mardi 6 avril 2021

LES LIAISONS DANGEREUSES

 



Ali Bendjouab a hésité longtemps : il n’est jamais bon de raconter à sa propre femme qu’un de ses proches amis trompe la sienne, cela pourrait lui donner l’idée d’avoir des soupçons. Que non seulement il trompe sa femme mais qu’en outre il va partir avec une autre. Ce qui pourrait cette fois donner des idées à sa femme. Bien entendu, son ami Tarek lui a demandé de garder le secret. Il n’a rien promis mais il a fait comme si. D’ailleurs, entre amis, il n’y a pas besoin de promesses, tout se joue dans les regards et dans la confiance. Mais, d’un autre côté, ne doit-on pas tout dire à sa femme ? Sa femme ne lui a-t-elle pas répété plusieurs fois, au moment où ont été fixées les conventions tacites du futur couple dont le fameux « Je t’aimerai toute ma vie » que toutes les statistiques de la terre démentent quotidiennement et démentiront jusqu’à la fin des temps, que la règle d’or, dans un couple, c’est la transparence… et encore plus, bien entendu, si l’un trompe l’autre. Et Ali, à sa connaissance, ne trompe pas sa femme : il n’a donc rien à lui cacher. Si cela lui arrivait de la tromper, la belle secrétaire d’un de ses collègues serait une hypothèse à envisager, il est certain qu’il n’irait pas se confesser. Ni s’en vanter. Mais avec les hommes, tout est possible.


Tarek travaille dans la même grosse société d’informatique qu’Ali : ils travaillent tous les deux sur des projets qui concernent le Ministère de la défense.  Il le prend à part et après quelques propos banals : « J’ai décidé de franchir le pas, je vais quitter Sonia. - Et je la connais, l’heureuse élue ? - No comments. »


Ali : « Et comment pourrais-tu tromper ta femme sans que je m’en sois rendu compte, nous qui passons notre vie ensemble ? - J’ai mes secrets. - Hum… donc, raconte… - Ben, c’est simple, elle quitte son mari, je quitte ma femme et on va s’installer ensemble tous les deux. - Ouah ! Elle a des enfants ? - Oui, deux. - Pas facile. On va faire comme tout le monde, cohabitation, famille recomposée, j’imagine qu’elle aura la garde et pas moi. Un week-end sur deux, la moitié des vacances, ça va faire du barouf. - Effectivement. Tu vas travailler moins ?»


Ali Bendjouab pense à un truc : « Tu l’as dit à Sonia ? - Non, pas encore… - Tu vas le faire quand ? - Incessamment sous peu. - Tu voulais me tester ? - Pas du tout. Je voulais t’informer, tout simplement. - Je suis flatté que tu puisses m’en parler comme cela. C’est quand même, comment dire, une grande preuve d’amitié… - Si l’on veut… C’est aussi une preuve de crainte de l’inconnu alors que la décision, nous l’avons prise depuis déjà plusieurs semaines… - Quoi qu’il en soit : tu es mon ami, tu fais ce que tu veux, je serai derrière toi quoi qu’il arrive. - Merci, vieux, je m’en rappellerai. »


Ali hésite encore avant d’en parler à sa femme. Comment lui expliquer qu’il a pu passer à côté d’un truc aussi gros ? Comment comprendre quelle mouche a piqué son collègue et ami ? Est-ce qu’il aurait pu, s’il avait eu une maîtresse, imprudent comme il est, ne pas se couper ou, bavard comme il est, ne pas céder à des confidences entre deux calculs matriciels et une tasse de café ? Il manque d’imagination pour réaliser. Et il y a Sonia, la femme de Tarek, son enthousiasme, sa façon d’être joyeuse tout le temps, cette grâce naturelle, son art de ne jamais lever le ton avec ses enfants, son intelligence naturelle… La femme parfaite. A la limite, il dirait, il ose à peine le penser, que sa femme pourrait l’imiter avec profit sur certains points. Pourtant, est-ce qu’il a même pensé une seule fois quitter Cherahzade ? Cela ne lui est même pas venu à l’esprit. Il pense à ceci : un jour, en regardant Sonia du coin de l’œil, il s’est dit brièvement qu’il aurait pu rencontrer Sonia avant Cherahzade et se marier avec elle. C’était un fantasme passager, l’idéalisation de la vie des autres, alors qu’il était persuadé que Tarek et Sonia constituaient le couple parfait. Il y a si peu de temps, quand même quatre ans, qu’il est marié avec Cherahzade qu’il n’a pas encore réfléchi qu’il lui serait possible de la tromper. Il ne s’en est même pas créé l’occasion. Quant à son couple, il a un gros problème : ils n’ont pas d’enfants et c’est à cause de lui. Il n’a pas de spermatozoïdes.


