jeudi 26 mars 2020

LE GRAND ECRIVAIN



Jordan B est un animateur de plate-forme You Tube et s’occupe, entre autres, de littérature, il publie également des billets sur son blog qui parlent de musique et de jeux vidéo. 
Il a écrit à l’ancienne une lettre à un grand écrivain français qui ne publie presque plus pour lui demander s’il accepterait de le recevoir. Cette démarche est vieille comme le monde. Elle permet à un jeune homme peu connu de se mettre en scène auprès d’un artiste célèbre et de raconter à moindre frais les anecdotes s’y rattachant. S’il n’a pas été reçu, bla-bla-bla. S’il a été reçu, bla-bla-bla.
Roland Frémont est connu pour ne pas être facile et ne l’avoir jamais été. Le dernier entretien qu’il a accordé est paru dans les pages littéraires du journal Le Figaro. Jordan B a lu l’article et l’a trouvé « chiant à mourir ».
Les livres de Frémont sont des livres bourgeois au sens où ils racontent la vie des bourgeois, c’est-à-dire les gens qui fréquentent le milieu dans lequel a toujours évolué l’auteur. Vous n’y rencontrerez ni un noir, ni un ouvrier, ni une employée, ni une Asiatique et encore moins un homosexuel. Frémont est de la vieille école et il n’a pas cherché à étendre le champ de ses compétences.
Son appartement est situé rue de Rennes, au deuxième étage, un peu bruyant dans la journée, gigantesque la nuit.
Jordan B a rendez-vous à dix-sept heures, l’heure du thé. Il sonne en bas sans aucune appréhension. Il a préparé son affaire. Il a lu, il a relu en prenant des notes, il va jouer au petit fan du vieil écrivain. Il s’est surtout rendu compte, en lisant et en relisant, que c’était un grand écrivain. Que tout n’était pas génial, il avait trop écrit, il ne s’était pas maîtrisé, il avait accepté de se laisser aller à écrire dans des genres qui n’étaient pas le sien. Mais ça tient la route.
La porte s’ouvre lentement et Frémont apparaît, en chaussons, un pantalon en flanelle à l’ancienne dont le pli a disparu, les cheveux ébouriffés, une chemise à carreaux recouverte d’une sorte de gilet comme on n’en fait plus, un cigarillo allumé coincé dans le coin de ses lèvres. L’appartement pue le tabac.
« Bonjour, jeune homme.
- Bonjour Monsieur. »
L’entrée est vaste, le salon dans lequel le vieil homme l’entraîne est immense et rempli de meubles, de bibelots, de tableaux, de souvenirs. Les tableaux sont de travers, les bibelots poussiéreux et les meubles trop nombreux et de styles différents.
« Ne regardez pas trop le désordre, ma femme de ménage est malade. Elle devrait revenir demain.
- J’admire plutôt. Je suis plus habitué au bordel genre Ikea ou But.
- Ce n’est pas le bordel, c’est mon style.
- Pas votre style littéraire.
- Vous dites ça pour faire le malin ou vous avez lu mes livres.
- J’ai lu certains de vos livres, oui. Avec beaucoup de plaisir.
- Donc, jeune homme, vous êtes venu faire une intervioue de complaisance, comme jadis quand les prétendus critiques littéraires me servaient la soupe parce que j’étais à la mode…
- On peut voir les choses comme cela… Disons que j’ai beaucoup aimé les livres que j’ai lus et que j’aimerais faire partager mon enthousiasme aux djeuns qui me lisent.
- Faire le malin, quoi…
- C’est cela. On peut commencer ?
- Vous enregistrez ?
- Oui, si ça ne vous dérange pas.
- Non, je vais même vous dire un truc, ne m’envoyez pas votre texte avant publication. Sauf si vous craignez de passer pour ridicule.
- Je vous l’enverrai. Je fais toujours comme cela, c’est la règle d’or du journalisme.
Ça existe encore, des idioties pareilles ?
- Ouaip, enfin, pour certains. Première question bateau : quels sont vos romanciers vivants préférés ?
- Vaste question. Ceux qui n’écrivent pas comme moi. Ceux qui abordent des thèmes que je ne pourrais jamais aborder. Ceux qui utilisent des mots que je ne pourrais jamais employer… Ceux que je ne pourrais pas copier…
- Vous avez des noms ?
- Oui, surtout des romanciers étrangers. Un Américain, par exemple. Comme Jim Harrison…
- Vraiment ?
- Ou un Anglais, comme Salman Rushdie. C’est un romancier étonnant : il ne sait pas faire court mais s’il faisait court il ne serait pas intéressant. Mais il n’est pas toujours génial, ça rassure. »
Et la conversation continue ainsi pendant plus d’une heure. Jordan B est excité comme une puce parce que Roland Frémont est dans une forme intellectuelle étincelante, il ne s’attendait pas à cela.  
« Vous ne m’avez pas encore demandé quelle était la marque de mon ordinateur ? …
- Ni dans quelle pièce vous écrivez…
- Cela peut se faire, du moment que vous ne me demandez pas le grammage de mon papier.
- Et donc, je ne sais pas si la question va vous plaire, est-ce que vous ressentez un déclin romanesque comme un homme de votre âge peut ressentir un déclin physique ?
- Jeune homme, vous êtes intelligent et clairvoyant. Non, je ne ressens pas un déclin romanesque mais il y a deux choses qui me turlupinent : un manque d’envie, j’ai plein d’idées mais aucune ne me paraît assez importante pour que je puisse m’y consacrer nuit et jour comme je le faisais auparavant, et, deux, je sors moins, je vois moins de gens, je lis moins, je ne regarde pratiquement plus la télévision, et donc mon univers est rétréci, je ne suis plus confronté à des idées neuves, des mots neufs, mon existence est tournée vers le passé, vers mon passé, qui plus est. Qui cela pourrait encore intéresser ? »
Jordan B est content de son interview, il sait qu’il pourra en tirer quelque chose de bien.
« Une dernière question ?
- Allez…
- Qu’est-ce que vous regrettez le plus ?
- Oh… vous savez… je crois que c’est ceci : ma femme est morte il y a plus de six ans, je croyais que je ne m’en remettrais pas, j’ai toujours aimé les femmes, leur corps, leur façon de se déplacer dans une pièce et de modifier l’air et son odeur, l’empreinte de leurs pieds dans leurs chaussures abandonnées dans une pièce, vous n’ignorez pas que j’ai été marié plusieurs fois, que j’ai beaucoup aimé faire l’amour, enfin, le truc classique… Eh bien, depuis la mort de ma femme, des femmes sont venues ici, nous avons batifolé, nous avons fait ce que nous avons pu, avec nos maigres moyens, surtout moi, aucune n’est jamais restée pour la nuit, et, ce que je regrette le plus, et, finalement, ce que j’ai toujours aimé sans le savoir vraiment mais cette absence l’a fait ressortir, c’est l’odeur du lit le soir quand on entre sous les draps et qu’une femme vous y attend ou qu’une femme vient vous y rejoindre, l’odeur du lit envahi par les effluves d’une femme endormie,  mais surtout l’odeur des draps le matin quand une femme a dormi avec vous et que vous avez fait l’amour… Vous êtes trop jeune pour regretter cela. »

