dimanche 1 novembre 2020

DYSGUEUSIE


 

Avant la pandémie seuls les médecins et quelques lettrés connaissaient le terme agueusie et ce qu’il signifiait : une perte de goût. En écoutant les chaînes d’informations en continu décrire les signes évocateurs de la Covid, toux, fièvre, essoufflement, diarrhée, un truc qui pouvait ressembler à une bonne vieille grippe ou à une bonne vieille gastro des familles, mais avec l’ajout des troubles du goût et de l’odorat, Arnaud Plantard eut une révélation. Il venait de comprendre enfin quelle était l’affection mystérieuse qui le frappait et dont, par honte, il n’avait jamais parlé à personne. C’était une agueusie ou, plus précisément, une dysgueusie de jugement artistique.


Pardon ?


Il perçoit des sensations mais il ne sait pas les placer sur l’échelle du goût commun. Il peut dire « J’aime » ou « J’aime pas », voire « J’aime pas beaucoup » après avoir vu un film ou une série, après avoir entendu un morceau de musique, après avoir lu un article ou un livre mais il n’est pas sûr de lui. C’est l’histoire de sa vie. Arnaud se considère comme un homme culturellement sans goût. Il ne sait pas porter un jugement sans devoir se référer à l’avis de quelqu’un autre qui puisse lui montrer le chemin ou lui dire ce qu’il doit penser. Et il ne voudrait surtout pas déplaire en dévoilant une opinion qui pourrait être révélatrice de son degré d’inculture. Or il n’est pas inculte, il est simplement dysgueusique. 


On pourrait lui dire que cela n’a pas d’importance, que ce qui compte dans la vie c’est le plaisir que l’on ressent et non le plaisir que les autres ressentent à votre place. Certes. Mais Arnaud aime partager. Il aime plaire. Il aime séduire. Il aime faire le beau ou l’intéressant. Il se méfie au point de ne pas exprimer son avis spontanément : il attend d’entendre ce que les autres pensent car il ne veut pas passer pour un imbécile. Est-ce à dire que s’il fréquente untel qui lui dit que la façon de chanter de Juliette Gréco est maniérée, il approuvera et que s’il fréquente une telle qui lui dit que Juliette Gréco chante parfois faux, il approuvera également ? En fait, pour le coup, il n’a pas de jugement du tout sur cette artiste, elle l’indiffère. Un de ses amis : « Dire que Juliette Gréco indiffère est un violent jugement de valeur… » Arnaud est content : il ne serait pas si dysgueusique que cela…


Ce qui gêne le plus Arnaud : il lui semble que les personnes cultivées qu’il fréquente ici ou là savent toujours quel bonjugement donner sur tel nouveau livre, tel nouveau film, telle nouvelle musique. Quel que soit le domaine. On dirait qu’ils suivent un MOOC ininterrompu qui s’intitulerait « Comment faire bonne figure en société dans les cercles de la vraie pensée ». Il enrage : il est incapable de bien juger et il est incapable de se soumettre à un MOOC. Il n’y a pas de remède à cette dysgueusie : faudrait-il qu’il passe une IRM pour que l’on détecte l’aire de la dysgueusie de jugement artistique ? 


La dysgueusie d’Arnaud n’est pas absolue. Il est contrôleur de gestion dans une grande entreprise et il sait juger au premier coup d’œil un compte d’exploitation ou une balance des comptes et, sur un autre plan, il sait si une équipe joue bien au rugby ou au foot, et non seulement il est certain de son jugement, mais, plus encore, il ose l’exprimer et l’argumenter. 


Il s’est demandé s’il était seul dans son cas. Il s’est interrogé sur l’origine de ce trouble du goût artistique ou culturel. Les médecins à qui il en a parlé ne savaient pas, ont promis de se renseigner mais n’ont jamais donné de leurs nouvelles. Mais il existe sans doute un syndrome neurologique de ce type.

