dimanche 14 février 2021

AMITIE

 




Michel va mal. Il est assis face à son meilleur ami Vincent Moratti qui le reçoit dans son cabinet de psychiatre, mais il s’adresse, croit-il, plus à l’ami qu’au médecin. L’histoire est simple, enfin, pour Moratti. Michel pense que sa femme le trompe, il n’a pas de preuves, il soupçonne, il a un faisceau d’indices qui l’indique, dit-il. Il n’en dort plus, il fait des cauchemars, il ne cesse de la voir en train de faire l’amour à un type beau, blond et riche. Il déprime et il angoisse.


Moratti connaît Hélène depuis quelques années et, franchement, elle a tout de la femme qui peut tromper son mari. Mais l’autre raison pour laquelle Moratti pense qu’elle a pu le faire : il a toujours pensé qu’elle n’aurait jamais dû se marier avec lui parce qu’il n’était pas fait pour elle. Vieille histoire que celle-ci : notre meilleur ami tombe amoureux d’une conne et il n’y a personne pour le lui dire. Proust a dit un truc là-dessus. Troisième raison : Moratti, dans une autre vie, a eu une aventure avec Hélène (Michel ne la connaissait pas encore).


Donc, conclut Moratti, Hélène trompe Michel et Michel en fait une histoire.

« Qu’est-ce qu’elle dit ? »

Michel répond d’une voix lasse : « Elle nie. Elle dit que je me fais des idées. Elle prétend que je suis un jaloux maladif et que je psychote.

- Et tu psychotes ?

- Oui. Je deviens dingue. »


Moratti n’a donc jamais dit à son meilleur ami qu’il ne devait pas épouser cette conne, il ne va pas non plus lui dire qu’il devrait être content qu’elle le trompe… et qu’ils se séparent après… Bon, y a deux gamins, ça compte… Mais. Il ne lui dit pas la phrase tragique qu’il a sur le bout de la langue : « Il me semble, à moins que tu ne te sois vanté, que tu as déjà trompé Hélène, et plusieurs fois. Cela ne l’a pas rendue dingue… ni toi d’ailleurs. » Mais il lui dit : « Imagine qu’Hélène t’ait demandé si tu la trompais quand tu baguenaudais avec R… ou D… tu aurais avoué ? »


Michel regarde son meilleur ami avec tristesse : « Je croyais trouver de l’empathie chez toi et voilà que tu prends son parti…

- Son parti ?

- Après tout, ton rôle d’ami, c’est de me soutenir, c’est de me consoler, c’est, éventuellement, de me traiter, tu es psychiatre, après tout, tu dois savoir ce que c’est qu’une personne qui souffre, une personne qui est dans l’incertitude, une personne qui ne sait pas, tu dois en avoir vu des milliers de gens comme moi, tu devrais comprendre ce que c’est qu’un homme désespéré…

- Oui. Certes. Je suis avec toi, je t’écoute, je t’observe, je t’ausculte. Disons que je te connais un peu et que j’essaie de ne pas entrer dans ton jeu, que je trouve même que tu en fais un peu trop pour quelqu’un qui a si souvent trompé sa femme…

- Tu trouves que j’en fais trop ? T’es gonflé. Tu veux que je te rappelle dans quel état tu étais quand Carmen t’a quitté…

- Ce n’est pas une raison pour me copier. Je me rappelle cette période avec effroi, non pas parce que j’ai souffert mais parce ce que j’ai appris sur moi à cette occasion m’a terriblement déçu…

- Tu en faisais trop ? 

- C’est cela.

- Tu me conseilles donc d’aller consulter un véritable ami ? 

- Non, un ami est là pour apaiser ses amis pas pour pousser des cris ou alimenter leur souffrance… »


Michel ne semble pas convaincu. Il aimerait être pris au sérieux par son meilleur ami mais il n’a pas l’habitude de s’épancher et de passer pour une victime. « Il faut que je trouve quelqu’un qui me connaisse moins. - Un ennemi ? »


Moratti téléphone à Hélène. Elle nie. « Je ne le trompe pas. » Il a failli ajouter en ce moment. Il n’ajoute rien de ce genre mais : « Je crois qu’il est très malheureux. » Elle répond : « Malheureux de quoi ? Il se fait des films, c’est tout. Je veux bien le consoler mais il ne cesse de poser toujours et encore la même question : Avec qui ? Et il n’y a personne »


Il revoit Michel qui a la mine de ceux qui ne dorment pas beaucoup et qui n’ont envie de se réconcilier avec personne. Moratti ne peut pas lui confier qu’Hélène nie car cela signifierait qu’il a parlé de l’affaire à sa femme, il est quand même psychiatre, Michel ne lui a pas fait que des confidences amicales, il y a un peu de médecine là-dessous, et il a donc largement écorné le secret médical… En revanche, il a tendance, malgré tout, à croire Hélène quand elle dit n’avoir personne et que Michel psychote. De toute façon, se dit Moratti, Michel psychote forcément : en s’imaginant qu’Hélène le trompe, ce qui semble faux, et en en faisant un plat, ce qui n’est pas son genre. 


« Pourquoi es-tu devenu jaloux ?

- Tu n’es pas jaloux ?

- Oui. Non.

- Tu te décides ?

- Je veux dire, je me répète, pourquoi nous faire la scène du 2 alors que tu trompes Hélène à l’occasion et que tu n’imagines même pas qu’elle puisse elle-même être malheureuse et te faire la scène du 3 ? »

Michel prend un air bizarre. « Ta bienveillance te perdra. Je te demande de la compassion et tu me parles des problèmes d’Hélène. Je suis déçu.

- Désolé. Mais est-ce que tu cherches la rupture ?

- La rupture ? 

- Avec moi. 

- Je ne comprends pas…

- Tu ne te comportes pas normalement.

- Ah ?

- Tu n’as jamais été comme cela… 

- J’apprends qu’Hélène me trompe et tu voudrais que je sois normal… 

- Il y a autre chose.

- Désormais c’est toi qui te fais des idées… Tu devrais consulter un ami…

- Déconne pas. Que se passe-t-il ?

- Rien. »


Moratti n’est plus très sûr qu’Hélène ne trompe pas Michel et n’est plus très certain que Michel ne va pas faire une connerie… Vous comprenez ce que cela veut dire, faire une connerie, quand on est désespéré ? Il rappelle Hélène qui n’est pas très aimable au téléphone. « C’est ton ami, tu es psy, tu devrais savoir quoi faire… - Mais je ne l’écoute pas de la même façon si tu le trompes ou si tu ne le trompes pas… - Je te l’ai déjà dit : « JE NE LE TROMPE PAS ! » Elle n’a pas rajouté (car elle avait déjà violemment raccroché) : « Depuis quand les psychiatres se préoccupent-ils de la vérité ? » Hélène est médecin.


Moratti consulte cet après-midi-là et il a du mal à se concentrer. Puis, à seize heures dix (il a regardé sa montre), brusquement, il n’écoute plus le patient qui lui parle, il le regarde fixement dans les yeux pour faire semblant en se doutant bien que ce regard vide ne pourra pas faire longtemps illusion, il comprend le message subliminal de Michel : sa femme le trompe et son meilleur ami ne sait pas comment le lui dire.


(Versailles, le 13 février 2021)

(Illustration Bonnard et Vuillard à Venise en 1899)






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