dimanche 22 mars 2020

DOUCHE AU CORONAVIRUS



Sylvie Magnard est une obsédée de l’hygiène. Secrétaire médicale dans un cabinet où exercent trois médecins elle s’est posée des questions existentielles au moment de l’apparition de la menace coronavirus. Fallait-il qu’elle continue à travailler ? Le manque de masques chirurgicaux comme le manque de soluté hydro alcoolique ne la rendaient pas sereine. Elle s’imaginait, quand elle n’arrivait pas à dormir ou quand elle dormait et qu’elle faisait des cauchemars, que le virus Covid-19 laissait des traces dans tout le cabinet, une sorte de coloration verte qui l’empêchait de s’asseoir à son bureau, de circuler dans les couloirs, d’entrer dans les bureaux des médecins mais, plus encore, de toucher à la souris de l’ordinateur ou à son clavier et d’appuyer sur le bouton de son casque quand une communication lui parvenait.
Investie par une mission, celle de servir ses patrons et, accessoirement, de rendre service aux patients qui fréquentaient le cabinet médical, il ne lui vint jamais à l’esprit qu’elle pourrait abandonner, c’est-à-dire rentrer chez elle et renoncer à aider. Mais ces traînées vertes étaient quand même du plus mauvais effet. Elle ne pouvait en parler à personne tant elle avait honte de ses visions. Les nombreuses boîtes de lingettes javellisées qu’elle avait achetées et qui encombraient la table basse lui permettaient de se rassurer : chaque fois que du vert apparaissait elle le cachait d’un coup de lingette. Ce qui finit par se remarquer.
« Qu’est-ce qui vous arrive, Sylvie ? vous avez des tocs ?
- Oh, docteur, je suis terrorisée par ce virus. Ce qui s’est passé en Chine, et maintenant en Italie, je me demande comment on va y échapper…
- En donnant des coups de lingette partout, je suppose… »
Elle se tourne vers le docteur Muster : « Vous ne devriez pas vous moquer de moi. J’ai lu des trucs sur internet, on va droit dans le mur. »
Le docteur Muster rit de bon cœur : « Vous savez, Sylvie, c’est une bonne grosse grippe…
- Je ne crois pas. »
C’est le docteur Chatelier qui est intervenu au grand déplaisir de son confrère qui, comme tout le monde, n’aime pas qu’on le contredise et surtout en prenant parti pour une secrétaire.
« Je crois même que nous devrions faire plus attention.
- Hum. On devrait acheter plus de lingettes ? … »
La secrétaire voit la tête bouffie de Muster couverte de vert. Et dire qu’un jour elle a senti sa grosse bave humecter ses lèvres, le temps qu’elle le repousse. Il a toujours essayé de se frotter contre elle. Et elle a toujours résisté …
Quoi qu’il en soit, les mauvaises nouvelles donnent raison à la secrétaire : l’épidémie s’étend et les chiffres italiens de décès préfigurent selon des courbes prévisionnelles ce qui va se passer en France. 
Les trois médecins du cabinet sont partagés. Muster pense que c’est une grippette, répète partout qu’il n’a jamais rien attrapé au cabinet en trente-cinq ans d’exercice, qu’il faut faire attention mais « qu’il ne faut pas charrier, les Italiens exagèrent toujours ». Le jeune Castro, trente-cinq ans, le dernier arrivé, n’hésite pas à dire qu’il s’est trompé au début sur la gravité de l’affaire, qu’il est inquiet et qu’il est même franchement affolé de ne pas savoir comment agir en pratique, sinon rappeler le confinement, répéter « Restez chez vous », et prescrire du paracétamol… La Faculté de médecine ne l’a pas habitué à rester inerte, à attendre que les choses se passent et que le virus veuille bien mourir de sa propre mort… Quant à Chatelier, soixante et un ans, comme d’habitude il ressemble à une girouette. Il change d’avis au gré des informations qu’il reçoit, il les soupèse et les intègre ou non dans sa pensée, au risque de croire n’importe quoi et de négliger l’essentiel. Entre BFMLe Quotidien du médecin et les réseaux sociaux, il n’arrive pas à hiérarchiser.
Mais le vrai problème de Chatelier, ce n’est pas seulement de bloquer la circulation du virus, c’est de gérer la circulation de son corps entre sa femme et sa maîtresse, une des deux secrétaires du cabinet, une certaine Sylvie qui fait une fixation sur les lingettes. Ils ont leurs habitudes, leurs rituels, leurs rendez-vous secrets, leur studio, et cetera. Ce qui est curieux, parfaitement invraisemblable, c’est que personne ne s’en est encore rendu compte. Sylvie Magnard est une maniaque de la propreté mais aussi une maniaque du secret à tel point que sa collègue, Khadija Ben Ameur, qui travaille à mi-temps avec elle, n’en sait rien et ne se doute de rien. Sylvie Magnard a été ravie quand sa jeune collègue lui parlé du fait que Chatelier se montrait parfois un peu pressant, un peu « lourd », qu’il ne lui avait pas fait des propositions directes mais qu’il l’avait placée dans la zone d’incertitude, celle où l’un ou l’autre peuvent franchir le pas tout en n’étant pas certain de la réaction de l’autre ou de l’un. Car Khadija ne dirait pas non à une aventurette qui la mettrait dans une position plutôt favorable, selon elle, par rapport à son patron. L’insistance de Chatelier et l’indiscrétion de la secrétaire ont même conduit Muster, l’hypocrite des hypocrites, à prendre à part son collègue dans le style « Pas touche au personnel, cela va nous attirer des emmerdes, et, en plus, une Arabe ».