Son meilleur collègue qui ne lui cache rien, son meilleur collègue avec qui il travaille jour et nuit, immergés dans un célèbre projet international de télescope embarqué sur satellite dont le but est de tenter de percer les mystères des confins du système solaire, comment a-t-il pu passer à côté de sa liaison et de ses rêves de changement ? Il pense à Sonia et au traumatisme que cela va être pour elle, il pense aux enfants, les histoires de divorce avec enfants l’ont toujours terrifié, comme si les enfants étaient les premières victimes de la vie moderne. 

 

« Qu’est-ce que t’a dit Tarek ? »

Cherahzade est assise en face de lui.

« Je t’ai dit qu’il m’avait dit quelque chose ?

- Oui.

- Je suis abasourdi, accroche-toi, tu vas toi-même être abasourdie, comment te dire, il m’a annoncé… qu’il allait quitter Sonia.

- Non… ? Je n’y crois pas. La pauvre. Et il t’a dit qui était la nouvelle ?

- Non. Il n’a pas voulu me répondre. Je n’ai pas trop insisté.

-Tu es bien un mec.

- Tu veux dire que toi, tu aurais mené un interrogatoire en règle, après lui avoir lu ses droits, de la lumière blanche dans les yeux et des baffes pour le faire parler ?

Elle sourit.

- Non, mais j’aurais essayé de savoir… Si nous la connaissions.

- Il a dit « no comments » quand je le lui ai demandé, pas plus.

- C’est que nous la connaissons.

- C’est ce que j’ai pensé.

- Qui cela peut-il bien être ?

- Je n’en sais rien. 

- Elle est mariée ? Elle a des enfants ? 

- Deux. 

- Ah…»


Ali sent que Cherahzade réfléchit à quelque chose dont il ne sait pas si elle doit lui parler. Aurait-elle une piste ? Hésite-t-elle à la donner ? 


Elle reprend : 

« Bon, parlons un peu morale.

- Comment ?

- Oui, dis-moi un peu ce que tu en penses.

- Ce que je pense de quoi ? 

- Si c’est cool de quitter sa femme pour une autre ?

- Ben, cela dépend du point de vue. Celui de la femme ou celui de la maîtresse ? 

- Marrant. Donc, tu ne le désapprouves pas ?

- Pourquoi voudrais-tu que je le désapprouve ? Il fait ce qu’il veut, pourquoi devrais-je le juger ?

- Parce que nous aimons bien Sonia, que nous la connaissons, que nous connaissons les enfants, et que nous pourrions la plaindre. Je ne te demande pas de le juger, je te demande ton avis… Toi qui le connais… Il lui a annoncé, à Sonia ?

- Je ne crois pas. »


Elle est surprise.

« Il t’en parle et n’a pas encore prévenu l’intéressée. C’est pas un peu mec, comme attitude ?

Ça veut dire quoi ?

- Rien. Donc, si je résume, Ali quitte Sonia, nous ne le jugeons pas parce que cela ne nous regarde pas, nous plaignons quand même Sonia, nous pensons aux enfants, et ainsi va la vie.

- Oui, si on veut.

- Le monde moderne est cool. On juge tout le monde mais, finalement, on a le droit de ne juger personne…

- Pourquoi dis-tu ça ?

- Comme ça. Tu pourrais faire comme lui ? »


Ali regarde sa femme, pétrifié : « Pourquoi me demandes-tu des choses pareilles ? - Oh, pour savoir…»


Cherahzade se demande pourquoi Tarek a menti. Pourquoi il a dit à Ali que la femme avec qui il partait avait deux enfants. Pour le reste, elle est d’accord : il a bien raison de faire ce qu’il a envie de faire.

 

Elle ne sait pas quand elle va annoncer à Ali qu’elle est enceinte et que Tarik est le père. Mais il a déjà dit que cela ne lui ferait rien.


 (Versailles, le 31 décembre 2019)

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