dimanche 25 octobre 2020

SI LA COVID N'EXISTAIT PAS



 Il l’a suivie chez elle. C’était la première fois. Il était tard et ils avaient un peu bu. Mais pas trop. Il est allé aux toilettes et quand il en est ressorti elle dormait tout habillée au milieu du lit. 


Il est fatigué, épuisé, peu enthousiaste, las de la situation, des gardes, de la fatigue des autres, de l’épuisement de ses collègues, de l’afflux des malades épuisés, fébriles, tousseurs, des tests, des oxymètres,  des tubulures, des scanners, des lits covid à trouver, des lits de réa à préserver, de l'oxygénothérapie, des intubations, de l’hôpital tout entier, du bruit des sabots qui claquent dans les couloirs, dans les chambres, dans les salles de soin, des portes qui coulissent mal, des courants d’air et des salles surchauffées, il n’y a jamais de juste milieu, il est fatigué de tout.


Il est tard, son appartement est au diable en banlieue, il n’a pas le courage de la réveiller pour trouver une place à côté d’elle, elle est couchée en travers de son lit, occupant tout l’espace, sur le ventre, il se dit qu’il va dormir ici dans cet inconfortable fauteuil en osier qui lui tend presque les bras et les oreillettes.


Il somnole par morceaux pendant qu’elle dort du sommeil de la juste, de la fille qui travaille trop et qui ne pense pas assez à elle, qui a emmené un interne chez elle et qui dort comme une enfant, apaisée, pas craintive pour un sou, le souffle presque inaudible, sans un mouvement.


Elle le réveille d’un geste doux sur l’épaule, il est allongé à côté du lit, sur un tapis berbère un peu rêche et un peu court pour sa longue carcasse, mais c’était mieux que le fauteuil inconfortable. Elle le regarde avec bienveillance comme s’il était son amant, confiante, comme s’ils avaient fait l’amour la nuit dernière et que cela s’était bien passé.


Le corps de Maxime est endolori, les mauvaises positions dans le fauteuil d’osier, les réveils incessants, la tête qui se balance d’un côté et d’un autre pour trouver l’équilibre, puis, allongé par terre, à la recherche d’un côté pour dormir avec le blouson replié sous sa tête, sur le côté droit, sur le côté gauche. Puis l’endormissement.


« Tu vas ? »


Elle a cet air des jeunes femmes sûres d’elles bien qu’elles viennent de se réveiller, les cheveux en désordre, les traits un peu tirés, mais fortes d’une beauté naturelle intacte, fraîche, la fraîcheur de leur jeunesse et de leur joie de vivre.


« Tu aurais dû t’allonger à côté de moi…

- Je ne voulais pas te déranger.

- Quel gentleman ! »


Elle s’agenouille à côté de lui et l’embrasse sur la joue dans un geste d’une grande tendresse. 


Ils trempent leurs tartines beurrées et confiturées dans leurs cafés noirs.


« Tu crois qu’on peut sortir ensemble ? »

Il regarde sa montre. « On doit être à l’hosto dans un peu plus d'une demi-heure… »

Elle : « Je n’ai pas dit faire l’amour maintenant, j’ai dit sortir. »


Il tend la main sur la table et saisit la sienne.


Elle aurait envie de dire : « Le virus attendra… » Mais il n’attend rien, il est là, il est là peut-être déjà dans cette pièce, il est là dans tout l’hôpital, il est là dehors, dans l’ascenseur, dans l’entrée, sur le fauteuil d’osier, dans le lit, sur le tapis berbère.


Hier soir il pensait seulement qu’il était invité par sa chef de clinique pour faire l’amour dans son appartement, mais ce matin il se demande ce qui va se passer.


« Je rêve des temps où le virus n’existait pas, je rêve d’un temps où nous sortions vidés de garde mais sans penser à rien, l’esprit sans peur ou l’esprit plein de projets d’avenir… » Elle attend sa réponse qui a du mal à sortir. Lui : « On dirait que le monde a disparu, qu’il n’y a plus que le virus qui domine nos vies et au travail c’est encore pire. Nous savons comment nous protéger mais nous nous trompons tout le temps, nous sommes nous-mêmes des virus… » Elle : « C’est cela : peut-on encore imaginer un monde sans virus, sans masques, sans SHA, sans distances, un monde normal, en quelque sorte ? »


Il ne sait pas. Il n’ose envisager tout cela. Par peur. Par superstition. Pour ne pas insulter l’avenir.


