jeudi 1 octobre 2020

RESEAUX SOCIAUX


  

 

Hier soir, John Stewart, résident états-unien à Paris travaillant à la New-York University comme professeur d’histoire de l’art, est allé dîner dans un restaurant où il savait que plusieurs écrivains appartenant selon lui au genre littérature de gare ont leurs habitudes, un restaurant dont les guides spécialisés ont du mal à se prononcer sur la qualité de la cuisine tant ils insistent sur la lourdeur des additions. Il n’aurait jamais eu l’envie d’y aller dîner avec ses amis habituels mais il invitait ce soir-là un charmant jeune homme dont il avait parcouru le site Facebook où s’étalaient ses goûts divers et variés avec une fraîche innocence et il pensait l’étonner en lui faisant fréquenter un lieu où il lui serait possible de rencontrer un de ses écrivains favoris. 


Stewart avait pourtant consulté avant de réserver les commentaires du site TripAdvisor. Et ce qu’il y avait lu était consternant. Rien n’allait. On aurait dit qu’un méchant génie, des concurrents, avait voulu rendre le restaurant infréquentable. Mais comme des vedettes fortunées de l’édition populaire le fréquentaient, il devait bien y avoir une raison. Il pensa que son jeune convive serait impressionné par le lieu, sa réputation et les dîneurs. Il aurait certes préféré inviter un futur amant appréciant plus Milan Kundera ou Philip Roth que Marc Levy, Guillaume Musso ou EES mais il n’allait pas se fâcher pour si peu : quand on commence à prendre de l’âge et que l’on veut séduire des jeunes garçons, Luc E est en théorie âgé de vingt-cinq ans, il est de bon ton de cacher le snobisme de sa culture et d’être prêt à avaler des couleuvres pendant le repas.


Quoi qu’il en soit, et à son grand déplaisir, il eut beau écarquiller les yeux, nulle personne connue qu’il pût désigner à Luc E ne dîna ce soir-là dans le restaurant : on était en juillet et le coronavirus avait envoyé les gens riches à la campagne et les auteurs à succès sur la Côte.


Les propos tenus pendant le repas furent banals et John Stewart s’attacha à jouer le rôle détestable de l’idiot consensuel pour ne pas passer pour un intello ou, pire, pour un donneur de leçons ou un vieux pontifiant. Peu importe donc que la conversation fût quelconque, plus la soirée avançait et plus le désir de John Stewart s’étouffait sous la montagne des lieux communs proférés de part et d’autre, il se demandait même s’il allait pouvoir tenir jusqu’à la fin du repas pour l’emmener chez lui pratiquer des activités plus sexuelles qu’intellectuelles. Il s’interrogeait encore une fois sur les concessions qu’il n’aurait jamais acceptées vingt ans plus tôt quand il fréquentait des jeunes hommes de son âge, mais peu importe car, contrairement à toute prévision, la nourriture était délicieuse. 


Bien plus : malgré les avis qu’il avait lus l’accueil avait été souriant, le personnel s’était montré attentif (il avait l’impression en disant cela qu’il copiait les critiques gastronomiques dont les textes sont remplis d’innombrables clichés linguistiques dont la lourdeur arrive même à masquer les nombreux conflits d’intérêts qui guident leur plume), les nappes immaculées et la carte variée et brève. Les prix étaient effectivement cossus et le jeune homme invité fit semblant de ne pas le remarquer et se prépara à manger trois plats sans se soucier de sa ligne qui était fort fine. Ce qui effraya Stewart qui avait l’appétit frugal et raffiné. 


L’application SexAdvisor lui avait fourni des renseignements sur son jeune ami et, pour l’instant, cela semblait juste. Il se tenait mal à table, il ne savait pas quoi faire de son couteau après s’en être servi et ne fermait pas la bouche en mâchant. Pour le reste, ses goûts musicaux comme littéraires étaient minces comme l’honnêteté d’un optimisé fiscal. 


La nourriture, selon Stewart, était bonne, à la limite du raffinement. Il manquait quelque chose, quelques détails auraient pu être améliorés, une meilleure alliance des saveurs, mais la comparaison avec les gargotes à la mode qui servaient des plats fabriqués dans une cuisine centralisée ou qui étaient réchauffés au dernier moment dans des cuisines minuscules, rendait grâce à cette terrasse ombragée où le moindre soufflé coûtait plus d’une vingtaine d’euros et où le vin qu’il choisit, était bon sans être exceptionnel mais à un prix exagéré, ce qui rendait sa saveur moins appréciable.


