Depuis qu’elle a annoncé qu’elle allait prendre sa retraite on lui demande toujours la même chose. Elle est surprise : « Vous allez vous installer dans le sud ? Pourquoi n’iriez-vous pas au Maroc ? Vous allez faire des voyages ? »
Depuis la mort de son mari, cela fait déjà quatre ans, elle n’a pas récupéré. Non pas que son mari lui manque, en toute franchise elle ne peut pas dire cela. Il lui manque d’une certaine manière, elle a toujours aimé dormir à côté de lui, sentir la chaleur de son corps, sa présence rassurante, son côté égoïste qui lui épargnait des intrusions dans sa propre vie privée, cette sorte d’indifférence amoureuse et amicale qui rendait la vie en couple supportable au long des années.
Elle n’a pas récupéré car ce départ, elle aime cette façon moderne et vulgaire de parler de la mort, lui a renvoyé en pleine figure que sa vie d’avant avait été morne et que sa vie d’après l’était encore plus. Elle a recherché sur Google s’il existait un chercheur qui avait mis au point une échelle de mornitude, elle n’a pas trouvé.
Pauvre petite fille riche, aurait dû être le commentaire de tout un chacun, à propos de cette mornitude existentielle. Pharmacienne, elle a géré le laboratoire d’analyses médicales avec son mari, lui-aussi pharmacien. L’établissement avait pignon sur rue, le couple et leurs enfants faisaient partie des un pour cent des Français ayant les plus hauts revenus, ils exerçaient dans une banlieue populaire, ils habitaient dans une banlieue bourgeoise, bla-bla-bla, ils n’avaient jamais eu de problèmes de fin de mois sauf au tout début quand il fallait rembourser les prêts pour le laboratoire et pour la maison, enfin, des problèmes sans rapports avec ceux des gens qui se demandent comment ils vont faire pour acheter un simple ballon pour leurs enfants.
Maintenant que son mari est « parti » elle continue de gérer mais cela ne change pas grand-chose pour elle puisque c’était elle qui faisait tout, suivre au jour le jour la marche de l’entreprise, avoir un œil sur les recettes et sur les dépenses, parler au comptable et s’entendre avec les fournisseurs.
A soixante-neuf ans il ne lui reste plus qu’à vendre et à prendre une retraite bien méritée, comme on dit. Elle ne se voit pas mourir en scène. Les offres sont alléchantes et elle n’a pas besoin d’argent. Que va-t-elle faire ? Son compagnon de voyage est mort. Son compagnon de restaurant est mort. Son compagnon de musique, de lecture, d’expositions est mort. Pourquoi en ferait-elle plus à la retraite qu’elle n’en a fait quand il s’en est allé ? En raison du temps libre que la vie lui octroie désormais ?
Ses origines marocaines auraient pu la conduire à acheter un riad à Marrakech, c’est très chic, y passer l’hiver, faire table et chambres ouvertes pour ses enfants et ses petits-enfants. Et à le leur confier en été. Non, elle n’en a pas envie. Qu’irait-elle faire dans un pays qu’elle connaît si mal ? Dans un pays où elle n’aurait aucuns repères sociaux ? Dans un pays où elle serait considérée comme une étrangère, destin auquel elle a réussi à échapper en France malgré son prénom et son teint. Qu’irait-elle faire dans le pays de ses parents sinon jouer les riches et profiter de son argent en exploitant le petit personnel local qui finirait par la mépriser et ne la considérer que comme une riche émigrée ?
Sa passion pour les voyages aurait pu la conduire à continuer à se promener partout dans le monde (celui qu’elle ne connaîtrait pas déjà : pas question de retourner là ou son mari et elle seraient allés). Mais avec qui ? Devant la mosquée bleue de Tabriz avec qui pourrait-elle faire partager son émerveillement et son émotion ? Avec un ou une inconnue de Voyageurs d’Elite sans frontières ? Seule ? Accompagnée d’un couple d’ami ? Accompagnée d’une amie de son âge veuve ou divorcée ? Non, elle n’en est pas capable.
Faudrait-il aussi qu’elle s’installe dans le sud, une maison dans le Lubéron, dans un village charmant mais paumé, sans amis, sans relations, et sous le regard noir des autochtones et des déjà installés qui ne veulent pas faire partager leur paradis ? Non, elle ne le sent pas. Une maison avec piscine pour que sa famille ne l’oublie pas et désire venir la voir…
Elle se rappelle ceci : elle a ressenti un sentiment de déracinement très fort quand elle a entendu (et ce n’était pas la peine d’être à Marrakech, Tabriz ou dans le Lubéron), assise dans son grand fauteuil à oreilles situé dans le grand salon, quand elle a entendu ses petits-enfants, âgés de vingt à quatorze ans parler entre eux pendant au moins une demi-heure, sans lui adresser la parole, une attitude située entre feindre de l’ignorer ou tenter de l’impressionner, parler de façon ininterrompue de choses qui lui étaient inconnues comme s’ils avaient parlé une langue qui lui était étrangère. Elle comprit qu’il serait vain de s’intéresser à autre chose qu’aux choses qu’elle connaissait déjà pour les approfondir.
Elle va rester chez elle. Elle ne va rien acheter.
Elle va bouger peu, profiter de cette maison qu’elle a tant connue mais désormais en prenant son temps, en traînant au lit, en faisant ses courses à des heures normales, en mangeant ou non, en faisant la cuisine ou non, mais elle ne sait pas encore si ce qu’elle imagine est vrai ou s’il s’agit de fantasmes de future retraitée, passer d’une vie de bourgeoise occupée (elle a eu trois enfants) et bien rangée, à une vie de bohême présumée.
Elle a besoin de solitude. Elle a besoin de se retrouver. Elle se doute que ce moment ne durera pas trop longtemps, qu’elle finira par faire comme les autres, désirer voir du monde, se sentir entourée, préparer des repas pour des tablées importantes, et se désespérer de ne pas avoir assez de nouvelles. Pour l’heure elle aimerait être seule. Elle a décidé contre toute logique de se remettre à fumer, de boire plus que de coutume, elle a même acheté un godemiché. Mais, quelques jours avant de quitter définitivement le laboratoire, les nouveaux propriétaires lui ont pourtant proposé d’y travailler un moment comme salariée, à sa convenance, une fois la vente finalisée, pendant le temps qu’elle voudrait, ce qu’elle a refusé, elle a donc décidé, quelques jours avant sa mort professionnelle qu’elle deviendrait, elle y mettra toute son énergie, elle en a le goût et les moyens, elle en a les capacités intellectuelles, la spécialiste mondiale de Camus.
Rien que ça !
Son grand bureau, celui qu’elle partageait avec son mari, sera le lieu de ses études camusiennes et de ses publications. C’est ainsi. Même si elle part de loin, même si elle n’est pas universitaire, même si elle n’est introduite nulle part dans ce monde mystérieux de l’Université, même si elle ne connaît pas les techniques de recherche, les façons de procéder, la manière de trouver, elle sait qu’elle y arrivera. Elle aime trop Camus pour se laisser impressionner. Elle a trop lu de choses qui lui ont déplu ou paru incomplètes pour ne pas s’attacher à parler de son Camus.
(Versailles, le 14 janvier 2021)
Je voudrais bien connaître la suite 😉
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