Cayenne est inquiet : il n’aime jamais jouer avec quelqu’un qu’il ne connaît pas. Ils sont cinq autour de la table. Il y a ses trois partenaires habituels et un quatrième que le propriétaire des lieux leur a imposé. Pour donner du sel à ces parties, ils se réunissent le premier vendredi de chaque mois depuis des années, et celui qui reçoit a la possibilité d’inviter un connu ou un inconnu. Cayenne est un théoricien du poker. Pas seulement un compteur de cartes à la mémoire phénoménale mais aussi un sociologue. Pour lui, mais il n’est pas le seul, les parties de poker ne sont pas des événements isolés, des compétitions hors sol, des réunions qui ne dépendent pas, pour leur déroulement et pour leur issue, celui qui gagne et ceux qui perdent, de la simple science des cartes, de la psychologie des participants, de la chance des bons tirages, ou, parfois, mais pas ici, de la triche. Cayenne sait par expérience que l’état d’esprit des participants, leur état de forme, leur volonté de dominer ou de gagner, l’état de leur compte en banque, leurs relations avec leurs proches, comptent mais sans compter. Enfin, il pourrait expliquer plus longuement si on avait envie de l’écouter.
BM est un homme de cinquante-sept ans qui aimerait passer pour beaucoup plus jeune qu’il n’est, disons dix ans de moins, mais tous les efforts qu’il fait, au lieu d’être efficaces, soulignent encore plus combien il « fait » son âge. Dans le désordre : sa chemise en jean trop bien repassée et sa Rolex de m’as-tu-vu au poignet gauche, avec, à droite, ce ridicule bracelet brésilien, un cadeau de sa fille, prétend-il, BM et ses cheveux poivre et sel assortis à une barbe de trois jours dans le même registre, qui le vieillit de plusieurs années, BM, qu’il a appris à lire comme s’il avait ses entrées dans son cerveau et dont le non verbal, ce truc si critiqué par les psychologues déconstructeurs, est tellement limpide qu’il a parfois honte, en identifiant tout ce que BM laisse transparaître, ce pli sous l’œil gauche qui signifie qu’il a du jeu, ce mouvement de l’index droit qui indique qu’il se demande s’il doit ou non bluffer, que les autres remarquent qu’il triche de façon aussi éhontée en lisant son adversaire.
Audi porte toujours des lunettes noires, de forme et de marque Ray-Ban, qu’il arbore comme un porte-bonheur, son éternelle chemise blanche, une popeline de prix dont il a retroussé les manches longues jusqu’au milieu de ses avant-bras, il tripote un briquet Dupontavec sa main droite sans allumer le cigarillo d’origine cubaine qui pend à ses lèvres, le maître de maison interdisant le tabac à la table, ses lunettes noires qui soulignent son nez massif et les quelques boutons qui parsèment un visage glabre rasé de près. Audi a un penchant pour le whisky qui, en début de partie, l’avantage et en fin de soirée le rend vulnérable, il devient nerveux et impulsif, il rate des coups et son bluff devient limpide. Audi ne serait pas d’accord avec cela : il dirait que Cayenne se trompe mais il se taira pour ne pas dévoiler sa stratégie de jeu : faire semblant d’avoir trop bu.
Land Rover s’assoit à table comme il est. Il ne fait pas de chichis. C’est lui qui reçoit aujourd’hui dans son grand appartement du boulevard Pereire, si grand que sa famille peut continuer à y vivre pendant que se déroulent les parties parfois animées et bruyantes, une fois tous les quatre mois, il est vrai, mais jusque tard dans la nuit. Assis, il est aussi imposant que debout, un bon mètre quatre-vingt-dix, une centaine de kilos, les mains épaisses comme des battoirs, un cou de taureau et des manières raffinées comme s’il était un marchand de lingerie fine, des sourcils broussailleux et des cheveux si noirs qu’on pourrait croire qu’il les fait teindre. Et à côté de cela, selon Cayenne, une décontraction dans le jeu, une façon si douce de relancer et d’aligner des jetons sur le tapis que l’on pourrait penser qu’il ne bluffe jamais. Ce qui est le cas : Land Rover est le plus mauvais joueur de poker qui soit puisqu’il ne gagne que lorsqu’il a du jeu. Ce qui lui arrive souvent.
Enfin, il y a l’inconnu dont ils ne savent que le prénom : Peter. Il a un léger accent anglo-saxon, il semble timide ou impressionné. Il ne ressemble pas à grand-chose de connu : les Anglais sont parfois inclassables en raison du mélange impossible ailleurs qu’à Londres, et pas dans tous les quartiers, d’une excentricité voyante et d’un classicisme invisible. Disons qu’il s’agit de Gary Oldman jeune, ce qui ne signifie rien puisque l’acteur ne ressemble jamais à rien.
« Comment Land Rover vous a connu ? »
Peter sourit. Il n’est ni grand ni petit : normal. La seule chose bizarre dans son habillement, c’est ce foulard hors d’âge noué autour de son cou et sa façon surannée de porter sa montre tournée vers l’intérieur de son poignet.
« A l'ACF. »
L'ACF est à Paris un rendez-vous de voyous. Ce n’est pas une bonne carte de visite pour un joueur de poker, c’est à la fois une marque infâmante et une promesse de difficultés et d’ennuis.
L’attitude de Land Rover est curieuse : il sourit avec patience comme s’il attendait son heure. Et il attend son heure.
ACF s’installe à la table.
Il connaît les conditions : chacun pose cent euro de façon métaphorique sur la table et, à la fin, ces gens qui ont un compte en banque confortable ont perdu au maximum cent euros et ont gagné au maximum quatre cents euros car il faut un vainqueur en fin de soirée.
« Voilà : je suis un joueur de poker amateur mais un peu professionnel. Mon vrai métier est analyste à la Deutsche Bank, je gagne environ, sans les primes, douze mille euros par mois, je ne participe jamais à des parties filmées, je suis invité dans des parties privées chez de riches amateurs ou dans des bouges inquiétants, ma voiture est une 308 diesel, il m’arrive de tricher, j’ai fait dans mon enfance des tours de prestidigitation, mais je me suis engagé à ne pas le faire ce soir, je suis, sans forfanterie, un très bon joueur, expérimenté, capable de jouer cent mille euro dans une soirée et… gagner beaucoup plus lors de cette soirée… et, dernier point, il faut pour mettre toutes les cartes sur la table, je sais compter les cartes, ne me regardez pas comme cela, il est possible que je bluffe, il est possible que votre ami Land Rover vous ait tendu un piège pour vous jauger, pour savoir comment vous piéger lors de la prochaine partie en ayant observé comment je vous ai eus… Et donc, pour finir, je vous annonce qu’à la fin de cette soirée j’aurais gagné quatre cents euros, que je n’en ai aucun doute, que quoi que vous fassiez vous allez perdre, que j’aie du jeu ou non, que vous vous coalisiez ou non contre moi car ce que je viens de vous dire est déjà en train de vous déstabiliser, vous n'êtes déjà plus vous-même et vous n’allez pas être vous-mêmes, vous allez vouloir en faire plus, ou en faire moins, vous ne serez jamais justes ni dans vos pensées, ni dans vos gestes et je m’en rendrai compte pour vous mettre à nu. S’il est certain que je vais gagner c’est surtout vous qui allez perdre. »
(Versailles, le trois janvier 2021)
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