(Versailles, le mardi 14 janvier 2020)

Illustration : Jim Harrison (1937-2016)

dimanche 22 mars 2020

DOUCHE AU CORONAVIRUS



Sylvie Magnard est une obsédée de l’hygiène. Secrétaire médicale dans un cabinet où exercent trois médecins elle s’est posée des questions existentielles au moment de l’apparition de la menace coronavirus. Fallait-il qu’elle continue à travailler ? Le manque de masques chirurgicaux comme le manque de soluté hydro alcoolique ne la rendaient pas sereine. Elle s’imaginait, quand elle n’arrivait pas à dormir ou quand elle dormait et qu’elle faisait des cauchemars, que le virus Covid-19 laissait des traces dans tout le cabinet, une sorte de coloration verte qui l’empêchait de s’asseoir à son bureau, de circuler dans les couloirs, d’entrer dans les bureaux des médecins mais, plus encore, de toucher à la souris de l’ordinateur ou à son clavier et d’appuyer sur le bouton de son casque quand une communication lui parvenait.
Investie par une mission, celle de servir ses patrons et, accessoirement, de rendre service aux patients qui fréquentaient le cabinet médical, il ne lui vint jamais à l’esprit qu’elle pourrait abandonner, c’est-à-dire rentrer chez elle et renoncer à aider. Mais ces traînées vertes étaient quand même du plus mauvais effet. Elle ne pouvait en parler à personne tant elle avait honte de ses visions. Les nombreuses boîtes de lingettes javellisées qu’elle avait achetées et qui encombraient la table basse lui permettaient de se rassurer : chaque fois que du vert apparaissait elle le cachait d’un coup de lingette. Ce qui finit par se remarquer.
« Qu’est-ce qui vous arrive, Sylvie ? vous avez des tocs ?
- Oh, docteur, je suis terrorisée par ce virus. Ce qui s’est passé en Chine, et maintenant en Italie, je me demande comment on va y échapper…
- En donnant des coups de lingette partout, je suppose… »
Elle se tourne vers le docteur Muster : « Vous ne devriez pas vous moquer de moi. J’ai lu des trucs sur internet, on va droit dans le mur. »
Le docteur Muster rit de bon cœur : « Vous savez, Sylvie, c’est une bonne grosse grippe…
- Je ne crois pas. »
C’est le docteur Chatelier qui est intervenu au grand déplaisir de son confrère qui, comme tout le monde, n’aime pas qu’on le contredise et surtout en prenant parti pour une secrétaire.
« Je crois même que nous devrions faire plus attention.
- Hum. On devrait acheter plus de lingettes ? … »
La secrétaire voit la tête bouffie de Muster couverte de vert. Et dire qu’un jour elle a senti sa grosse bave humecter ses lèvres, le temps qu’elle le repousse. Il a toujours essayé de se frotter contre elle. Et elle a toujours résisté …
Quoi qu’il en soit, les mauvaises nouvelles donnent raison à la secrétaire : l’épidémie s’étend et les chiffres italiens de décès préfigurent selon des courbes prévisionnelles ce qui va se passer en France. 
Les trois médecins du cabinet sont partagés. Muster pense que c’est une grippette, répète partout qu’il n’a jamais rien attrapé au cabinet en trente-cinq ans d’exercice, qu’il faut faire attention mais « qu’il ne faut pas charrier, les Italiens exagèrent toujours ». Le jeune Castro, trente-cinq ans, le dernier arrivé, n’hésite pas à dire qu’il s’est trompé au début sur la gravité de l’affaire, qu’il est inquiet et qu’il est même franchement affolé de ne pas savoir comment agir en pratique, sinon rappeler le confinement, répéter « Restez chez vous », et prescrire du paracétamol… La Faculté de médecine ne l’a pas habitué à rester inerte, à attendre que les choses se passent et que le virus veuille bien mourir de sa propre mort… Quant à Chatelier, soixante et un ans, comme d’habitude il ressemble à une girouette. Il change d’avis au gré des informations qu’il reçoit, il les soupèse et les intègre ou non dans sa pensée, au risque de croire n’importe quoi et de négliger l’essentiel. Entre BFMLe Quotidien du médecin et les réseaux sociaux, il n’arrive pas à hiérarchiser.