Lui : « J’ai envie de faire l’amour avec toi. »

Elle : « Avec des masques et une capote ? »

Lui : « Sans rien : pour fêter la fin du monde. »

Elle : « Cette nuit nous avons métaphoriquement fait l’amour sans masques et sans protection. Je pense que nous devrions recommencer en vrai ce soir. »

Lui : « Tu veux dire faire semblant que le virus a disparu ? »

Elle : « C’est cela. »

jeudi 8 octobre 2020

TEMOIN

                               


                          

Qui sait qu'il existe une police du sang ?


Christian a débarqué à Lariboisière une demi-heure après l’admission de son père qui n’était déjà plus conscient. Fernand Dubois avait déjà perdu beaucoup de sang. 


Personne n’avait encore trouvé dans le portefeuille de l’accidenté sa carte d’identité de Témoin de Jéhovah où l’on peut lire la mention « Pas de sang » mais également une mention manuscrite « Ne jamais m'administrer de produits dérivés du sang » Christian a, lui, réussi à s’en emparer et à la cacher de tous.

 

On a pu joindre sa femme et elle a expressément dit que Fernand Dubois était Témoin de Jéhovah et qu’il fallait respecter la volonté de son mari. Les médecins veulent sauver Fernand Dubois. Mais son fils Christian est arrivé à l’hôpital bien avant son épouse Marie-Claire qui est en province en visite chez ses parents.


Quand on interroge le fils sur la question d’une possible transfusion il répond un « Allez-y » sans l’ombre d’une hésitation. « Il n’est pas Témoin de Jéhovah ? - Pas que je sache… - Sa femme dit le contraire… - Vous attendez quoi pour l’opérer, qu’il meure ? »


Il y a pourtant un problème légal. Les administratifs et les médecins se demandent ce qui se passe dans cette famille. Est-il vraiment un Témoin ? Par ailleurs, les médecins ne sont pas certains que la transfusion puisse sauver le patient mais ils sont presque certains que ne pas le transfuser le condamnerait. La transfusion est nécessaire mais il n’est pas sûr qu’elle soit suffisante. 


Les chirurgiens, les anesthésistes, les administratifs se concertent en urgence et décident qu’il n’est pas possible d’aller à l’encontre de la volonté du patient mais qu’il est encore plus détestable de le voir mourir sans rien faire. « Puisque le fils a donné son accord… - Est-ce que l’avis d’un fils vaut mieux que celui d’une épouse ? - Pour sauver quelqu’un : oui. »


Sauver un patient de la mort est inscrit dans l’idéologie des médecins, surtout en ce cas où la volonté du patient n’est pas tout à fait connue. La littérature philosophique et médicale est remplie de longues discussions entre éthiciens sur le pourquoi du comment. Les soignants et les administratifs sont paralysés par l’idée d’une éventuelle action en justice : ici transfuser peut entraîner un procès au risque de sauver le malade et ne pas le transfuser pourrait le condamner en toute légalité, à condition, bien entendu, qu’il fût véritablement un Témoin. Et pourquoi l’épouse mentirait-elle ?


L’intervention fut effectuée, plusieurs poches de sang furent « passées » contre les valeurs du patient avancées par sa femme et il arriva ce qui devait arriver : Fernand Dubois se réveilla guéri. Une dernière poche de sang passait quand il ouvrit les yeux. Il sembla qu’il la vît, son fils en était persuadé, mais il ne dit rien. Il ne fit aucune remarque au personnel soignant, il ne fit aucune remarque à son fils qui était près de lui au moment de reprendre conscience.


Il y eut une explication houleuse entre la belle-mère et le fils quand elle put enfin arriver à l'hôpital. La longue intervention venait de se terminer.

« Tu voulais le laisser mourir ?

- Non, je voulais que l’on respecte ses convictions.

- Au risque de mourir ?

- Au risque de la volonté de Dieu.

- Heu…

- Il aurait très bien pu survivre sans avoir été transfusé.

- Tout est possible. Mais les médecins…

- Les médecins se trompent souvent.

- Possible.

- Tu es prêt à répondre à ses questions quand il te demandera des comptes ?