Le plus désagréable dans la vie est de ne pas pouvoir partager ses bons moments. « Tu trouves cela bon ? » Luc E répondit oui de la tête et n’arriva pas à formuler un avis détaillé. John Stewart, qui ne se départissait pas de son sourire enjôleur qui lui transformait le visage quand il était en phase de séduction, se fit la remarque que Luc aurait pu tout aussi bien boire une piquette et qu’il l’aurait tout autant appréciée que cette côte de bourg versée dans son verre. La délicatesse du soufflé Henri IV laissait Luc dans un état de froideur qui frisait l’arrêt cardiaque. Il arrive un moment, se dit John Stewart, où il faut accepter le vieillissement et le désir pour des jeunes garçons de vingt-cinq ans avec comme prix à payer l’acceptation de la vulgarité et de la transparence intellectuelle.


Ainsi, le dîner avançant, John Stewart se demandait pourquoi les avis de TripAdvisorconcernant le restaurant étaient aussi faux et pourquoi les commentaires de SexAdvisorsur Luc étaient si pertinents. 


Il n’écrit jamais de commentaires sur SexAdvisor, mais il les regarde, pour voir. Il n’en fera pas plus pour son jeune ami. En revanche, il ne se pose pas de questions : il n’écrira rien sur le restaurant. Il lui paraît évident que ce sont des jaloux et des concurrents qui ont posté sur TripAdvisor des avis aussi défavorables qui, autant qu’il puisse le remarquer ce soir, sont tout à fait injustes et déplacés. Malgré les vacances, la terrasse est pleine. Les dîneurs sont plutôt âgés, entre cinquante et soixante-dix ans, quelques familles avec enfants et petits-enfants, les fins de mois ne semblent pas être leur préoccupation principale. John Stewart pourrait écrire un texte dont il a le secret, il écrit bien, il écrit des critiques d’art appréciées pour quelques journaux confidentiels, et vanter les mérites de ce restaurant en soulignant que les prix sont un peu élevés et que la carte des vins pourrait être plus fournie, qu’il pourrait y avoir des demi-bouteilles et des vins au verre, mais il n’en fera rien. Le restaurant a l’air de bien tourner malgré les critiques défavorables. Il vaut mieux garder ses bonnes adresses pour soi. En faire la publicité ne pourrait qu’entraîner un surcroit d’affluence, une dégradation du service, une facilité dans l’exécution des plats, une moindre attention aux détails et, surtout, donner le melon à tout le monde depuis la femme de ménage jusqu’au chef lui-même.


John Stewart gardera pour lui ses conclusions et reviendra y faire un tour avec un ou une amie qui sauront apprécier, critiquer, louer avec suffisamment de recul et tempérer son enthousiasme d’un soir.


Luc E est l’oublié de cette histoire. Luc E est un objet que Stewart a manipulé tout au long de cette nouvelle. Un objet sexuel. Une sorte de non être, jeune et beau mais crétin, une sorte de Ken gonflable, que le professeur, sûr de lui et dominateur, a jugé, méprisé, considéré comme inutile, sauf pour ses désirs, qu’il a jaugé comme inculte, vulgaire, incapable de mener une discussion sérieuse selon les critères d’un homme mature et certain de ses qualités. Sans nul doute, c’est l’expression qui convient le mieux à cet homme de quarante-cinq ans, Stewart n’a pas vu et senti que lui-même était jugé par le jeune homme, il ne l’a pas vu parce qu’il était trop infatué de lui-même, comme si son existence et ses pensées étaient les seules possibles. Il n’a pas même imaginé que le jeune homme pouvait avoir un jugement et il se trouve qu’il fut d’une rare pertinence et d’une terrible alacrité. Mais comme Luc E est un garçon respectueux et sensible, il n’écrira rien sur SexAdvisor, il n’exprimera pas ses sentiments et pour tout dire son ironie grinçante sur cet homme d’un soir. Mais il aura retenu la leçon : il ne faudrait surtout pas ressembler à cet homme, plus tard, dans vingt ans, c’est pourquoi il résistera pendant des mois à l’envie de lire Kundera pour ne pas finir comme Stewart, grincheux et commentateur présomptueux de la vie des autres… Il n’a pas envie de donner une leçon. En revanche, il commettra un commentaire sur TripAdvisor, pour la première fois de sa vie, sous le pseudo Idiot utile : « Restaurant fréquenté par de vieux et vieilles cis genres blancs et blanches dont les billets dépassent des portefeuilles un peu trop visibles. J’ai apprécié une nourriture de qualité, bien servie, goûteuse, un peu m’as-tu-vu, mais trop chère. Le bordeaux manquait de corps et ne valait pas son prix excessif. Se faire inviter était une bonne idée. Y aller une fois pour le cadre, pour l’ambiance et si vous voulez rencontrer Philippe Claudel qui dînait dans un coin ce soir-là. » 

(Versailles le 23 juillet 2020)



Illustration : L'art de la conversation. René Magritte. 1963.

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