Mais le vrai problème de Chatelier, ce n’est pas seulement de bloquer la circulation du virus, c’est de gérer la circulation de son corps entre sa femme et sa maîtresse, une des deux secrétaires du cabinet, une certaine Sylvie qui fait une fixation sur les lingettes. Ils ont leurs habitudes, leurs rituels, leurs rendez-vous secrets, leur studio, et cetera. Ce qui est curieux, parfaitement invraisemblable, c’est que personne ne s’en est encore rendu compte. Sylvie Magnard est une maniaque de la propreté mais aussi une maniaque du secret à tel point que sa collègue, Khadija Ben Ameur, qui travaille à mi-temps avec elle, n’en sait rien et ne se doute de rien. Sylvie Magnard a été ravie quand sa jeune collègue lui parlé du fait que Chatelier se montrait parfois un peu pressant, un peu « lourd », qu’il ne lui avait pas fait des propositions directes mais qu’il l’avait placée dans la zone d’incertitude, celle où l’un ou l’autre peuvent franchir le pas tout en n’étant pas certain de la réaction de l’autre ou de l’un. Car Khadija ne dirait pas non à une aventurette qui la mettrait dans une position plutôt favorable, selon elle, par rapport à son patron. L’insistance de Chatelier et l’indiscrétion de la secrétaire ont même conduit Muster, l’hypocrite des hypocrites, à prendre à part son collègue dans le style « Pas touche au personnel, cela va nous attirer des emmerdes, et, en plus, une Arabe ».
Chatelier veut protéger tout le monde mais veut continuer ses activités sexuelles chez lui et avec sa secrétaire. Le mercredi et le jeudi, comme Sylvie Magnard clôt la journée et que Chatelier est le seul médecin pour la fermeture, les temps du coronavirus étant arrivés, ils ont pris l’habitude de prendre une douche commune dans la salle de bains du cabinet avant de regagner leurs foyers respectifs. C’est Sylvie Magnard qui en a eu l’idée au nom des sacro-saints principes de l’hygiène et de sa hantise des traces vertes. Les autres ont décidé, eux qui ignorent les circonstances précises de la douche commune, qu’ils feraient cela en arrivant chez eux : ils s’y sentiraient plus à l’aise. 
Il est certain que la douche commune est une idée érotique parfaite mais les virologues, s’ils avaient été convoqués, diraient qu’il ne s’agit sans doute pas d’une bonne idée pour éviter la diffusion du virus. Il est probable qu’une publication dans le Lancet pourrait confirmer que ce n’est pas une initiative qui pourrait contribuer à l’extinction de la pandémie.
Quoi qu’il en soit, en cette période de terreur, Sylvie Magnard est terrorisée comme nombre de Français, elle se livre sans hésiter à cette douche commune qui combine son désir louable d’être propre sur elle et celui, non moins louable, de se livrer à des activités érotiques, sexuelles et sentimentales avec son amant dans un lieu tabou et dangereux. Ajoutons qu’elle n’a jamais identifié la moindre trace de couleur verte sur aucune partie du corps de son partenaire avant ou après la douche.
Dans ce monde ultra connecté où certains, c’est véridique, se sont posé la question de la transmission des virus lors de contacts internet, une patiente de Chatelier qui avait envisagé qu’elle ait pu contracter l’hépatite B en fréquentant assidûment un site de rencontres à distance, il est évident que les constantes anthropologiques persistent (Chatelier se pique d’être un intellectuel bien qu’il écoute parfois BFM et lise sans conviction Le Quotidien du médecin), l’adultère, et cetera, et les conséquences de ces douches communes répétées furent tragiques.
Il ne faut pas exagérer : imprévues. A ce jour, ni Chatelier, ni sa femme, ni Sylvie Magnard ne sont morts du coronavirus. Mais Madame Chatelier a découvert à cette occasion que son mari entretenait une relation coupable avec Sylvie Magnard. 
« Pourquoi ne prends-tu pas ta douche à la maison ?
- Pour ne pas risquer de vous contaminer.
- C’est effectivement plus prudent. »
Chatelier laisse donc au cabinet les vêtements nettoyables à sec, rapportant dans un sac poubelle sa chemise et ses sous-vêtements qui sont immédiatement introduits dans la machine à laver familiale comme s’il s’agissait d’objets impurs.
Le pari sanitaire semble être le bon.
A un détail près. Madame Marie Chatelier, au bout de deux semaines de confinement, a senti que le savon liquide du cabinet n’avait pas la même odeur que celle de celui qu’elle avait acheté pour son mari. Un détail. Mais aussi ceci : sa mémoire des odeurs, à l’égale de la phobie des taches vertes de Sylvie Magnard, lui a fait remarquer que la chemise de son mari qu’il introduisait lui-même en arrivant dans le lave-linge, détail anodin mais révélateur puisqu’il n’avait jamais fait cela de sa vie, sentait de façon infinitésimale le parfum de la secrétaire, très reconnaissable, un chanel voluptueux, qui flottait dans l’air du secrétariat quand elle venait y faire un tour de curiosité. Ainsi, Marie Chatelier avait depuis longtemps remarqué inconsciemment et sans que cela fasse tilt dans son esprit, que le parfum de la secrétaire flottait vaguement sur les vêtements de son mari quand il rentrait du travail, mais c’est l’odeur vulgaire d’un gel douche, celui qu’elle ne lui avait pas acheté et qu’il avait utilisé par imprudence, qui l’a mise sur la voie de la tromperie. 