- Oui. »


Le père ne posa aucune question à son fils. Il fit semblant de ne pas remarquer qu’on l'avait transfusé. Et sa femme n’eut pas le courage de lui demander pourquoi il se taisait : elle avait peur de le perdre. En tant que mari. Et elle le perdit quand même. Plus tard.


Il se passa plusieurs semaines, le temps de la convalescence, il avait eu une plaie abdominale et le bassin et un fémur fracturés, avant que  les Témoins ne se manifestent. La police du sang venait de se mettre en route.

Les deux meilleurs amis Témoins de Fernand Dubois, vinrent le voir à son domicile.

« Nous avons appris que tu avais reçu du sang à l’hôpital.

- Qui vous a dit cela ? »

Silence gêné.

« Vous êtes venus me voir là-bas ? »

Silence gêné.

« Nous n’étions pas au courant.

- Et quand vous ne m’avez pas vu à l’office du dimanche, vous ne vous êtes pas inquiétés ? Vous n’avez pas téléphoné à Marie-Claire et c’est elle qui a dû vous appeler pour vous rappeler que j’existais… Comment expliquez-vous cela ? Je ne veux plus vous voir ici. » La police du sang : « Tu ne peux plus faire partie de notre Église. »


La police du sang n’en resta pas là : les deux hommes décidèrent d’aller voir son fils.

« Tu étais donc au courant ?

- Au courant de quoi ?

- Qu’il avait reçu du sang à l’hôpital…

- Pourquoi devrais-je répondre à vos questions ?

- Parce que tu as trahi ton père…

- Trahi ?

- Tu as donné l’autorisation de transfuser.

- Et quand bien même ?

- Tu as trahi sa foi.

- Peut-être. Mais il est vivant.

- Il aurait pu vivre quand même. Grâce à Dieu.

- Grâce à Dieu ? Il est peut-être encore vivant grâce à Dieu et aux transfusions. 

- Tu ne pouvais pas te substituer à lui.

- C’est Dieu qui m’a guidé.

- Tu blasphèmes… »


Quand, plusieurs années plus tard, une leucémie frappa Fernand Dubois, il ne fit ni une ni deux, il mit au courant ses médecins, ce n’étaient pas les mêmes, qu’il ne se ferait pas avoir une deuxième fois.

« Expliquez. »

Il raconta l’accident de sa voiture, les transfusions acceptées par son fils, le sang qui lui avait sans doute sauvé la vie. Mais là il ne marchait plus. Il n’avait pas perdu la foi. Il considérait désormais que c’était un nouveau signe de la volonté de Dieu. Il allait s’en sortir sans transfusions et ce serait la volonté de Dieu qui le tirerait d’affaire. Ou non.

« Vous acceptez les soins ?

- Bien entendu. Mais pas le sang ou ses dérivés. »

 

Christian Dubois est assis dans la cuisine en face de son père.

« Tu m’en veux toujours de leur avoir donné l’autorisation de te transfuser ?

- Non. 

- Cela me soulage…

- Ne sois pas soulagé. Je t’en veux quand même.

- Alors ? »

Le père regarde son fils comme s’il voulait le transpercer.

« Tu n’as jamais admis que je pouvais être un Témoin. Tu as pensé que j’étais devenu fou et que c’était Marie-Claire qui m’avait envoûté. Ton amour pour moi et ta haine pour elle t’ont conduit à me sauver la vie en transgressant mes valeurs. Mais aujourd’hui j’ai décidé que j’allais être libre. Libre de me conformer à ma foi. »

La police du sang allait exulter.


(Versailles, le 8 octobre 2020)


(Illustration. Mark Rothko : Red, Orange, Red)

jeudi 1 octobre 2020

RESEAUX SOCIAUX


  

 

Hier soir, John Stewart, résident états-unien à Paris travaillant à la New-York University comme professeur d’histoire de l’art, est allé dîner dans un restaurant où il savait que plusieurs écrivains appartenant selon lui au genre littérature de gare ont leurs habitudes, un restaurant dont les guides spécialisés ont du mal à se prononcer sur la qualité de la cuisine tant ils insistent sur la lourdeur des additions. Il n’aurait jamais eu l’envie d’y aller dîner avec ses amis habituels mais il invitait ce soir-là un charmant jeune homme dont il avait parcouru le site Facebook où s’étalaient ses goûts divers et variés avec une fraîche innocence et il pensait l’étonner en lui faisant fréquenter un lieu où il lui serait possible de rencontrer un de ses écrivains favoris. 


