Il l’a suivie chez elle. C’était la première fois. Il était tard et ils avaient un peu bu. Mais pas trop. Il est allé aux toilettes et quand il en est ressorti elle dormait tout habillée au milieu du lit.
Il est fatigué, épuisé, peu enthousiaste, las de la situation, des gardes, de la fatigue des autres, de l’épuisement de ses collègues, de l’afflux des malades épuisés, fébriles, tousseurs, des tests, des oxymètres, des tubulures, des scanners, des lits covid à trouver, des lits de réa à préserver, de l'oxygénothérapie, des intubations, de l’hôpital tout entier, du bruit des sabots qui claquent dans les couloirs, dans les chambres, dans les salles de soin, des portes qui coulissent mal, des courants d’air et des salles surchauffées, il n’y a jamais de juste milieu, il est fatigué de tout.
Il est tard, son appartement est au diable en banlieue, il n’a pas le courage de la réveiller pour trouver une place à côté d’elle, elle est couchée en travers de son lit, occupant tout l’espace, sur le ventre, il se dit qu’il va dormir ici dans cet inconfortable fauteuil en osier qui lui tend presque les bras et les oreillettes.
Il somnole par morceaux pendant qu’elle dort du sommeil de la juste, de la fille qui travaille trop et qui ne pense pas assez à elle, qui a emmené un interne chez elle et qui dort comme une enfant, apaisée, pas craintive pour un sou, le souffle presque inaudible, sans un mouvement.
Elle le réveille d’un geste doux sur l’épaule, il est allongé à côté du lit, sur un tapis berbère un peu rêche et un peu court pour sa longue carcasse, mais c’était mieux que le fauteuil inconfortable. Elle le regarde avec bienveillance comme s’il était son amant, confiante, comme s’ils avaient fait l’amour la nuit dernière et que cela s’était bien passé.
Le corps de Maxime est endolori, les mauvaises positions dans le fauteuil d’osier, les réveils incessants, la tête qui se balance d’un côté et d’un autre pour trouver l’équilibre, puis, allongé par terre, à la recherche d’un côté pour dormir avec le blouson replié sous sa tête, sur le côté droit, sur le côté gauche. Puis l’endormissement.
« Tu vas ? »
Elle a cet air des jeunes femmes sûres d’elles bien qu’elles viennent de se réveiller, les cheveux en désordre, les traits un peu tirés, mais fortes d’une beauté naturelle intacte, fraîche, la fraîcheur de leur jeunesse et de leur joie de vivre.
« Tu aurais dû t’allonger à côté de moi…
- Je ne voulais pas te déranger.
- Quel gentleman ! »
Elle s’agenouille à côté de lui et l’embrasse sur la joue dans un geste d’une grande tendresse.
Ils trempent leurs tartines beurrées et confiturées dans leurs cafés noirs.
« Tu crois qu’on peut sortir ensemble ? »
Il regarde sa montre. « On doit être à l’hosto dans un peu plus d'une demi-heure… »
Elle : « Je n’ai pas dit faire l’amour maintenant, j’ai dit sortir. »
Il tend la main sur la table et saisit la sienne.
Elle aurait envie de dire : « Le virus attendra… » Mais il n’attend rien, il est là, il est là peut-être déjà dans cette pièce, il est là dans tout l’hôpital, il est là dehors, dans l’ascenseur, dans l’entrée, sur le fauteuil d’osier, dans le lit, sur le tapis berbère.
Hier soir il pensait seulement qu’il était invité par sa chef de clinique pour faire l’amour dans son appartement, mais ce matin il se demande ce qui va se passer.
« Je rêve des temps où le virus n’existait pas, je rêve d’un temps où nous sortions vidés de garde mais sans penser à rien, l’esprit sans peur ou l’esprit plein de projets d’avenir… » Elle attend sa réponse qui a du mal à sortir. Lui : « On dirait que le monde a disparu, qu’il n’y a plus que le virus qui domine nos vies et au travail c’est encore pire. Nous savons comment nous protéger mais nous nous trompons tout le temps, nous sommes nous-mêmes des virus… » Elle : « C’est cela : peut-on encore imaginer un monde sans virus, sans masques, sans SHA, sans distances, un monde normal, en quelque sorte ? »
Il ne sait pas. Il n’ose envisager tout cela. Par peur. Par superstition. Pour ne pas insulter l’avenir.
Lui : « J’ai envie de faire l’amour avec toi. »
Elle : « Avec des masques et une capote ? »
Lui : « Sans rien : pour fêter la fin du monde. »
Elle : « Cette nuit nous avons métaphoriquement fait l’amour sans masques et sans protection. Je pense que nous devrions recommencer en vrai ce soir. »
Lui : « Tu veux dire faire semblant que le virus a disparu ? »
Elle : « C’est cela. »
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