Le Baiser (1909) de Gustav Klimt (1862-1918)

dimanche 15 mars 2020

RELATIONS PROFESSIONNELLES


Inviter chez soi son patron à dîner est une des situations les plus convenues de la vie sociale et aussi l’une des plus dangereuses car elle permet à l’intime d’entrer dans les relations professionnelles, ce qui peut avoir des conséquences imprévisibles. Le plus souvent les choses se passent bien dans les limites de la courtoisie réciproque et, dans le cas contraire, ce dîner devient une réunion sans lendemain et la source de commentaires privés ultérieurs qui vont de la méchanceté à l’indifférence.
Fraîchement nommé chef de clinique dans un grand service parisien de cardiologie Daniel Levy a décidé d’inviter son professeur pour le remercier d’avoir appuyé sa promotion avec autant de vigueur et d’efficacité. Et accessoirement pour lui présenter sa nouvelle compagne dont la beauté et l’exotisme lui paraissent de nature à l’impressionner et à rendre moins commun son petit appartement cosy mais bien situé. Daniel Levy est connu pour être un médecin brillant, un clinicien avisé, un travailleur acharné et un garçon charmant à fréquenter malgré le fait que l’on ne sache rien de sa famille, de ses amis ou des raisons qui l’ont poussé à entrer dans la carrière. Sa gentillesse apparente n’a jamais été démentie ni par ses proches, ni par ses amis, pas plus que par ses compagnes successives, mais elle cache cependant, selon des sources bien informées et corrélées, une ambition très forte à l’exact inverse de relations médicales qu’il n’a pas.
Son chef, Pierre-Henri de Faucon, PHF pour les initiés, est un homme du sérail issu d’une famille de médecins connus dans le milieu hospitalier. Il est considéré par ses pairs et par les gens qui travaillent avec lui à la fois comme un homme sympathique et comme un médecin distant. Il arrive bien entendu dans le service et ailleurs dans les milieux cardiologiques que l’on critique ses qualités professionnelles et sa façon d’avoir toujours raison au moment même où il se trompe mais il est normal, selon Daniel Levy, que des jaloux ou des malicieux en demandent trop à quelqu’un qui fait partie du groupe honni et envié des fils de et des beaux-fils de. Par ailleurs, nul n’ignore que dans le milieu médical et plus encore dans le milieu hospitalier où nombreux sont les prétendants et rares sont les postes prestigieux, les commentaires acerbes, les chausse-trapes, les crocs-en-jambe et les pièges diaboliques, quand il ne s’agit pas de pures vacheries, sont courants, craints, acceptés et parfois encouragés. Ce que ne sait pas le chef de clinique c’est que PHF l’apprécie beaucoup, le tient en haute estime mais que son côté parfait médecin et gendre idéal fait de lui un rival désigné qu’il écrasera le moment venu, c’est-à-dire quand le danger se précisera, la seule ambition véritable du fils de famille étant de devenir chef de service, fût-ce en provoquant un tsunami, une cabale mortelle ou un meurtre de sang-froid.
Les deux hommes, outre leurs relations dans le service, sont devenus plus proches après qu’ils ont fréquenté trois ans de suite les congrès annuels du collège américain de cardiologie où Levy jouait le rôle du porteur d’eau de son chef pour les réunions et les communications. Ce qu’ils avaient fait là-bas en dehors des séances scientifiques les avaient persuadés qu’il valait mieux qu’ils ne se perdent pas dans les détails de leur vie intime. Faucon n’avait pas dit un mot sur sa femme et Levy s’était montré tout aussi discret sur ses fréquentations sachant tous les deux que ce genre de choses finissait par se savoir dans un milieu où les confidences sur l’oreiller se terminent toujours par des indiscrétions.
Le grand praticien hospitalier avait dû la veille rappeler à sa charmante femme, non médecin mais vraie fille de grand patron, que David Levy était juif, qu’il ne savait rien des origines de sa « copine » mais qu’elle pouvait très bien, avait-il ajouté en souriant et sans aucune acrimonie, s’appeler Myriam ou Rebecca. Il serait donc malséant, ajouta-t-il, que Sibylle ou lui-même se laissent par mégarde emporter par les préjugés bien ancrés et banals en tenant d’anodins propos antisémites entendus partout dans le milieu bourgeois, catholique et réactionnaire qu’ils fréquentaient depuis leur naissance, propos qui ne manqueraient pas d’être mal interprétés par le dénommé Daniel Levy et son amie encore inconnue. Sa femme, née Beilland-Chabot, répondit par un charmant « Nous savons nous tenir » en se demandant si la soirée n’allait pas être un peu pénible. Le professeur ne s’inquiétait donc pas que sa femme puisse être antisémite mais se préoccupait qu’elle puisse le laisser paraître par des propos prononcés en milieu hostile…
Quant à Daniel Levy, il n’avait dit rien de spécial à sa compagne dont les codes sociétaux étaient imparfaits sinon qu’il invitait son chef pour des raisons professionnelles et amicales, qu’il espérait peut-être en tirer bénéfice en introduisant une touche personnelle dans leurs relations et que ce dîner était win-win comme on dit dans les milieux hype de la capitale parce que, pour l’instant, l’un et l’autre travaillaient en synergie pour le bien commun de leurs promotions individuelles. Il avait caché le fait que certains dans le service appelaient PHF Pierre-Henri de Vraicon et que le jeu de mots, bien que franchement douteux et facile, faisait toujours rire tout le monde. Il avait aussi omis de préciser que son chef était un sacré coureur de jupons qui aimait beaucoup les étudiantes et les infirmières et que son terrain de chasse n’était pas seulement le service de cardiologie mais l’hôpital tout entier. Il est en effet toujours plus prudent de ne pas dire à ses compagnes que l’on fréquente des hommes qui trompent leurs femmes, car il est connu que cette maladie est éminemment contagieuse.
La seule chose que Levy savait de la femme de Faucon, et il l’avait appris dans le service par une indiscrétion, c’est qu’elle était professeur de japonais dans une institution catholique hors contrat. Il n’en avait pas parlé à sa compagne afin de ménager la surprise. En tous les cas, nul doute que les deux hommes ne raconteraient pas durant ce dîner comment ils avaient passé des soirées crapuleuses avec des femmes qui n’étaient pas les leurs et notamment pendant les congrès de cardiologie américains.
Les Faucon arrivèrent pile à l’heure, peut-être un peu trop à l’heure, Levy avait fini par connaître les manières de la grande bourgeoisie et juger si les coutumes ethnologiques de ce milieu étaient respectées à la lettre, il leur ouvrit la porte et découvrit que Sibylle était une jolie femme construite dans le métal bien sous tous rapports attendus, avec une touche de spontanéité et de grâce qui ne déparaient en rien ce tableau idyllique de l’épouse parfaite et bien élevée. Pierre-Henri eut le temps de dire avec fierté que sa femme était diplômée des langues orientales et qu’elle était professeur de japonais avant d’entrer dans le salon où il était difficile de ne pas noter des influences japonisantes décoratives perdues dans un mobilier néo-ikeaïen fonctionnel. Le mystère de la copine, s’il y en avait eu un, fut résolu immédiatement quand apparut une jeune femme dont l’allure nipponne ne faisait aucun doute et qu’un fort accent ne démentit pas lorsqu’elle salua ses invités. Pierre-Henri n’eut pas le temps de se réjouir d’une telle coïncidence et de se dire qu’ils allaient tous passer une soirée mémorable que Keiko se permit, sans se douter des conséquences de son action, de prendre le bras de Sybille, de l’entraîner dans la cuisine et de lui parler japonais dans l’intention de lui faire plaisir. On entendit au bout de quelques minutes un cri violent. Les deux hommes se précipitèrent : Sibylle était étalée de tout son long, apparemment inconsciente sur le carrelage… « Que s’est-il passé ? »
Bien qu’ils fussent tous les deux cardiologues ils durent s’organiser dans leur tête afin de savoir ce qu’il convenait de faire. Keiko appela le 15 et les deux hommes commencèrent un massage cardiaque externe.
Point n’est besoin de dire que le dîner s’annula de lui-même, qu’il ne fut pas reprogrammé et que Sibylle de Faucon fut hospitalisée  contre toute logique dans le service des deux médecins.