Stewart avait pourtant consulté avant de réserver les commentaires du site TripAdvisor. Et ce qu’il y avait lu était consternant. Rien n’allait. On aurait dit qu’un méchant génie, des concurrents, avait voulu rendre le restaurant infréquentable. Mais comme des vedettes fortunées de l’édition populaire le fréquentaient, il devait bien y avoir une raison. Il pensa que son jeune convive serait impressionné par le lieu, sa réputation et les dîneurs. Il aurait certes préféré inviter un futur amant appréciant plus Milan Kundera ou Philip Roth que Marc Levy, Guillaume Musso ou EES mais il n’allait pas se fâcher pour si peu : quand on commence à prendre de l’âge et que l’on veut séduire des jeunes garçons, Luc E est en théorie âgé de vingt-cinq ans, il est de bon ton de cacher le snobisme de sa culture et d’être prêt à avaler des couleuvres pendant le repas.


Quoi qu’il en soit, et à son grand déplaisir, il eut beau écarquiller les yeux, nulle personne connue qu’il pût désigner à Luc E ne dîna ce soir-là dans le restaurant : on était en juillet et le coronavirus avait envoyé les gens riches à la campagne et les auteurs à succès sur la Côte.


Les propos tenus pendant le repas furent banals et John Stewart s’attacha à jouer le rôle détestable de l’idiot consensuel pour ne pas passer pour un intello ou, pire, pour un donneur de leçons ou un vieux pontifiant. Peu importe donc que la conversation fût quelconque, plus la soirée avançait et plus le désir de John Stewart s’étouffait sous la montagne des lieux communs proférés de part et d’autre, il se demandait même s’il allait pouvoir tenir jusqu’à la fin du repas pour l’emmener chez lui pratiquer des activités plus sexuelles qu’intellectuelles. Il s’interrogeait encore une fois sur les concessions qu’il n’aurait jamais acceptées vingt ans plus tôt quand il fréquentait des jeunes hommes de son âge, mais peu importe car, contrairement à toute prévision, la nourriture était délicieuse. 


Bien plus : malgré les avis qu’il avait lus l’accueil avait été souriant, le personnel s’était montré attentif (il avait l’impression en disant cela qu’il copiait les critiques gastronomiques dont les textes sont remplis d’innombrables clichés linguistiques dont la lourdeur arrive même à masquer les nombreux conflits d’intérêts qui guident leur plume), les nappes immaculées et la carte variée et brève. Les prix étaient effectivement cossus et le jeune homme invité fit semblant de ne pas le remarquer et se prépara à manger trois plats sans se soucier de sa ligne qui était fort fine. Ce qui effraya Stewart qui avait l’appétit frugal et raffiné. 


L’application SexAdvisor lui avait fourni des renseignements sur son jeune ami et, pour l’instant, cela semblait juste. Il se tenait mal à table, il ne savait pas quoi faire de son couteau après s’en être servi et ne fermait pas la bouche en mâchant. Pour le reste, ses goûts musicaux comme littéraires étaient minces comme l’honnêteté d’un optimisé fiscal. 


La nourriture, selon Stewart, était bonne, à la limite du raffinement. Il manquait quelque chose, quelques détails auraient pu être améliorés, une meilleure alliance des saveurs, mais la comparaison avec les gargotes à la mode qui servaient des plats fabriqués dans une cuisine centralisée ou qui étaient réchauffés au dernier moment dans des cuisines minuscules, rendait grâce à cette terrasse ombragée où le moindre soufflé coûtait plus d’une vingtaine d’euros et où le vin qu’il choisit, était bon sans être exceptionnel mais à un prix exagéré, ce qui rendait sa saveur moins appréciable.


Le plus désagréable dans la vie est de ne pas pouvoir partager ses bons moments. « Tu trouves cela bon ? » Luc E répondit oui de la tête et n’arriva pas à formuler un avis détaillé. John Stewart, qui ne se départissait pas de son sourire enjôleur qui lui transformait le visage quand il était en phase de séduction, se fit la remarque que Luc aurait pu tout aussi bien boire une piquette et qu’il l’aurait tout autant appréciée que cette côte de bourg versée dans son verre. La délicatesse du soufflé Henri IV laissait Luc dans un état de froideur qui frisait l’arrêt cardiaque. Il arrive un moment, se dit John Stewart, où il faut accepter le vieillissement et le désir pour des jeunes garçons de vingt-cinq ans avec comme prix à payer l’acceptation de la vulgarité et de la transparence intellectuelle.


