Quand elle le vit arriver avec un cadeau, elle ne put s’empêcher d’avoir un mouvement des lèvres qui signifiait l’agacement et la gêne. Il le remarqua mais ne put en tirer des conclusions pertinentes. De loin, le cadeau ne pouvait être qu’un livre : cela en avait la forme. De près, le doute n’était plus permis : le format, l’emballage, la texture, et, pour couronner le tout, l’autocollant indiquait sa provenance, une librairie célèbre du Quartier Latin.
Elle était persuadée qu’il venait de commettre sa première erreur. Car cela ne pouvait être qu’une erreur. Il n’était pas besoin d’avoir lu Mauss, Godelier, ou d’autres théoriciens du don et du contre-don pour saisir la complexité de la situation et sa profonde ambiguïté. Ce qu’elle savait de lui, Wilfrid était un amant frais et lui convenait mais elle ne connaissait que la superficialité de sa personnalité, une sorte d’enveloppe aussi trompeuse (et révélatrice) qu’un papier cadeau masquant la matérialité d’un présent.
Elle n’avait jamais su, et des années après elle était toujours dans la même indécision, s’il fallait se précipiter, attendre, contempler avant d’ouvrir un cadeau, faire très attention à la façon de défaire le nœud du ruban, ici il n’y en avait pas, déchirer ou non le papier, s’il fallait se perdre dans des remerciements avant même que de savoir s’il s’agissait d’un cadeau en plastique non dégradable ou d’une perle rare, enfin, elle avait peur de vexer ou de trop remercier, ou de mal se conduire à l’égard d’un donateur dont on pouvait penser par principe qu’il agissait au premier degré avec de bonnes intentions.
Avant même que de se lancer dans cette opération découverte, Maria imaginait combien cette initiative, lui offrir un livre au lieu d’un bouquet de fleurs coupées, était insensée et ne pouvait mener qu’à un désastre.
Son amant précédent, vraiment le précédent, celui dont l’odeur traînait encore dans les profondeurs de son lit mais surtout dans les recoins de sa mémoire (la confiture de figues, la musique d’Astor Piazzolla, les bières blondes, Jack London et une certaine cuisson de la viande) n’avait cessé de lui casser la tête avec les idées kundériennes sur les cadeaux qu’elle a d’abord trouvées géniales puis un peu embarrassantes : elle n’aime pas qu’une idée neuve, une idée à laquelle elle n’a jamais pensé auparavant, la convainque avec autant de force et remplace d’un jour à l’autre ce à quoi elle n’avait jamais cru. La conséquence inattendue de ces déclarations définitives fut qu’ils ne s'offrirent plus jamais rien.
N moins un, l’amant ancien, avait interprété Kundera de cette façon : il y a deux manières au moins de faire un cadeau : pour se faire plaisir ou pour faire plaisir à l’autre, pour faire le malin ou pour séduire. Ou les deux. Mais il avait ajouté : un cadeau, c'est pour imposer ses goûts à l’autre ou pour respecter les goûts de l’autre.
Maria avait donc trouvé l’idée formidable puis elle l’avait creusée. Elle avait lu ce qu'avait écrit Kundera. Elle avait d’abord confirmé ceci : il est toujours nécessaire mais impossible, pour des raisons de temps, nous n'avons qu'une vie, de se faire une idée par soi-même (lire un roman ou un essai, voir un film, regarder un tableau) avant de considérer, critiquer ou reprendre le jugement d’un autre, qu'il soit tranché ou conventionnel. Elle avait aussi compris que son ex, qui n’était encore qu’un futur ex comme tous ses amants successifs, avait simplifié au point de ne retenir que ce qui l’arrangeait, pour faire aussi et encore le malin. Elle avait également constaté que Kundera n’avait pas développé complètement son propos tant il lui paraissait évident et parce qu'il pensait qu'un romancier n’était pas là pour faire la leçon mais pour susciter la curiosité.
Maria, connaissant la théorie de N moins un agrémentée de ses propres réflexions post kundériennes, s'attendait donc au pire. Mais, en remontant le raisonnement, et Maria avait toujours été considérée par ses parents comme une raisonneuse, elle ne put s’empêcher de penser à Proust qui n’aurait pas commencé là où Kundera avait commencé mais avant : « Pourquoi Wilfrid lui faisait-il un cadeau ? » Ce n’était en effet ni son anniversaire, ni la Saint-Valentin, il n’y avait pas d’occasion vraie (se reprochait-il quelque chose ?), y avait-il donc un motif caché ?