Sibylle reprit assez rapidement connaissance, l’ECG était normal ainsi que toutes les constantes sanguines, il s’agissait d’un simple malaise vagal. « Il faudra remettre cela. » dit Daniel Levy.
On ne remit jamais cela. 
Keiko attendait son ami avec impatience mais surtout avec anxiété. Il l’avait prévenue par téléphone que « tout allait bien ». Non qu’elle fût inquiète sur l’état de santé de Sibylle mais par ce qu’elle allait bien pouvoir raconter à Daniel.
Quand Sibylle était entrée dans la cuisine et alors que Keiko lui parlait japonais avec un accent tokyoïte irréprochable, elle se demanda comment elle pourrait longtemps lui cacher que son propre japonais était exécrable, que son accent nippon était horrible et qu’elle n’avait jamais fini sa licence de langue pour cette raison. Elle dit deux ou trois mots dans la langue de Keiko et, en constatant l'étonnement incrédule sur le visage de la Japonaise, elle se résolut à faire un malaise.

Quand Daniel Levy revint chez lui, Keiko avait un air bizarre.
« Qu’est-ce qui se passe ? demanda Levy
- Comment va-t-elle ?
- Je crois qu’elle va s’en sortir.
- Tant mieux.
- En revanche, il est nécessaire de lui faire des examens pour savoir de quoi il retourne.
- J’ai ma petite idée. »
Keiko lui raconta l'affaire.
Levy lui demanda comment elle avait fait pour devenir un médecin aussi assuré de son diagnostic. 