Chatelier veut protéger tout le monde mais veut continuer ses activités sexuelles chez lui et avec sa secrétaire. Le mercredi et le jeudi, comme Sylvie Magnard clôt la journée et que Chatelier est le seul médecin pour la fermeture, les temps du coronavirus étant arrivés, ils ont pris l’habitude de prendre une douche commune dans la salle de bains du cabinet avant de regagner leurs foyers respectifs. C’est Sylvie Magnard qui en a eu l’idée au nom des sacro-saints principes de l’hygiène et de sa hantise des traces vertes. Les autres ont décidé, eux qui ignorent les circonstances précises de la douche commune, qu’ils feraient cela en arrivant chez eux : ils s’y sentiraient plus à l’aise. 
Il est certain que la douche commune est une idée érotique parfaite mais les virologues, s’ils avaient été convoqués, diraient qu’il ne s’agit sans doute pas d’une bonne idée pour éviter la diffusion du virus. Il est probable qu’une publication dans le Lancet pourrait confirmer que ce n’est pas une initiative qui pourrait contribuer à l’extinction de la pandémie.
Quoi qu’il en soit, en cette période de terreur, Sylvie Magnard est terrorisée comme nombre de Français, elle se livre sans hésiter à cette douche commune qui combine son désir louable d’être propre sur elle et celui, non moins louable, de se livrer à des activités érotiques, sexuelles et sentimentales avec son amant dans un lieu tabou et dangereux. Ajoutons qu’elle n’a jamais identifié la moindre trace de couleur verte sur aucune partie du corps de son partenaire avant ou après la douche.
Dans ce monde ultra connecté où certains, c’est véridique, se sont posé la question de la transmission des virus lors de contacts internet, une patiente de Chatelier qui avait envisagé qu’elle ait pu contracter l’hépatite B en fréquentant assidûment un site de rencontres à distance, il est évident que les constantes anthropologiques persistent (Chatelier se pique d’être un intellectuel bien qu’il écoute parfois BFM et lise sans conviction Le Quotidien du médecin), l’adultère, et cetera, et les conséquences de ces douches communes répétées furent tragiques.
Il ne faut pas exagérer : imprévues. A ce jour, ni Chatelier, ni sa femme, ni Sylvie Magnard ne sont morts du coronavirus. Mais Madame Chatelier a découvert à cette occasion que son mari entretenait une relation coupable avec Sylvie Magnard. 
« Pourquoi ne prends-tu pas ta douche à la maison ?
- Pour ne pas risquer de vous contaminer.
- C’est effectivement plus prudent. »
Chatelier laisse donc au cabinet les vêtements nettoyables à sec, rapportant dans un sac poubelle sa chemise et ses sous-vêtements qui sont immédiatement introduits dans la machine à laver familiale comme s’il s’agissait d’objets impurs.
Le pari sanitaire semble être le bon.
A un détail près. Madame Marie Chatelier, au bout de deux semaines de confinement, a senti que le savon liquide du cabinet n’avait pas la même odeur que celle de celui qu’elle avait acheté pour son mari. Un détail. Mais aussi ceci : sa mémoire des odeurs, à l’égale de la phobie des taches vertes de Sylvie Magnard, lui a fait remarquer que la chemise de son mari qu’il introduisait lui-même en arrivant dans le lave-linge, détail anodin mais révélateur puisqu’il n’avait jamais fait cela de sa vie, sentait de façon infinitésimale le parfum de la secrétaire, très reconnaissable, un chanel voluptueux, qui flottait dans l’air du secrétariat quand elle venait y faire un tour de curiosité. Ainsi, Marie Chatelier avait depuis longtemps remarqué inconsciemment et sans que cela fasse tilt dans son esprit, que le parfum de la secrétaire flottait vaguement sur les vêtements de son mari quand il rentrait du travail, mais c’est l’odeur vulgaire d’un gel douche, celui qu’elle ne lui avait pas acheté et qu’il avait utilisé par imprudence, qui l’a mise sur la voie de la tromperie. 


Le Baiser (1909) de Gustav Klimt (1862-1918)

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