Maria connaît un certain nombre des réponses aux questions que pose le geste d’offrir un cadeau. Elle les a listées. Elle est allée plus loin que Kundera (qui est souvent cachottier) et que X (qui est souvent expéditif) réunis. En prenant l’exemple de ce livre contenu dans le paquet cadeau qu’elle n’a pas encore ouvert : Est-ce que le livre a été lu par Wilfrid ? Si la réponse est non : Pourquoi choisir celui-là ? Avec comme question subsidiaire : Wilfrid aura-t-il la naïveté ou l’aplomb de lui demander de le lui prêter pour pouvoir le lire ensuite ? Si la réponse est oui : Pourquoi ne pas prêter son exemplaire ? Avec une remarque de Maria en passant : Pourquoi les gens qui empruntent des livres, même à leurs meilleurs amis, ne leur rendent-ils jamais ? Mais Maria continue : Est-ce que le livre offert par Wilfrid est une injonction à le lire ? Un défi pour elle ? Une manière d’asseoir son pouvoir d’intellectuel ?
Elle lui dit : « Tu prends un risque.
- Un risque ?
- Offrir un livre à quelqu’un, c’est se mettre en danger.
- Heu…
- Comment savoir si je ne l’ai pas lu ?
- Je ne l’ai pas vu ici…
- Tu fouilles dans ma bibliothèque ?
- Non.
- Alors, comment savoir que cela va me plaire ?
- Parce que cela m’a plu.
- Tu l’as lu ?
- Oui. Mais…
- Mais ?
- Mais tu verras…
- Passons, tu aurais donc dû me prêter ton exemplaire, j’aurais été ravie.
- Je ne l’ai plus.
- Tu l’as offert à ton ex ?
- Non, quelle idée !
- Cela m’est venu comme cela. Je trouve que les gens offrent toujours le même livre, sauf quand il s’agit du Goncourt.
- On n’offre plus le Goncourt.
- Ah…
- Parce que le Goncourt est devenu très nul. Notamment le dernier.
- Je ne sais même pas à qui il a été attribué.
- Donc, ce n’est pas la peine de t’en donner le titre.
- Tu l’as lu ?
- Non.
- Alors ?
- Machin m’en a parlé. Il m’a dit que le livre lui était tombé des mains et qu’il se demandait, tu sais comment est Machin, si les jurés l’avaient lu.
- De plus en plus fort.
- Alors, si tu m’expliquais pourquoi il ne faut pas offrir de livres ?
- Bah, parce que si c’est Machin qui t’a donné l’envie de me l’offrir...
- Je t’ai dit que je l’avais lu… Ou presque…
- Ou presque…
- Je l’ai presque lu…
- Dont acte. Tu m’expliqueras le presque.
- Tu comprendras toute seule. Donc, reprends, quelle est ta théorie sur la dangerosité d’offrir un livre à quelqu’un que l’on aime ?
- Tu m’aimes ?
- Je.
- C’est simple : en général il est très difficile de faire un cadeau aussi intime à quelqu’un que l’on connaît mal.
- Et pas à quelqu’un que l’on connaît bien ?
- Les gens que l’on connaît bien, on sait surtout ce qu’ils n’aiment pas.
- Vrai. Mais continue… »
Maria se demande si elle doit lui faire la scène du 3 ou la conférence Collège de France qui pourrait passer pour certains pour un cours de savoir-vivre pour élèves d’hypokhâgne…
Elle hésite : pourquoi faudrait-il qu’elle envoie paître un amant agréable pour une simple histoire de cadeau possiblement incongru ? Elle doit se laisser le temps de le virer pour un motif moins futile. Elle décide donc de jouer les Kundera et de livrer le lecteur, Wilfrid, à l’incertitude ou, plutôt, de lui octroyer le soin de chercher tout seul.
Elle passe à l’acte.
Elle ouvre le paquet.
Elle est sur le point de pousser un cri mais elle se retient par pudeur.
Il s’agit de Glosa, le roman de Juan José Saer. Dans une édition en espagnol de juillet 1995.
Comment aurait-il pu lui faire plus plaisir ? Lui qui ne lit pas l'espagnol.
(Versailles, le 16 mars 2021)
(Illustration : Juan José Saer, écrivain argentin : 1937 - 2005)
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