Ils se regardèrent tous les deux en pensant à la même chose mais ils convinrent qu’ils ne diraient rien.
Daniel Levy était désormais certain qu’un poste de professeur l’attendait.

(Versailles, dimanche 13 octobre 2019)



dimanche 8 mars 2020

LEGO



Si vous voulez faire du buzz sur les réseaux sociaux vous avez de nombreuses possibilités, tout a déjà été envisagé, mais il existe deux options sans risques, cent mille fois utilisées, dont le succès est presque certain : montrer une fille presque nue et lascive envoyant un bisou vers l’objectif ou filmer un chat mignon faisant des galipettes naïves et maladroites sur un lit. Si vous êtes très malins vous montrez une fille presque nue qui fait des galipettes avec son chat sur un lit. Succès assuré. 
Sylvain Montat est désormais prêt à faire du buzz, pas du petit buzz pour voisins de palier ou camarades de la machine à café, non, du vrai grand buzz avec des millions de vues dès la première journée et des relais sur toutes les chaînes mondiales d’information continue en français, en anglais comme en mandarin. 
Il a de la matière. Son chat parle. Vous avez lu ? Son chat, nommé Lego, parle. Sylvain Montat ne délire pas. Le fait qu’il soit vétérinaire le rend-il plus ou moins crédible ? Lego parle. Il parle comme vous et moi. Lego a fait son coming-out à l'instant.
D’abord ceci : Montat est certain qu'il n’est pas possible qu'un chat parle. Il connaît les données anatomiques et en particulier celles du larynx du chat. Un chat normal ne peut articuler, il n’en a pas les moyens physiques. Et le reste. Le reste vient du cerveau félin. Minuscule. Tout le monde sait, même les amoureux inconditionnels des chats, que les chats sont des crétins finis qui passent pour des individus indépendants parce qu’ils ne comprennent rien à rien et qu’ils oublient tout en raison de leur mémoire de poisson rouge (pardon pour les poissons rouges). Leur instinct est fort, leur intelligence est médiocre. 
Mariee Montat s’est justement rendue à la réunion bisannuelle de l’association des possesseurs catholiques de chats de gouttière, les enfants sont en vacances chez leurs grands-parents à cent kilomètres de là, et Lego est venu s’allonger entre les jambes de son seigneur et maître (c’est une plaisanterie). Dans le calme de la chambre, Montat est en train de lire un article de magazine intitulé « Comment améliorer ses revenus sans payer d’impôts » tout en jetant un œil distrait sur une série Netflix intitulée Banks et il entend soudain une voix inconnue lui parler. La parole claire, une tonalité de baryton basse, et les coronaires de Montat se contractent brutalement.
« Montat, j’ai un truc à te dire, je sais parler. »
Qui a pu prononcer une phrase pareille à part la bestiole qui est debout devant lui et qui le fixe avec des yeux qui lui paraissent tout à coup chargés de sens ? 
Le ciel aurait tout aussi bien pu lui tomber sur la tête qu’il n’aurait pas été plus surpris. Il pense d’abord à une plaisanterie, un truc dans le style Caméra invisible, mais il est seul avec son chat qui le regarde avec une attention soutenue.
« Il y a quelqu’un ? » Montat s’attend à ce qu’un inconnu sorte du placard avec une caméra et qu'une équipe entière de tournage fasse irruption dans la chambre.
Lego : « Tu devrais te calmer. Je te connais bien. Tu es paniqué, c’est normal, il y a peu d’humains qui connaissent mon secret, mais quand tu vas comprendre la situation tu vas devenir vaniteux…
- Vaniteux ?
- Ben oui, tu es le plus vaniteux des hommes, tu te demandes déjà à qui tu vas le raconter. Mais tu ne vas le raconter à personne. Cela vaudrait mieux.
- Explique.
- Cela doit être un secret entre nous. C’est important.
- Tu aurais mieux fait de ne rien dire si tu voulais que cela reste vraiment secret…
- Je l’ai fait pour une raison précise.
- Laquelle ?
- Il est trop tôt pour t’en parler. Mais disons que j’ai besoin de toi.
- Tu es bien mystérieux. Je peux poser des questions ?
- Oui.
- Qu’est-ce que c’est que ce délire ? Depuis combien de temps sais-tu parler ? Es-tu le seul chat capable de faire cela ? »
Lego se frotte contre la jambe de Montat avant de répondre.
« Ce sont des informations extrêmement confidentielles. Elles pourraient remettre en cause ta personnalité même, l’ensemble de tes croyances… 
- Tu ne crois pas si bien dire. J’ai quand même l’impression de vivre dans un rêve. Je suis abasourdi. Tu ne peux pas me griffer pour me réveiller ? »
Lego rit mais son rire chat est ininterprétable par Montat. 
« Tu ne rêves pas. Mais imagines-tu le retentissement que cela aurait si on apprenait que je sais parler…
- Oui. 
- Il faut donc que tu te taises. Pas un mot à personne. Pas même à Marie. 
- Tu n’exagères pas un peu ? 
