jeudi 5 mars 2020

LA VIE DE BUREAU



Quand elle revint s’installer en face de sa collègue et amie Fleur Malouin, la table d’à côté était occupée. Deux femmes et un homme travaillant dans la même entreprise, étaient  plongés dans des discussions dans le style « on refait le monde du travail et, ma brave dame, si on nous écoutait, le monde du travail irait mieux. » Rien que du classique. Ils auraient même pu parler moins fort.
Pour Antinea Dumont ce déjeuner du jeudi était toujours un plaisir car sa collègue partageait avec elle des valeurs communes qui paraissent de nos jours un peu vieux jeu : le professionnalisme, la compétence, le bon esprit. Elles parcouraient l’actualité de leurs intérêts, lire des romans, regarder des films et des séries, parler de leurs penseurs favoris, et, avec tout autant d’enthousiasme, faire des commentaires acérés et parfois dévastateurs, sur leurs collègues de bureau. Quand Fleur, après qu’elles eurent commandé des (énormes) salades et une carafe d’eau, alla se rafraîchir, Antinea fut dérangée par les conversations de la table d’à côté. Les trois collègues étaient déchaînés contre un type qui ne faisait rien, qui refusait tout travail, qui déléguait aux autres et s’attribuait la paternité des choses bien faites en critiquant en public les choses mal faites qu’il avait lui-même demandées et n’avait pas su modifier, qui traînait sa flemme dans les couloirs, qui léchait les bottes des chefs, qui passait ses journées à ne rien faire et profitait d’une journée par semaine de télétravail pour en faire encore moins si c’était encore possible. Une des deux femmes conclut : « Il ne fait rien et il le fait mal. »
Quand Fleur revint de ses ablutions elle omit de lui parler de cela et elles se lancèrent immédiatement dans une discussion passionnée sur les qualités comparées de Sandor Marai et de Stefan Zweig mais il était difficile pour elles de garder une ligne directrice, elles avaient tellement de choses à se dire depuis la dernière fois, ça partait dans tous les sens, le dernier film de Bong Joon-Ho, Parasite, la meilleure série sur Netflix, Unbelievable, l’éternel débat sur les féministes, les dernières déclarations de celles-ci, l’affaire Polanski ou la cérémonie des Césars, sans oublier les maigres qualités littéraires de Virginie Despentes, elles sont d’accord, et une pique appuyée sur leurs maris respectifs, c’est la seule fois, qui ne lisent que des polars et pas toujours les meilleurs, bref, les deux amies et collègues sont en liberté, telles des Thelma et Louise bobos et presque fières de l’être, dont les goûts musicaux ne gâchent en rien leurs parfaits goûts littéraires…
Elles ne purent pourtant pas résister, après ces discussions de haut vol, c’est elles qui se moquent d’elles-mêmes, elles abordèrent le point délicat de leur existence commune de bureau : le formidable amateurisme de leurs collègues pour lesquelles et lesquels, pas tous et toutes, elles n’éprouvaient aucune bienveillance, aucune excuse, aucune compassion, celles et ceux qui, les écoutant tout à l’heure parler de Roth ou de Jim Harrison, ces vilains écrivains garçons, les auraient prises pour des extra-terrestres, des échappées d’un mauvais feuilleton intellectuel, ils et elles lisant à l’envi et en désordre Anna Gavalda, Sylvain Tesson ou Elena Ferrante, regardant The mentalist sur TF1 en version française et écoutant Angèle, Mat Pokora pour faire plaisir à leurs enfants mais quand même pas le dernier Souchon, trop ringard… et ayant de vagues idées sur ce que pourrait être du cinéma de qualité. Selon les deux amies, bien entendu.
« Nous sommes des élitistes, voilà ce que disent de nous les personnes avec qui nous travaillons. »
Fleur Malouin et Antinea Dumont ont une autre passion : casser du sucre sur les personnes avec qui elles travaillent dans un style désabusé et méchant comme les personnes de la table d’à côté qui n'ont pas cessé depuis tout à l'heure, alignant les propos acerbes et le manque d'autocritique.
Antinea et Fleur font de même : le manque d’intérêt que leurs collègues mettent à leur travail qui est sans doute à la hauteur du manque d’intérêt de leur travail, leur propension inébranlable à profiter de la moindre seconde pour ne rien faire, leur obsession à ne pas faire ce qui est inscrit dans leur profil de poste et à mettre beaucoup plus d’énergie à refuser de faire ce qui n’est pas strictement contenu dans leur profil de poste, leurs fréquents oublis de débadger, leurs demandes de faire badger ou débadger par quelqu’un d’autre pour gagner trois minutes ou trois heures, télé travailler à ne rien faire, erretéter à qui mieux mieux, passer de longues heures devant la machine à café en déplorant que personne ne travaille dans cette boîte… Elles sont insatiables.
Si l’on avait interrogé leurs collègues à leur propos la tendance du sondage aurait été « Ce sont des emmerdeuses » avec une  appréciation secondaire "Elles se prennent pour qui ?"

Et tout d’un coup, en un éclair, un éclair qui annoncera un énorme coup de tonnerre dans sa vie, Antinea Dumont comprend qu'à la table d’à côté, le nom a été prononcé, on parle de son mari comme d'un glandeur de compétition et d'un sale type qu'elle aurait détesté  au premier regard s'il avait travaillé avec elle…

(Le jeudi 5 mars 2020)

 

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