dimanche 15 mars 2020

RELATIONS PROFESSIONNELLES


Inviter chez soi son patron à dîner est une des situations les plus convenues de la vie sociale et aussi l’une des plus dangereuses car elle permet à l’intime d’entrer dans les relations professionnelles, ce qui peut avoir des conséquences imprévisibles. Le plus souvent les choses se passent bien dans les limites de la courtoisie réciproque et, dans le cas contraire, ce dîner devient une réunion sans lendemain et la source de commentaires privés ultérieurs qui vont de la méchanceté à l’indifférence.
Fraîchement nommé chef de clinique dans un grand service parisien de cardiologie Daniel Levy a décidé d’inviter son professeur pour le remercier d’avoir appuyé sa promotion avec autant de vigueur et d’efficacité. Et accessoirement pour lui présenter sa nouvelle compagne dont la beauté et l’exotisme lui paraissent de nature à l’impressionner et à rendre moins commun son petit appartement cosy mais bien situé. Daniel Levy est connu pour être un médecin brillant, un clinicien avisé, un travailleur acharné et un garçon charmant à fréquenter malgré le fait que l’on ne sache rien de sa famille, de ses amis ou des raisons qui l’ont poussé à entrer dans la carrière. Sa gentillesse apparente n’a jamais été démentie ni par ses proches, ni par ses amis, pas plus que par ses compagnes successives, mais elle cache cependant, selon des sources bien informées et corrélées, une ambition très forte à l’exact inverse de relations médicales qu’il n’a pas.
Son chef, Pierre-Henri de Faucon, PHF pour les initiés, est un homme du sérail issu d’une famille de médecins connus dans le milieu hospitalier. Il est considéré par ses pairs et par les gens qui travaillent avec lui à la fois comme un homme sympathique et comme un médecin distant. Il arrive bien entendu dans le service et ailleurs dans les milieux cardiologiques que l’on critique ses qualités professionnelles et sa façon d’avoir toujours raison au moment même où il se trompe mais il est normal, selon Daniel Levy, que des jaloux ou des malicieux en demandent trop à quelqu’un qui fait partie du groupe honni et envié des fils de et des beaux-fils de. Par ailleurs, nul n’ignore que dans le milieu médical et plus encore dans le milieu hospitalier où nombreux sont les prétendants et rares sont les postes prestigieux, les commentaires acerbes, les chausse-trapes, les crocs-en-jambe et les pièges diaboliques, quand il ne s’agit pas de pures vacheries, sont courants, craints, acceptés et parfois encouragés. Ce que ne sait pas le chef de clinique c’est que PHF l’apprécie beaucoup, le tient en haute estime mais que son côté parfait médecin et gendre idéal fait de lui un rival désigné qu’il écrasera le moment venu, c’est-à-dire quand le danger se précisera, la seule ambition véritable du fils de famille étant de devenir chef de service, fût-ce en provoquant un tsunami, une cabale mortelle ou un meurtre de sang-froid.
Les deux hommes, outre leurs relations dans le service, sont devenus plus proches après qu’ils ont fréquenté trois ans de suite les congrès annuels du collège américain de cardiologie où Levy jouait le rôle du porteur d’eau de son chef pour les réunions et les communications. Ce qu’ils avaient fait là-bas en dehors des séances scientifiques les avaient persuadés qu’il valait mieux qu’ils ne se perdent pas dans les détails de leur vie intime. Faucon n’avait pas dit un mot sur sa femme et Levy s’était montré tout aussi discret sur ses fréquentations sachant tous les deux que ce genre de choses finissait par se savoir dans un milieu où les confidences sur l’oreiller se terminent toujours par des indiscrétions.
Le grand praticien hospitalier avait dû la veille rappeler à sa charmante femme, non médecin mais vraie fille de grand patron, que David Levy était juif, qu’il ne savait rien des origines de sa « copine » mais qu’elle pouvait très bien, avait-il ajouté en souriant et sans aucune acrimonie, s’appeler Myriam ou Rebecca. Il serait donc malséant, ajouta-t-il, que Sibylle ou lui-même se laissent par mégarde emporter par les préjugés bien ancrés et banals en tenant d’anodins propos antisémites entendus partout dans le milieu bourgeois, catholique et réactionnaire qu’ils fréquentaient depuis leur naissance, propos qui ne manqueraient pas d’être mal interprétés par le dénommé Daniel Levy et son amie encore inconnue. Sa femme, née Beilland-Chabot, répondit par un charmant « Nous savons nous tenir » en se demandant si la soirée n’allait pas être un peu pénible. Le professeur ne s’inquiétait donc pas que sa femme puisse être antisémite mais se préoccupait qu’elle puisse le laisser paraître par des propos prononcés en milieu hostile…
Quant à Daniel Levy, il n’avait dit rien de spécial à sa compagne dont les codes sociétaux étaient imparfaits sinon qu’il invitait son chef pour des raisons professionnelles et amicales, qu’il espérait peut-être en tirer bénéfice en introduisant une touche personnelle dans leurs relations et que ce dîner était win-win comme on dit dans les milieux hype de la capitale parce que, pour l’instant, l’un et l’autre travaillaient en synergie pour le bien commun de leurs promotions individuelles. Il avait caché le fait que certains dans le service appelaient PHF Pierre-Henri de Vraicon et que le jeu de mots, bien que franchement douteux et facile, faisait toujours rire tout le monde. Il avait aussi omis de préciser que son chef était un sacré coureur de jupons qui aimait beaucoup les étudiantes et les infirmières et que son terrain de chasse n’était pas seulement le service de cardiologie mais l’hôpital tout entier. Il est en effet toujours plus prudent de ne pas dire à ses compagnes que l’on fréquente des hommes qui trompent leurs femmes, car il est connu que cette maladie est éminemment contagieuse.
La seule chose que Levy savait de la femme de Faucon, et il l’avait appris dans le service par une indiscrétion, c’est qu’elle était professeur de japonais dans une institution catholique hors contrat. Il n’en avait pas parlé à sa compagne afin de ménager la surprise. En tous les cas, nul doute que les deux hommes ne raconteraient pas durant ce dîner comment ils avaient passé des soirées crapuleuses avec des femmes qui n’étaient pas les leurs et notamment pendant les congrès de cardiologie américains.
Les Faucon arrivèrent pile à l’heure, peut-être un peu trop à l’heure, Levy avait fini par connaître les manières de la grande bourgeoisie et juger si les coutumes ethnologiques de ce milieu étaient respectées à la lettre, il leur ouvrit la porte et découvrit que Sibylle était une jolie femme construite dans le métal bien sous tous rapports attendus, avec une touche de spontanéité et de grâce qui ne déparaient en rien ce tableau idyllique de l’épouse parfaite et bien élevée. Pierre-Henri eut le temps de dire avec fierté que sa femme était diplômée des langues orientales et qu’elle était professeur de japonais avant d’entrer dans le salon où il était difficile de ne pas noter des influences japonisantes décoratives perdues dans un mobilier néo-ikeaïen fonctionnel. Le mystère de la copine, s’il y en avait eu un, fut résolu immédiatement quand apparut une jeune femme dont l’allure nipponne ne faisait aucun doute et qu’un fort accent ne démentit pas lorsqu’elle salua ses invités. Pierre-Henri n’eut pas le temps de se réjouir d’une telle coïncidence et de se dire qu’ils allaient tous passer une soirée mémorable que Keiko se permit, sans se douter des conséquences de son action, de prendre le bras de Sybille, de l’entraîner dans la cuisine et de lui parler japonais dans l’intention de lui faire plaisir. On entendit au bout de quelques minutes un cri violent. Les deux hommes se précipitèrent : Sibylle était étalée de tout son long, apparemment inconsciente sur le carrelage… « Que s’est-il passé ? »
Bien qu’ils fussent tous les deux cardiologues ils durent s’organiser dans leur tête afin de savoir ce qu’il convenait de faire. Keiko appela le 15 et les deux hommes commencèrent un massage cardiaque externe.
Point n’est besoin de dire que le dîner s’annula de lui-même, qu’il ne fut pas reprogrammé et que Sibylle de Faucon fut hospitalisée  contre toute logique dans le service des deux médecins.