 

Il a eu une longue liaison avec Anne-Laure. C’est une intellectuelle. Elle a son avis sur tout ce qui est culturel. Rien n’échappe à son regard acéré. Il s’est senti nul. Il ne l’a jamais surprise à regarder en continu le fameux MOOC sur Internet : elle doit avoir une puce dans la tête. Il a fini par se recroqueviller sur lui-même. 


Elle lui a appris l’anecdote des Poussin de Chantilly. Il n’avait pas lu Proust avant de la rencontrer. Il ne l’a d’ailleurs pas plus lu pendant et après Anne-Laure. Il est rétif. L’anecdote est la suivante : Madame de Cambremer, un personnage de La Recherche, n’aime pas le peintre Poussin et le fait savoir partout dans les salons jusqu’au jour où le narrateur lui dit que Degas ne connaît rien de plus beau que les Poussin de Chantilly. Madame de Cambremer, qui ne veut pas être d’un autre avis que Degas, réplique : « … mais je peux parler de ceux du Louvre, ce sont des horreurs… » Le narrateur : « Il les admire aussi énormément. » Et Madame de Cambremer : « Il faudra que je les revoie ». Madame de Cambremer cherchait une raison, revoir les Poussin du Louvre, pour changer son opinion afin de partager les goûts de Degas. C’est un bon résumé d’Arnaud. Il attendait qu’Anne-Laure donne son avis pour exprimer le sien.


« Le plus souvent », dit Anne-Laure, « les gens affirment leurs goûts sans les avoir ressentis. Ils parlent d ’œuvres qu’ils ont à peine vues, pas lues du tout ou presque pas entendues, mais leurs avis sont liés à ce qu’ils savent des avis des personnes à qui ils veulent plaire ou d’un groupe de personnes auquel ils veulent appartenir. » Arnaud : « A qui veux-tu plaire ? » Elle le regarde avec étonnement : « Au bon goût, non ? » Il existe donc selon Anne-Laure, pense Arnaud, un bon goût universel… Hum. Il se sent encore plus malade ou infirme…


Il lui dit un peu méchamment : « Comme certains ont l’oreille absolue, d’autres le pantone absolu, il y aurait donc un goût absolu, ce n’est pas un peu anti-platonicien ? … » Elle le prend mal mais elle garde son calme : « Non, enfin, oui, dans une certaine mesure, comme il existe un mauvais goût absolu. - Ce n’est pas pareil. - Non, mais cela veut dire ce que cela veut dire. » 


Effectivement.


Arnaud se rappelle qu’un de ses amis est venu lui rendre visite dans son deux-pièces de presque célibataire et qu’il lui a dit au bout de deux minutes, sans prendre de gants, jamais une femme n’avait osé lui dire cela, et jamais une femme ne le lui dira après (et elles auraient pu puisqu’il n’a rien changé à la décoration, comment aurait-il pu faire ?, à quelle femme aurait-il dû demander son avis ?, et, de toute façon, qu’est-ce que cela aurait changé en lui ?), qu’il avait quand même « un sacré goût de chiottes ! »


Il est probable qu’Anne-Laure, une femme cultivée qui savait citer Proust à bon escient et les Poussin de Chantilly, avait elle-aussi dû penser qu’il avait un sacré goût de chiottes en venant faire l’amour dans son appartement au point qu’ils se retrouvaient le plus souvent chez elle, un chez elle qu’il trouvait un peu vieillot : est-ce un jugement artistique ?


Arnaud était cultivé mais pas au point de pouvoir juger.


Ainsi s’est-il constitué un catalogue des œuvres qu’il faut avoir vues, lues, écoutées, senties, un catalogue structuré avec la première et la deuxième division, comme en football, il y a même la première division mondiale… Il faut bien qu’il survive jusqu’à ce qu’un neurochirurgien puisse lui faire une greffe neuronale qui guérira sa dysgueusie. 


(Versailles, le 28 octobre 2020)

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