- Non. De bonnes âmes seraient capables de proposer ma dissection pour connaître la forme de mon larynx ou celle de mon cerveau.
- Je m’y opposerais.
- Tu n’y pourrais rien.
- Alors, si tu me donnais des explications… »
Lego fait des manières mais il finit par lui raconter l’affaire : « Il y a toujours eu des chats qui parlent, depuis la plus haute Antiquité, chez les Babyloniens comme chez les Égyptiens, en Chine comme en Inde… »
Il s’arrête de parler, il reprend son souffle et fait quelques mouvements souples sur le lit de Montat. Il le fixe comme s’il le jaugeait. « Tu ne te doutais même pas que cela puisse exister ? - Bien sûr que non. Tout le monde connaît le Tobby de Saki… Mais c’est tout… - Le pauvre Tobby… il a été massacré par Saki qui s’en est débarrassé en deux coups de cuillers à pot… - Tu connais cette expression ? - J’ai du vocabulaire… Bon, mais tu veux savoir la suite ? - Bien entendu. Je m’attends au pire… - Eh bien, il s’agit d’une mutation génétique incroyable, non transmissible, qui apparaît sans qu’aucun facteur prédictif n’ait pu être retrouvé. - Tu en parles comme s’il existait des publications scientifiques, une académie de chats savants... »
Lego prend un peu de temps avant de répondre. L’instinct, non, l’intelligence des chats, et les chats sont persuadés, malgré leurs problèmes anatomiques qui les empêchent d’écrire que leur intelligence est largement supérieure à celle des humains, leur indique qu’il faut se taire, ne pas trop en dire car quelques expériences dans l’histoire ancienne ont conduit à des catastrophes et jamais aucun chat n’en a tiré bénéfice.
« Ce n’est pas le sujet. - Si, tu pourrais expliquer… - Nous nous méfions de tout pour que le secret soit bien gardé. - Jamais aucun homme n’a parlé ? - Si, Saki. - Ne plaisante pas. - Depuis des temps immémoriaux nous prenons des précautions mais aujourd’hui qu’il existe des téléphones portables et autres gadgets, cela devient très périlleux. Je te l’ai déjà dit : cela va être difficile de garder le secret. Je te redemande impérativement de ne rien dévoiler, pas même à Marie et encore moins à un de tes collègues vétérinaires. Et comme je sais que tu es bavard… Tu me promets ? »
Montat fait « Oui, bien entendu. » Mais il n’en pense pas moins et Lego n’en pense pas moins non plus (les chats, tout le monde le sait, lisent dans les pensées des humains).
« Hum, Marie rentre dans environ une heure. 
- Et ?
- Tu m’a compris. Pas un mot. De toute façon, si tu parles et même si tu m’enregistres, même si tu fais une vidéo et que tu la diffusais, personne ne te croirait, on penserait à une supercherie, tu passerais pour dérangé, tu serais ridicule… On se moquerait de toi. »
Montat acquiesce mais l'idée de tout dévoiler ne lui paraît pas si irréaliste : il en serait capable. Quel scoop ! 
Lego : « Je vois à ta tête que tu as décidé de parler. Tu m'avais promis. Je te conseille donc de t'abstenir.
- Des menaces ?
- Non, un conseil d’ami.
- Tu es mon ami, maintenant ?
- Je répète : peux-tu me promettre solennellement de ne rien dire à Prune ?
- Non. » 
Montat entend le bruit de la chatière : c'est Lego qui disparaît. 
Il réfléchit encore. Il se dit qu’il ne peut pas laisser la science échapper à cette découverte étonnante, à savoir que certains chats parlent, raisonnent, argumentent… Vous imaginez la gloire qu'il pourrait en tirer ? Le nombre de mentions sur twitter ! Mais il ne saura jamais ce que Lego voulait lui demander… Il faut qu’il prenne une décision. Les minutes passent, Marie va bientôt arriver, et Lego a disparu.
Et c’est le moment où Prune entre dans l’appartement.
« Alors, ta réunion ? »
Elle n’est pas dans son état normal. Il le voit tout de suite. Elle est même dans une colère noire.
« Je viens de recevoir un appel masqué.
- On t’a menacée ?
- Non. Pas vraiment. On m’a informée.
- Et de quoi ? 
- Que tu sortais avec Béatrice… 
- Quoi ? Mais c’est du grand n’importe quoi ? Qui t'a raconté des choses pareilles ?
- C'était un numéro masqué, une voix d’homme, une tonalité de baryton, il m’a donné des détails qui ne trompent pas, des détails que moi seule pouvait connaître sur Béatrice et sur toi…
- Enfin… Prune… Un appel anonyme… Lego !
- Comment, Lego ? »
Montat vient de comprendre. Il vient de comprendre que Lego est parti pour de bon, qu’il ne le reverra jamais et comment pourrait-il dire à sa femme que c’est Lego qui vient de l’appeler pour l’empêcher définitivement de révéler à sa femme que certains chats savent parler ? …
Lego ne reviendra pas. Il ira trouver ailleurs un maître qui saura être discret pour réaliser ce qu’il avait l’intention de demander à Montat. Quant à Prune, elle est bien décidée : elle va demander le divorce.

