes venu faire une intervioue de complaisance, comme jadis quand les prétendus critiques littéraires me servaient la soupe parce que j’étais à la mode…
- On peut voir les choses comme cela… Disons que j’ai beaucoup aimé les livres que j’ai lus et que j’aimerais faire partager mon enthousiasme aux djeuns qui me lisent.
- Faire le malin, quoi…
- C’est cela. On peut commencer ?
- Vous enregistrez ?
- Oui, si ça ne vous dérange pas.
- Non, je vais même vous dire un truc, ne m’envoyez pas votre texte avant publication. Sauf si vous craignez de passer pour ridicule.
- Je vous l’enverrai. Je fais toujours comme cela, c’est la règle d’or du journalisme.
- Ça existe encore, des idioties pareilles ?
- Ouaip, enfin, pour certains. Première question bateau : quels sont vos romanciers vivants préférés ?
- Vaste question. Ceux qui n’écrivent pas comme moi. Ceux qui abordent des thèmes que je ne pourrais jamais aborder. Ceux qui utilisent des mots que je ne pourrais jamais employer… Ceux que je ne pourrais pas copier…
- Vous avez des noms ?
- Oui, surtout des romanciers étrangers. Un Américain, par exemple. Comme Jim Harrison…
- Vraiment ?
- Ou un Anglais, comme Salman Rushdie. C’est un romancier étonnant : il ne sait pas faire court mais s’il faisait court il ne serait pas intéressant. Mais il n’est pas toujours génial, ça rassure. »
Et la conversation continue ainsi pendant plus d’une heure. Jordan B est excité comme une puce parce que Roland Frémont est dans une forme intellectuelle étincelante, il ne s’attendait pas à cela.
« Vous ne m’avez pas encore demandé quelle était la marque de mon ordinateur ? …
- Ni dans quelle pièce vous écrivez…
- Cela peut se faire, du moment que vous ne me demandez pas le grammage de mon papier.
- Et donc, je ne sais pas si la question va vous plaire, est-ce que vous ressentez un déclin romanesque comme un homme de votre âge peut ressentir un déclin physique ?
- Jeune homme, vous êtes intelligent et clairvoyant. Non, je ne ressens pas un déclin romanesque mais il y a deux choses qui me turlupinent : un manque d’envie, j’ai plein d’idées mais aucune ne me paraît assez importante pour que je puisse m’y consacrer nuit et jour comme je le faisais auparavant, et, deux, je sors moins, je vois moins de gens, je lis moins, je ne regarde pratiquement plus la télévision, et donc mon univers est rétréci, je ne suis plus confronté à des idées neuves, des mots neufs, mon existence est tournée vers le passé, vers mon passé, qui plus est. Qui cela pourrait encore intéresser ? »
Jordan B est content de son interview, il sait qu’il pourra en tirer quelque chose de bien.
« Une dernière question ?
- Allez…
- Qu’est-ce que vous regrettez le plus ?
- Oh… vous savez… je crois que c’est ceci : ma femme est morte il y a plus de six ans, je croyais que je ne m’en remettrais pas, j’ai toujours aimé les femmes, leur corps, leur façon de se déplacer dans une pièce et de modifier l’air et son odeur, l’empreinte de leurs pieds dans leurs chaussures abandonnées dans une pièce, vous n’ignorez pas que j’ai été marié plusieurs fois, que j’ai beaucoup aimé faire l’amour, enfin, le truc classique… Eh bien, depuis la mort de ma femme, des femmes sont venues ici, nous avons batifolé, nous avons fait ce que nous avons pu, avec nos maigres moyens, surtout moi, aucune n’est jamais restée pour la nuit, et, ce que je regrette le plus, et, finalement, ce que j’ai toujours aimé sans le savoir vraiment mais cette absence l’a fait ressortir, c’est l’odeur du lit le soir quand on entre sous les draps et qu’une femme vous y attend ou qu’une femme vient vous y rejoindre, l’odeur du lit envahi par les effluves d’une femme endormie, mais surtout l’odeur des draps le matin quand une femme a dormi avec vous et que vous avez fait l’amour… Vous êtes trop jeune pour regretter cela. »
(Versailles, le mardi 14 janvier 2020)
Illustration : Jim Harrison (1937-2016)
Illustration : Jim Harrison (1937-2016)