Sibylle reprit assez rapidement connaissance, l’ECG était normal ainsi que toutes les constantes sanguines, il s’agissait d’un simple malaise vagal. « Il faudra remettre cela. » dit Daniel Levy.
On ne remit jamais cela. 
Keiko attendait son ami avec impatience mais surtout avec anxiété. Il l’avait prévenue par téléphone que « tout allait bien ». Non qu’elle fût inquiète sur l’état de santé de Sibylle mais par ce qu’elle allait bien pouvoir raconter à Daniel.
Quand Sibylle était entrée dans la cuisine et alors que Keiko lui parlait japonais avec un accent tokyoïte irréprochable, elle se demanda comment elle pourrait longtemps lui cacher que son propre japonais était exécrable, que son accent nippon était horrible et qu’elle n’avait jamais fini sa licence de langue pour cette raison. Elle dit deux ou trois mots dans la langue de Keiko et, en constatant l'étonnement incrédule sur le visage de la Japonaise, elle se résolut à faire un malaise.

Quand Daniel Levy revint chez lui, Keiko avait un air bizarre.
« Qu’est-ce qui se passe ? demanda Levy
- Comment va-t-elle ?
- Je crois qu’elle va s’en sortir.
- Tant mieux.
- En revanche, il est nécessaire de lui faire des examens pour savoir de quoi il retourne.
- J’ai ma petite idée. »
Keiko lui raconta l'affaire.
Levy lui demanda comment elle avait fait pour devenir un médecin aussi assuré de son diagnostic. 

Ils se regardèrent tous les deux en pensant à la même chose mais ils convinrent qu’ils ne diraient rien.
Daniel Levy était désormais certain qu’un poste de professeur l’attendait.

(Versailles, dimanche 13 octobre 2019)



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