Tout va si bien avec Lucile.
Il a d’ailleurs décidé que tout irait bien et tout va bien.
Aucune ombre au tableau.
Sa vie antérieure lui a pourtant appris qu’il ne doit pas s’enflammer, qu’il ne doit pas se laisser porter par ses émotions et par ses rêves. Et il garde le cap, il contrôle : il est amoureux, pense-t-il, mais sans perdre la tête. Il est quand même dépendant : il a toujours envie de la voir, de l’entendre, de la retrouver, il a toujours envie d’être à côté d’elle, de tout faire et de ne rien faire avec elle, et il sent sa présence même quand elle n’est pas là, au travail, dans sa voiture. Et tout ce qui se passe entre eux se passe bien.
Il a également compris qu’il ne devait pas s’arrêter sur des détails, qu’il ne devait pas relever quelques mineures fautes de goût, car, comme dirait sa mère, « tu finiras vieux garçon …» quand elle n’ajoutait pas « après un premier mariage raté », vieux garçon, parce qu’incapable d’accepter les aléas de la vie, les choses de la vie sans importance, les éraflures et les inconvénients entre gens qui s’aiment, des insignifiances qui auraient pu gâcher, s’il les avait prises en compte, cette histoire sentimentale et sexuelle avec Lucile qui pourrait bien finir en une véritable histoire d’amour.
Erri De Luca a écrit quelque part pour l’un de ses personnages de roman : « J’ai toujours cessé d’être amoureux aux premières contradictions. » Comme aurait encore dit sa maman, il se trouve qu’elle le dit tout le temps quand il n’est pas là, « il faudrait enfin qu’il se case ». Se caser, trouver chaussure à son pied, découvrir l’âme sœur, se ranger des voitures, mettre de l’eau dans son vin, être moins intransigeant, perdre un peu de sa liberté, est-ce que ce sont les conditions d’une vie de couple réussie ?
Il doit faire un sérieux effort avec Lucile. L’âge aidant, il a fêté ses trente-sept ans récemment, il comprend enfin ses propres contradictions, le fait qu’il change constamment d’idées et de comportements en oubliant qu’il a changé ou en se donnant de bonnes raisons pour avoir eu raison tout le temps, et ainsi les jugements des femmes qu’il rencontre et qu’il fréquente dépendent de la façon dont elles l’envisagent à ce moment et non avant ou après… Boire du café ou du thé au petit-déjeuner, avec ou sans lait, lire des romans policiers ou le dernier roman de Philippe Claudel, regarder Netflix ou visionner des DVD, aimer ou non le beurre salé, utiliser ou non un savon liquide, penser ou non qu’il n’est pas indigne de regarder la cérémonie des Miss France ou le concours Eurovision de la chanson, toutes choses d’une passionnante importance qu’il a ou non pratiquées successivement, en même temps, au premier ou au deuxième degré, et qui peuvent constituer pour certains esprits forts et intransigeants des obstacles infranchissables à une vie en commun ou déjà les prémices d’une future séparation.
Il ne sait pas où en est Lucile. Sur le chapitre des concessions. Il ne sait pas où se situent ses limites. Il a donc décidé de jouer cartes sur table pour qu’il n’y ait pas de surprises, il tente de ne pas se cacher, il essaye d’être franc du collier, il joue aussi les hypocrites en ne donnant pas son avis sur tout ce qu’elle fait. Il est encore dans la phase où son esprit critique est amoindri, il est conquis et déjà amoureux, mais il tente sans trop faire d’efforts de ne rien dire, de ne pas remarquer (et il remarque à peine tant il est dans cette phase de conquête et de séduction), et il ne fait aucun commentaire pour ne pas gâcher.
Il connaît ses propres limites, il sait pourquoi certaines des femmes avec lesquelles il a vécues n’ont pu le supporter, ne l’ont pas apprécié ou l’ont fortement rejeté. Il y fait attention. Il se méfie de ses propres contradictions qui le gênent à peine, de ses comportements qui peuvent paraître étonnants, déconcertants par rapport à des idées fortes affichées. Comme un de ses amis marketeurs aime à le souligner : « Il est toujours difficile d’être en accord avec soi-même. »
Pour l’instant Lucile fait un sans-fautes. Lui, en revanche, n’est pas certain d’être aussi parfait. Ses défauts évidents, il a eu beau lutter contre, éclatent toujours à un moment ou à un autre. Et il ne s’en rend compte que longtemps après. Quand Il est trop tard. Il n’y peut rien. Il sait d’expérience qu’il y a aussi les défauts qu’il n’a pas identifiés et ceux qui n’ont pas été révélés, par pudeur ou « parce que cela ne sert à rien d’en parler », par les femmes avec lesquelles il a eu des aventures. Pourtant son ex-femme lui en a balancé des vertes et des pas mûres, dans la colère et le ressentiment, certes, mais ne peut-on pas dire que la vérité sort de la bouche des gens colériques, quand ils se lâchent ? Non, on ne peut pas dire cela. Dans le lot de ce qu’il a entendu venant de son ex, certains reproches coïncident avec ceux de ses autres amies, il doit bien y avoir des choses vraies… « On ne change pas », prétend-il souvent.
Quoi qu’il en soit, Lucile, un jour, comme ça : « Écoute, j’ai bien réfléchi, je suis amoureuse de toi, je te trouve presque parfait, non, ne m’interromps pas, je suis sincère, je suis impressionnée. Je ne voulais pas me faire avoir, je me fais toujours avoir parce que je suis toujours plus amoureuse que les gens que j’aime, c’est un défaut, j’essaie de me guérir depuis des années mais je n’y arrive pas… Mais là, j’ai eu encore plus de mal que d’habitude, mais là, il y a quand même un truc grave qui m’est resté en travers de la gorge… Je ne te l’ai pas dit tout de suite parce qu’il fallait que je réfléchisse, donc, non, continue de ne rien dire, ne me pose pas de questions, je vais t’expliquer… Écoute, tu travailles aux ressources humaines dans une grande entreprise qui a mauvaise réputation, elle aime bien virer ses employés sans ménagement, et j’ai compris que tu étais un gentil garçon, que tu n’étais pas un mauvais bougre, mais il doit bien t’arriver de recevoir dans ton bureau des gens qui n’ont pas démérité, des gens qui ne sont pas plus mauvais que d’autres mais qui ne plaisent pas à x ou à y et ton chef te dit 'celle-là ou celui-là il faut le virer' et tu finis par le virer. Cela ne me plaît pas. Tu aurais pu faire un autre métier, comptable à la DRH ou ingénieur du son enregistrant Lorie ou d’autres comme elle, mais là, pardon, cela ne passe pas.
- Lucile, je vais t’expliquer…
- Au revoir. »
(Versailles, le 2 février 2021)
Illustration : Le mépris de Jean-Luc Godard. 1963
Vous pouvez écouter, en même temps, la musique de Georges Delerue : ICI
Sans concession Lucile !
RépondreSupprimer