Ainsi, le dîner avançant, John Stewart se demandait pourquoi les avis de TripAdvisorconcernant le restaurant étaient aussi faux et pourquoi les commentaires de SexAdvisorsur Luc étaient si pertinents. 


Il n’écrit jamais de commentaires sur SexAdvisor, mais il les regarde, pour voir. Il n’en fera pas plus pour son jeune ami. En revanche, il ne se pose pas de questions : il n’écrira rien sur le restaurant. Il lui paraît évident que ce sont des jaloux et des concurrents qui ont posté sur TripAdvisor des avis aussi défavorables qui, autant qu’il puisse le remarquer ce soir, sont tout à fait injustes et déplacés. Malgré les vacances, la terrasse est pleine. Les dîneurs sont plutôt âgés, entre cinquante et soixante-dix ans, quelques familles avec enfants et petits-enfants, les fins de mois ne semblent pas être leur préoccupation principale. John Stewart pourrait écrire un texte dont il a le secret, il écrit bien, il écrit des critiques d’art appréciées pour quelques journaux confidentiels, et vanter les mérites de ce restaurant en soulignant que les prix sont un peu élevés et que la carte des vins pourrait être plus fournie, qu’il pourrait y avoir des demi-bouteilles et des vins au verre, mais il n’en fera rien. Le restaurant a l’air de bien tourner malgré les critiques défavorables. Il vaut mieux garder ses bonnes adresses pour soi. En faire la publicité ne pourrait qu’entraîner un surcroit d’affluence, une dégradation du service, une facilité dans l’exécution des plats, une moindre attention aux détails et, surtout, donner le melon à tout le monde depuis la femme de ménage jusqu’au chef lui-même.


John Stewart gardera pour lui ses conclusions et reviendra y faire un tour avec un ou une amie qui sauront apprécier, critiquer, louer avec suffisamment de recul et tempérer son enthousiasme d’un soir.


Luc E est l’oublié de cette histoire. Luc E est un objet que Stewart a manipulé tout au long de cette nouvelle. Un objet sexuel. Une sorte de non être, jeune et beau mais crétin, une sorte de Ken gonflable, que le professeur, sûr de lui et dominateur, a jugé, méprisé, considéré comme inutile, sauf pour ses désirs, qu’il a jaugé comme inculte, vulgaire, incapable de mener une discussion sérieuse selon les critères d’un homme mature et certain de ses qualités. Sans nul doute, c’est l’expression qui convient le mieux à cet homme de quarante-cinq ans, Stewart n’a pas vu et senti que lui-même était jugé par le jeune homme, il ne l’a pas vu parce qu’il était trop infatué de lui-même, comme si son existence et ses pensées étaient les seules possibles. Il n’a pas même imaginé que le jeune homme pouvait avoir un jugement et il se trouve qu’il fut d’une rare pertinence et d’une terrible alacrité. Mais comme Luc E est un garçon respectueux et sensible, il n’écrira rien sur SexAdvisor, il n’exprimera pas ses sentiments et pour tout dire son ironie grinçante sur cet homme d’un soir. Mais il aura retenu la leçon : il ne faudrait surtout pas ressembler à cet homme, plus tard, dans vingt ans, c’est pourquoi il résistera pendant des mois à l’envie de lire Kundera pour ne pas finir comme Stewart, grincheux et commentateur présomptueux de la vie des autres… Il n’a pas envie de donner une leçon. En revanche, il commettra un commentaire sur TripAdvisor, pour la première fois de sa vie, sous le pseudo Idiot utile : « Restaurant fréquenté par de vieux et vieilles cis genres blancs et blanches dont les billets dépassent des portefeuilles un peu trop visibles. J’ai apprécié une nourriture de qualité, bien servie, goûteuse, un peu m’as-tu-vu, mais trop chère. Le bordeaux manquait de corps et ne valait pas son prix excessif. Se faire inviter était une bonne idée. Y aller une fois pour le cadre, pour l’ambiance et si vous voulez rencontrer Philippe Claudel qui dînait dans un coin ce soir-là. » 

(Versailles le 23 juillet 2020)



Illustration : L'art de la conversation. René Magritte. 1963.

UN COUPLE SILENCIEUX

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