samedi 26 décembre 2020

OCCASION MANQUEE




Franck Malot a toujours eu un faible pour une de ses manipulatrices radio, une jeune femme brune, pimpante, enjouée, toujours de bonne humeur, le regard brun et clair, professionnelle, qui est toujours dans le bon ton, discrète et compétente.


Il n’a pas eu besoin du mouvement #metoo pour savoir qu’envisager des relations autres que professionnelles avec des salariées du cabinet de radiologie serait suicidaire. Il avoue n’avoir pas du tout pensé à la composante morale de cette décision, le fait de profiter de son statut de patron pour faire des avances ou des sous-entendus à une salariée et la mettre dans une situation de dépendance forcée ou d’espoir sans lendemain. Il a passé un pacte avec lui-même qui se résume à ceci : « Pas touche ». Il n’a pas eu de recul moral mais il a pensé aux conséquences possibles pour lui qu’une aventure au travail pourrait entraîner : les influences délétères sur la vie quotidienne au cabinet, le regard de ses associés femmes et hommes, le favoritisme, les mensonges, la rupture, la découverte par sa femme, le divorce. Il a donc décidé de ne pas. 


Mais que cette femme est désirable.


Le droit au fantasme est-il remis en cause par le mouvement #metoo ? Ces fantasmes font-ils partie de ce qu’on appelle la culture du viol ? Faudrait-il qu’il consulte un psychiatre pour les extirper de son cerveau pourri de mâle blanc dominateur et hétérosexuel ?


Il est clair que tout le monde a remarqué qu’il trouvait Clarisse à son goût car son attitude est bizarre. Jamais un propos déplacé à son égard, jamais il ne la fixe dans les yeux, son regard est toujours de côté, les yeux tournés vers le bas, il a tellement peur de montrer son attirance… et c’est cette prudence qui attire l’attention des autres. Comme s’il voulait cacher un désir voire cacher une vraie liaison… Mais on connaît Clarisse : ce n’est pas son genre.


Elle est discrète sur sa vraie privée, contrairement à ses collègues qui sont intarissables dans la salle de repos autour des machines à café, elle ne parle pas de sa vie sexuelle, son mari est absent des conversations, on connaît son fils qu’elle vénère, il est venu une ou deux fois pour des radiographies après être tombé sur un poignet ou sur un coude, mais un jour le mari de Clarisse vient la chercher. Et Franck Malot le voit et tombe de haut : ce type est une gravure de mode, un blond élancé, les yeux bleus, le regard franc et clair, des épaules de sportif, un style décontracté, un surfeur en région parisienne, si beau, si jeune, la poignée de main franche… Il se demande comment il aurait pu entrer en compétition avec un type pareil, à part en jouant de son statut de patron et de mec qui a du fric. Il met donc Clarisse dans sa poche avec un mouchoir dessus. Et alors, certain de ne prendre aucun risque, il se permet de la regarder, de lui adresser la parole, de plaisanter avec elle, de l’estimer, de la comprendre, et de réaliser que rien en elle, sinon cette formidable douceur et cette beauté simple, n’est en accord avec lui : de quoi pourraient-ils bien parler après l’amour ?


Ces pensées vulgaires le rendent morose. 


Malot n’est pas fasciné par l’acte sexuel il est obsédé par le fait de pouvoir refaire sa vie avec une femme « bien », une sorte de fantasme féminin hors sol qui lui permettrait de vivre sans conflits, sans problèmes quotidiens, une sorte d’Éden irréel, le mythe du bon couple en quelque sorte. 


Les années passent, le cabinet de radiologie est toujours le lieu de ses frustrations : Clarisse vieillit bien, il est content de la retrouver tous les jours, c’est un de ses petits plaisirs, et il aimerait tant qu’elle fasse un signe, le moindre signe, un signe clair signifiant qu’il est possible qu’elle pourrait envisager que quelque chose puisse se passer entre eux. Et ce signe entraînerait cette réponse qu’il a en tête depuis des années : « Ce n’est pas possible, cela ne se fait pas, et de toute façon il est trop tard. »


Ce n’est donc pas le mythe du bon couple qui le fait délirer, c’est le mythe de la séduction perpétuelle. Il va fêter ses soixante ans et Clarisse en a quinze de moins.


Serait-il amoureux ? Il a lu une phrase de Lacan qu’il a recopiée pour se la rappeler, une phrase terrible qui aurait pu être écrite par Cioran : « L’amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas. »


Et un jour, longtemps après, il débarque dans la salle de repos où trônent les cafetières à capsules, tout le monde est masqué, les instructions sont strictes, Clarisse est en train de montrer des photos. « Je peux voir ? »


Elle se rapproche de lui et lui montre une photographie sur sa tablette qu’elle commente : « C’était ce week-end, mon père, ma mère, moi, mon fils, mon mari. »


Franck Malot réprime un sursaut. Quinze ans après le surfeur est méconnaissable : il a grossi, pris du ventre, son visage s’est empâté, il est devenu moche, son blouson est sans forme, son bermuda révèle des cuisses et des jambes trop fortes et ses pieds nus dans des sandales sont laids. »


Il plaint Clarisse mais il se réjouit qu’elle n’ait jamais fait un signe à son égard : l’enlaidissement de son mari est une faute de goût qu’il n’est pas possible de lui pardonner.


(Versailles, le 13 décembre 2020)




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