jeudi 25 février 2021

MEPRIS

 


Dans le lit de leur chambre commune Linda Pereira est allongée sur le dos, nue, à côté de Ferdinand Dieulefit, son corps tout aussi nu caché par le drap du dessus, et elle dit : 

« Je crois que tu méprises mes parents.

- Hein ? »

Il se tourne vers elle, en se demandant jusqu’où cette réflexion pourrait les mener…

« Oui, tu les méprises car ils ne sont pas de ton monde…

- Pfouououfff… Ça te prend comme ça ? De mon monde ? De quel monde veux-tu parler ? »


Le monde de Ferdinand avant de connaître Linda était et est toujours celui-ci : ses parents sont professeurs des écoles et il est kinésithérapeute dans un cabinet libéral. Ajoutons ceci : il a un frère professeur de mathématiques et une sœur docteur en informatique. Est-ce ce monde auquel Linda fait allusion ?


Toujours allongé sur le dos et regardant désormais le plafond, il est à la fois paralysé par l’enjeu de cette réflexion, l’enjeu, c’est la fin de sa relation avec Linda, et par sa justesse : il méprise sans doute les parents de Linda mais il ne s’en doutait pas avant qu’elle ne vienne lui jeter ce mépris en pleine figure. Mais pourquoi les méprise-t-il ?


Il n’ose pas tourner la tête vers elle pour ne pas qu’elle lise sur son visage, le regard vide compris, combien elle l’a percé à jour. 


« Bon, si on en venait à l’essentiel… Il y a quelque chose qui ne va pas entre nous ?

- Non, je ne crois pas. Je me suis dit que mes parents te décevaient et que tu les méprisais, finalement.

- Finalement ? »


La drôle d’atmosphère qui règne soudain dans la chambre devenue froide. 


L’été n’en finit pourtant pas de les engourdir. Il fait chaud, moite, lourd, ils ne prendront une semaine de vacances qu’à la fin du mois. Ils sont fatigués par leur travail, ils sont fatigués de faire l’amour, ils sont fatigués de bien s’entendre, ils sont fatigués de ne pas avoir de motifs de disputes et…Ferdinand est terrifié par ce que vient de lui dire Linda. Il se dit : « Cela ne pouvait pas durer. Il devait bien y avoir un grain de sable quelque part… C’est mon idéalisme infatigable, comme si… » Ferdinand est un rêveur : chaque fois qu’il rencontre une femme, et il n’est pas aventureux de dire qu’il a connu de très nombreuses femmes avant de connaître Linda, il s’imagine, c’est plus fort que lui, à l’Église, elle en robe blanche vaporeuse et lui en tenue de cérémonie, leurs enfants baguenaudant autour d’eux… Il n’a jamais dit cela à personne : c’est indigne.


Les parents de Linda sont nés au Portugal et ils ont passé plus de temps en France que là-bas. Ils parlent français avec un délicieux accent parfois incompréhensible qui les rend aimables à la première écoute et parfois fatigants à la seconde. Ils ont accepté le copain de leur fille sans faire de chichis. 


Si Linda avait suivi le chemin de ses frères et sœurs (un de ses frères est maçon, le deuxième est technicien de maintenance et le troisième est boulanger), ses parents l’auraient accueilli comme un extra-terrestre mais comme Linda est une transfuge (ils n’arrivent même pas à imaginer combien pourrait être son salaire mensuel, trois fois le smic ?), ils pensent que Ferdinand n’est pas assez bien pour elle. N’est-ce pas eux, malgré leur extrême gentillesse et le respect absolu qu’ils portent à leur fille, qui ont commencé à le mépriser depuis qu’ils ont saisi qu’il était moins intelligent qu’elle ? Ce qui les inquiète comme source éventuelle de conflits. Ferdinand serait d’accord avec eux s'il le savait : Linda, en certains domaines, est tellement plus cultivée que lui, ce qui n’est pour personne de sensé une preuve d’intelligence, et son intelligence pratique le rend encore plus modeste. 


Il ne peut pas avouer cela à Linda : à force de fréquenter des femmes moins intelligentes que lui, des femmes qui ne savent pas ce qu’est un hors-jeu au foot, un en-avant au rugby ou la différence entre un marché au hand et au basket, il plaisante, il a fini par croire, contre toute logique, que toutes les femmes se ressemblaient et chaque fois qu’il remarque que Linda lui dit des choses auxquelles il n’avait même pas pensé, il pense qu’il sera toujours un dominé.


Linda regrette déjà la phrase qu’elle a prononcée. Elle la regrette pour son manque de franchise. Elle l’a lancée, comme ça, alors que Ferdinand est au contraire très attentif avec ses parents, il les calcule, il les aime. Mais elle ne sait pas ce que ses parents pensent de Ferdinand… Il vaut mieux qu’elle ne le sache pas.


Linda est une publicitaire. Elle a commencé par faire des études de psychologie, elle a bifurqué vers le marketing et elle gagne chaque mois grosso modo cinq fois plus d’argent que son copain et dix fois plus que son papa. Impressionnant, non ?


Ils sont allongés l’un à côté de l’autre et ils savent, d’expérience, que quelque chose de grave est en train de se passer. Ferdinand n’aime pas prendre les devants mais il s’en sent obligé. 


« Finalement, je ne sais pas de quoi tu veux parler. Je ne méprise pas tes parents. Je les aime beaucoup. Ils sont gentils.

- Gentils ?

- Oui, ils sont plus gentils que les miens qui pensent que ton métier est vulgaire…

- Vulgaire ? C’est toi qui parles ou c’est eux ?

- C’est eux. Pour eux, la publicité est une activité parasite qui pousse à consommer des produits inutiles pour rendre les riches plus riches.

- Tu es certain que tu n’es pas en train de me délivrer un message caché ?

- Non.

- Hum. »


Linda sait combien, contrairement à elle, il a rejeté ses parents, combien il n’a pas les mêmes idées qu’eux, combien il n’est pas un ennemi du capitalisme, contrairement à eux, combien il pense que c’est un régime naturel, sans guillemets, pour notre époque et qu’il est juste, juste est le mot, de lutter contre les inégalités et d’aider ceux qui n’ont pas eu la chance de naître sous une bonne étoile. Ensuite, il est fier de Linda, il est fier de sa position professionnelle, fier de son activité créatrice dans une des plus grandes agences de publicité parisienne…


Alors ?


Linda voit défiler devant elle tous les hommes qui l’ont déçue. Et aujourd’hui c’est elle qui se déçoit. Elle se rappelle quand Ferdinand faisait découvrir Pessoa à ses parents qui n’en avaient jamais entendu parler, parlait d’Antonio Lobo Antunes bien qu’il le considérât comme un auteur mineur, racontait Antonio Tabucchi ou parcourait avec eux les rues de Porto les écoutant lui parler de leur enfance dans la montagne puis de leur exil dans les faubourgs de la ville et de leur départ pour la France…


Quelle sotte ! Il a plus parlé avec eux de culture portugaise qu’elle n’a jamais réussi à le faire comme si c’était elle qui les méprisait… Ferdinand, un homme tellement beau qui serait capable de la plaquer...


(Versailles, le 23 février 2021)



(Illustration : Fernando Pessoa par Frédéric Pajak dans le livre -- très beau -- qu'il a consacré à Pessoa)

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