Incapable de tromper son épouse il s’était inventé une maîtresse imaginaire. Il avait laissé traîner des petits cailloux censés attirer son attention et lui faire découvrir par elle-même qu’il avait quelqu’un. Familier des intrigues policières il n’avait eu que l’embarras du choix pour semer des indices en se mettant dans la peau d’un homme qui trompait vraiment sa compagne et qui, à l’inverse, faisait tout pour ne pas être découvert.
Chargé de projet dans une entreprise du CAC 40, fort de son statut de polytechnicien, payé avec une largesse que la décence commune interdit de communiquer sans précautions, à la tête d’une équipe d’une quarantaine de personnes, il n’en était pas moins un paresseux chronique. Depuis qu’il avait réussi le concours d’entrée de la prestigieuse école, il avait, sans se forcer, réussi à ne plus rien faire. Comparativement à d’autres, bien entendu. Car ne rien faire signifiait pour lui travailler une grosse heure par jour, ce qui correspondait à dix heures pour n’importe quel ingénieur ou diplômé d’une école de commerce qu’il avait à ses côtés. Dix heures à temps plein, pas dix heures entre un détour sur internet, une rêverie, une plaisanterie idiote, un commentaire crétin sur une série vue sur Netflix ou du marivaudage dans les bureaux des secrétaires. Martin Devillers a oublié la terrible machine à café qui est la plus grande dévoreuse de temps à ne rien faire dans les entreprises modernes.
Chacun pensait dans l’entreprise qu’il était un original. Un original dangereux en raison de son regard acéré, de son invraisemblable capacité à saisir aussitôt ce qui n’allait pas et à se considérer comme différent et au-dessus de tous, une sorte d’extra-terrestre sur lequel rien n’avait prise. Personne ne l’aimait, ni ceux qu’il dirigeait, ni les autres chefs de projet, ni ses supérieurs et chacun d’entre eux attendait le moment où il commettrait l’erreur fatale qui leur permettrait de se venger.
Il se demandait combien de temps sa femme allait mettre pour envisager qu’il puisse la tromper. Elle qui remarquait tout, le moindre détail, tout écart à la normale, un pli sur une chemise, une tache de boue sur une semelle, il accumulait les indices et elle était aveugle. Il se rappelait cette nouvelle où les cambrioleurs étaient démasqués parce que les chiens de garde n’aboyaient pas.
Il se demandait aussi pourquoi il faisait cela. A trente-huit ans il était en train de se déliter. A vrai dire il ne savait pas ce qui lui arrivait : une sorte de grand désintérêt pour tout et pour lui-même, comme s’il vivait à chaque minute le syndrome de l’imposteur.
Il était clair qu’il entamait une dépression mais une dépression pour riche : sans objet. Était-ce le fameux spleen baudelairien ? Ah ah ah. Il avait fait le tour de lui-même, rien ne pourrait plus le surprendre le concernant. Il avait toujours lu, pris du plaisir à lire, des romans, des livres sur les mathématiques, des essais, il ne prenait aucune note, il avait une mémoire exceptionnelle, mais cette accumulation de lectures, d’idées, de concepts, de connaissances, ne le menait à rien, sinon à une réflexion encore plus désespérante sur l’inanité de la vie et sur le néant de son existence. Cette fameuse crise de l’adolescence il était donc en train de la faire à trente-huit ans ! Et à l’envers : quand on est jeune on croit que le monde nous appartient et que nous le changerons pour en faire un paradis éveillé. A trente-huit ans on sait qu’il n’est pas possible de le changer et qu’il restera tel qu’il était, comme il était au temps de Socrate ou de Montaigne, par exemple.
Il lui restait bien entendu l’option la plus facile : le suicide.
Il y pensait mais il trouvait que ce n’était pas digne de lui. Il ne voulait pas se débarrasser d’un problème qui ne concernait que sa petite personne et un suicide pourrait rendre ses proches malheureux ou les déstabiliser pour le reste de leur vie. Bien entendu cela pourrait être un mal pour un bien : ses enfants pourraient se construire d’une autre façon et dire plus tard, quand ils auraient réussi, que le suicide de leur père, aussi malheureux qu’il avait pu être, les avait construits.
Le silence de sa femme ne fut rompu que lorsque la police débarqua à la maison vers vingt-deux heures trente un mercredi soir.
Elle le regarda longuement et lui dit sans forcer la voix : « C’est à toi que j’aurais dû faire cela mais j’ai préféré te préserver pour les enfants. »
Il ne savait pas de quoi elle parlait.
Des caméras de surveillance avaient permis à la police de remonter jusqu’à la femme qui avait aspergé d’acide sulfurique le visage de Clémence Verdeaux, sa plus proche collaboratrice, Centrale 2004, au moment où elle sortait des bureaux sur le parvis de La Défense.
Martin Devillers avait donc tout raté. Sa petite amie imaginaire avait aussi été imaginée par sa femme. Et défigurée.
(Versailles, le 5 décembre 2020)
(The seven year itch - Sept ans de réflexion. Billy Wilder. 1955)
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