(Versailles, le 27 décembre 2019)

jeudi 5 mars 2020

LA VIE DE BUREAU



Quand elle revint s’installer en face de sa collègue et amie Fleur Malouin, la table d’à côté était occupée. Deux femmes et un homme travaillant dans la même entreprise, étaient  plongés dans des discussions dans le style « on refait le monde du travail et, ma brave dame, si on nous écoutait, le monde du travail irait mieux. » Rien que du classique. Ils auraient même pu parler moins fort.
Pour Antinea Dumont ce déjeuner du jeudi était toujours un plaisir car sa collègue partageait avec elle des valeurs communes qui paraissent de nos jours un peu vieux jeu : le professionnalisme, la compétence, le bon esprit. Elles parcouraient l’actualité de leurs intérêts, lire des romans, regarder des films et des séries, parler de leurs penseurs favoris, et, avec tout autant d’enthousiasme, faire des commentaires acérés et parfois dévastateurs, sur leurs collègues de bureau. Quand Fleur, après qu’elles eurent commandé des (énormes) salades et une carafe d’eau, alla se rafraîchir, Antinea fut dérangée par les conversations de la table d’à côté. Les trois collègues étaient déchaînés contre un type qui ne faisait rien, qui refusait tout travail, qui déléguait aux autres et s’attribuait la paternité des choses bien faites en critiquant en public les choses mal faites qu’il avait lui-même demandées et n’avait pas su modifier, qui traînait sa flemme dans les couloirs, qui léchait les bottes des chefs, qui passait ses journées à ne rien faire et profitait d’une journée par semaine de télétravail pour en faire encore moins si c’était encore possible. Une des deux femmes conclut : « Il ne fait rien et il le fait mal. »
Quand Fleur revint de ses ablutions elle omit de lui parler de cela et elles se lancèrent immédiatement dans une discussion passionnée sur les qualités comparées de Sandor Marai et de Stefan Zweig mais il était difficile pour elles de garder une ligne directrice, elles avaient tellement de choses à se dire depuis la dernière fois, ça partait dans tous les sens, le dernier film de Bong Joon-Ho, Parasite, la meilleure série sur Netflix, Unbelievable, l’éternel débat sur les féministes, les dernières déclarations de celles-ci, l’affaire Polanski ou la cérémonie des Césars, sans oublier les maigres qualités littéraires de Virginie Despentes, elles sont d’accord, et une pique appuyée sur leurs maris respectifs, c’est la seule fois, qui ne lisent que des polars et pas toujours les meilleurs, bref, les deux amies et collègues sont en liberté, telles des Thelma et Louise bobos et presque fières de l’être, dont les goûts musicaux ne gâchent en rien leurs parfaits goûts littéraires…
Elles ne purent pourtant pas résister, après ces discussions de haut vol, c’est elles qui se moquent d’elles-mêmes, elles abordèrent le point délicat de leur existence commune de bureau : le formidable amateurisme de leurs collègues pour lesquelles et lesquels, pas tous et toutes, elles n’éprouvaient aucune bienveillance, aucune excuse, aucune compassion, celles et ceux qui, les écoutant tout à l’heure parler de Roth ou de Jim Harrison, ces vilains écrivains garçons, les auraient prises pour des extra-terrestres, des échappées d’un mauvais feuilleton intellectuel, ils et elles lisant à l’envi et en désordre Anna Gavalda, Sylvain Tesson ou Elena Ferrante, regardant The mentalist sur TF1 en version française et écoutant Angèle, Mat Pokora pour faire plaisir à leurs enfants mais quand même pas le dernier Souchon, trop ringard… et ayant de vagues idées sur ce que pourrait être du cinéma de qualité. Selon les deux amies, bien entendu.
« Nous sommes des élitistes, voilà ce que disent de nous les personnes avec qui nous travaillons. »
Fleur Malouin et Antinea Dumont ont une autre passion : casser du sucre sur les personnes avec qui elles travaillent dans un style désabusé et méchant comme les personnes de la table d’à côté qui n'ont pas cessé depuis tout à l'heure, alignant les propos acerbes et le manque d'autocritique.
Antinea et Fleur font de même : le manque d’intérêt que leurs collègues mettent à leur travail qui est sans doute à la hauteur du manque d’intérêt de leur travail, leur propension inébranlable à profiter de la moindre seconde pour ne rien faire, leur obsession à ne pas faire ce qui est inscrit dans leur profil de poste et à mettre beaucoup plus d’énergie à refuser de faire ce qui n’est pas strictement contenu dans leur profil de poste, leurs fréquents oublis de débadger, leurs demandes de faire badger ou débadger par quelqu’un d’autre pour gagner trois minutes ou trois heures, télé travailler à ne rien faire, erretéter à qui mieux mieux, passer de longues heures devant la machine à café en déplorant que personne ne travaille dans cette boîte… Elles sont insatiables.
Si l’on avait interrogé leurs collègues à leur propos la tendance du sondage aurait été « Ce sont des emmerdeuses » avec une  appréciation secondaire "Elles se prennent pour qui ?"

Et tout d’un coup, en un éclair, un éclair qui annoncera un énorme coup de tonnerre dans sa vie, Antinea Dumont comprend qu'à la table d’à côté, le nom a été prononcé, on parle de son mari comme d'un glandeur de compétition et d'un sale type qu'elle aurait détesté  au premier regard s'il avait travaillé avec elle…

(Le jeudi 5 mars 2020)

 

UN COUPLE SILENCIEUX

      Le couple Bertrand a l’habitude d’aller au restaurant « Aux amis » une fois par semaine. Toujours le même jour, le vendredi midi. Ils ...