jeudi 8 octobre 2020

TEMOIN

                               


                          

Qui sait qu'il existe une police du sang ?


Christian a débarqué à Lariboisière une demi-heure après l’admission de son père qui n’était déjà plus conscient. Fernand Dubois avait déjà perdu beaucoup de sang. 


Personne n’avait encore trouvé dans le portefeuille de l’accidenté sa carte d’identité de Témoin de Jéhovah où l’on peut lire la mention « Pas de sang » mais également une mention manuscrite « Ne jamais m'administrer de produits dérivés du sang » Christian a, lui, réussi à s’en emparer et à la cacher de tous.

 

On a pu joindre sa femme et elle a expressément dit que Fernand Dubois était Témoin de Jéhovah et qu’il fallait respecter la volonté de son mari. Les médecins veulent sauver Fernand Dubois. Mais son fils Christian est arrivé à l’hôpital bien avant son épouse Marie-Claire qui est en province en visite chez ses parents.


Quand on interroge le fils sur la question d’une possible transfusion il répond un « Allez-y » sans l’ombre d’une hésitation. « Il n’est pas Témoin de Jéhovah ? - Pas que je sache… - Sa femme dit le contraire… - Vous attendez quoi pour l’opérer, qu’il meure ? »


Il y a pourtant un problème légal. Les administratifs et les médecins se demandent ce qui se passe dans cette famille. Est-il vraiment un Témoin ? Par ailleurs, les médecins ne sont pas certains que la transfusion puisse sauver le patient mais ils sont presque certains que ne pas le transfuser le condamnerait. La transfusion est nécessaire mais il n’est pas sûr qu’elle soit suffisante. 


Les chirurgiens, les anesthésistes, les administratifs se concertent en urgence et décident qu’il n’est pas possible d’aller à l’encontre de la volonté du patient mais qu’il est encore plus détestable de le voir mourir sans rien faire. « Puisque le fils a donné son accord… - Est-ce que l’avis d’un fils vaut mieux que celui d’une épouse ? - Pour sauver quelqu’un : oui. »


Sauver un patient de la mort est inscrit dans l’idéologie des médecins, surtout en ce cas où la volonté du patient n’est pas tout à fait connue. La littérature philosophique et médicale est remplie de longues discussions entre éthiciens sur le pourquoi du comment. Les soignants et les administratifs sont paralysés par l’idée d’une éventuelle action en justice : ici transfuser peut entraîner un procès au risque de sauver le malade et ne pas le transfuser pourrait le condamner en toute légalité, à condition, bien entendu, qu’il fût véritablement un Témoin. Et pourquoi l’épouse mentirait-elle ?


L’intervention fut effectuée, plusieurs poches de sang furent « passées » contre les valeurs du patient avancées par sa femme et il arriva ce qui devait arriver : Fernand Dubois se réveilla guéri. Une dernière poche de sang passait quand il ouvrit les yeux. Il sembla qu’il la vît, son fils en était persuadé, mais il ne dit rien. Il ne fit aucune remarque au personnel soignant, il ne fit aucune remarque à son fils qui était près de lui au moment de reprendre conscience.


Il y eut une explication houleuse entre la belle-mère et le fils quand elle put enfin arriver à l'hôpital. La longue intervention venait de se terminer.

« Tu voulais le laisser mourir ?

- Non, je voulais que l’on respecte ses convictions.

- Au risque de mourir ?

- Au risque de la volonté de Dieu.

- Heu…

- Il aurait très bien pu survivre sans avoir été transfusé.

- Tout est possible. Mais les médecins…

- Les médecins se trompent souvent.

- Possible.

- Tu es prêt à répondre à ses questions quand il te demandera des comptes ?

- Oui. »


Le père ne posa aucune question à son fils. Il fit semblant de ne pas remarquer qu’on l'avait transfusé. Et sa femme n’eut pas le courage de lui demander pourquoi il se taisait : elle avait peur de le perdre. En tant que mari. Et elle le perdit quand même. Plus tard.


Il se passa plusieurs semaines, le temps de la convalescence, il avait eu une plaie abdominale et le bassin et un fémur fracturés, avant que  les Témoins ne se manifestent. La police du sang venait de se mettre en route.

Les deux meilleurs amis Témoins de Fernand Dubois, vinrent le voir à son domicile.

« Nous avons appris que tu avais reçu du sang à l’hôpital.

- Qui vous a dit cela ? »

Silence gêné.

« Vous êtes venus me voir là-bas ? »

Silence gêné.

« Nous n’étions pas au courant.

- Et quand vous ne m’avez pas vu à l’office du dimanche, vous ne vous êtes pas inquiétés ? Vous n’avez pas téléphoné à Marie-Claire et c’est elle qui a dû vous appeler pour vous rappeler que j’existais… Comment expliquez-vous cela ? Je ne veux plus vous voir ici. » La police du sang : « Tu ne peux plus faire partie de notre Église. »


La police du sang n’en resta pas là : les deux hommes décidèrent d’aller voir son fils.

« Tu étais donc au courant ?

- Au courant de quoi ?

- Qu’il avait reçu du sang à l’hôpital…

- Pourquoi devrais-je répondre à vos questions ?

- Parce que tu as trahi ton père…

- Trahi ?

- Tu as donné l’autorisation de transfuser.

- Et quand bien même ?

- Tu as trahi sa foi.

- Peut-être. Mais il est vivant.

- Il aurait pu vivre quand même. Grâce à Dieu.

- Grâce à Dieu ? Il est peut-être encore vivant grâce à Dieu et aux transfusions. 

- Tu ne pouvais pas te substituer à lui.

- C’est Dieu qui m’a guidé.

- Tu blasphèmes… »


Quand, plusieurs années plus tard, une leucémie frappa Fernand Dubois, il ne fit ni une ni deux, il mit au courant ses médecins, ce n’étaient pas les mêmes, qu’il ne se ferait pas avoir une deuxième fois.

« Expliquez. »

Il raconta l’accident de sa voiture, les transfusions acceptées par son fils, le sang qui lui avait sans doute sauvé la vie. Mais là il ne marchait plus. Il n’avait pas perdu la foi. Il considérait désormais que c’était un nouveau signe de la volonté de Dieu. Il allait s’en sortir sans transfusions et ce serait la volonté de Dieu qui le tirerait d’affaire. Ou non.

« Vous acceptez les soins ?

- Bien entendu. Mais pas le sang ou ses dérivés. »

 

Christian Dubois est assis dans la cuisine en face de son père.

« Tu m’en veux toujours de leur avoir donné l’autorisation de te transfuser ?

- Non. 

- Cela me soulage…

- Ne sois pas soulagé. Je t’en veux quand même.

- Alors ? »

Le père regarde son fils comme s’il voulait le transpercer.

« Tu n’as jamais admis que je pouvais être un Témoin. Tu as pensé que j’étais devenu fou et que c’était Marie-Claire qui m’avait envoûté. Ton amour pour moi et ta haine pour elle t’ont conduit à me sauver la vie en transgressant mes valeurs. Mais aujourd’hui j’ai décidé que j’allais être libre. Libre de me conformer à ma foi. »

La police du sang allait exulter.


(Versailles, le 8 octobre 2020)


(Illustration. Mark Rothko : Red, Orange, Red)

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