jeudi 10 septembre 2020

LES BRUITS CACHES DU CONFINEMENT


Tous les insomniaques le savent : la nuit on entend des choses que l’on ne perçoit pas pendant la journée, un meuble qui grince, une chasse d’eau qui chuinte, une porte d’ascenseur qui fait du bruit en se refermant, des éclats de voix dans la rue, un passant qui marche sur le trottoir, la toux incessante d’un voisin fumeur, des cris d’enfants malades, comme si ces bruits sortaient de leur inaudibilité diurne où ils sont noyés dans un bruit de fond incessant. Il arrive que ces bruits soient inquiétants, y aurait-il un intrus, un voleur, faut-il réveiller ses proches, appeler Police secours ? Mais, paradoxalement, la nuit est parfois inquiétante parce qu’elle est totalement silencieuse : c'est l’absence des bruits familiers de la journée qui la rend angoissante. 

L’immeuble dans lequel habite la famille Bertrand est étonnamment calme depuis le début du confinement. On a l’impression que les voisins se sont donné le mot : puisque tout le monde est assigné à résidence il est raisonnable de ne pas se faire remarquer. Même les enfants du troisième ne sont pas aussi excités que d’habitude et font attention. Il est pourtant difficile de penser que ces enfants puissent faire attention à quelque chose quand on les connaît depuis autant d’années. Et quand on connaît les parents. La voisine du dessous a cessé de crier, contre son mari, contre ses enfants, contre tout le monde. Les télévisions hurlent moins que d’habitude, les portes claquent moins, les poubelles sont manipulées avec plus de soin. Les gens se surveillent et surveillent les autres comme si le confinement, au lieu d’isoler, rapprochait.

Et le matin, l’après-midi, le soir, on se met au balcon pour se parler, pour se saluer, pour se raconter les derniers ragots ou les derniers complots de la Covid-19. On n'a jamais autant échangé entre voisins qu’en ce moment. Comme si la disparition du roulement incessant des voitures sur le boulevard avait rendu inutiles les fenêtres à double vitrage et permis aux gens de s’écouter vivre. Les appartements donnant sur la rue ne permettent pas en temps normal d’aérer pendant la journée tant le niveau sonore est élevé. Les fenêtres sont désormais grandes ouvertes et il arrive, en pleine après-midi que les oiseaux perchés sur les platanes du boulevard gazouillent avec d’autant plus d’entrain qu’ils savent qu’ils ont désormais un public.

On dit partout que le confinement va entraîner, a entraîné, entraîne, une recrudescence de violences conjugales, de violences à l’égard des enfants, une exacerbation des tensions dans les familles, mais ce n’est pas le cas dans la famille Bertrand. C’est une famille paisible. 

La famille Bertrand conserve ses habitudes, les blagues de papa, les soupirs de maman, mais l’appartement s’est rétréci, les occupants se cognent presque les uns contre les autres, la répétition des repas devient lassante et les menus répétitifs, car auparavant, personne ne mangeait ensemble le midi, les enfants fréquentaient les cantines scolaires, les parents les restaurants d’entreprise, les bouts de comptoir, les sandwiches sous plastique, les demis pression.

Le confinement a provoqué une paralysie des comportements et le télétravail des parents comme les devoirs des petits a rendu les ordinateurs précieux et leur possession indispensable. Comment cela se passe-t-il chez les pauvres ? Maman a fait le planning des emplois du temps pour pouvoir utiliser les ordinateurs et les tablettes. Mais ce qui a le plus changé : chacun sait ce que l’autre fait. L’absence d’intimité est présente partout. L’historique des recherches internet pourrait être embarrassante mais tout le monde se contraint et tente de ne pas choquer les autres en ne cherchant que ce qui pourrait ne choquer personne.

Il est apparu dans cet appartement au temps du coronavirus une sorte de transparence des façons de vivre, des attitudes, voire des pensées. La famille, à force d’être resserrée sur elle-même, devient pesante. Et, en même temps, éclatent les sentiments profonds et les contacts physiques inattendus. C’est une famille qui s’aime.

Chacun fait attention à l’autre, et comme le temps est long et qu’il faut bien le passer, les enfants remplissent le lave-vaisselle avec sérieux, aèrent leurs chambres, retendent la couette de leur lit, mettent la table.
Papa : « C’est cela la vie ? »
Les autres ne comprennent pas.
Papa : « On est en train d’expérimenter un truc insensé : votre mère et moi, on ne travaille pas ou peu, vous n’allez plus à l’école, nous ne voyons plus la famille, vous ne voyez plus vos copains, on sort peu, on met des masques pour quitter l’appartement, on ne va plus au cinéma, on ne fait plus de grandes balades à vélo, le gouvernement nous oblige à justifier nos déplacements, comme si on était en guerre…
- Mais on est en guerre…
- Non, mon chéri, on n’est pas en guerre, la guerre, c’est autre chose, c’est plus grave, il y a des avions qui passent au-dessus des têtes, des bombes qui explosent, des immeubles qui sont détruits, des gens qui meurent à côté de chez soi, non, c’est grave ce que nous vivons mais ce n’est pas la guerre… Est-ce que vous avez peur ?
- Un peu. Mais pas trop. »
Maman : « Où voulais-tu en venir à l’instant avant de parler de la guerre ? »
Papa : « Je voulais dire ceci : comment va-t-on faire pour reprendre la vie d’avant alors que cette vie nous plaît tant ?
- Parle pour toi.
- Tu es malheureuse ?
- Non, mais j’aimerais pouvoir retrouver mes copines à l’école…
- Sans doute. Et toi, Marianne, tu regrettes tes collègues de bureau ? »
Elle ne réfléchit même pas : « Non. Et toi ?
- Tu veux parler de qui ? Ce crétin de Julliard ? »
Il rit.
« Il est donc possible que nous regrettions le confinement, cette période sans insouciance, cette période où il faut faire attention à tout… et aux autres »

Marianne pense en elle-même : il n’y a qu’une seule chose que je ne regretterai pas, c'est la musique du glas des enterrements, à onze heures et demie presque tous les jours, venant de l’église toute proche, celle qu’on ne remarquait jamais et dont les cloches ne sonnaient même pas les heures pour ne pas déranger les habitants voisins, la triste musique qui ponctue les morts du Covid-19, nous rappelant que nous sommes mortels, que nous serons bientôt les derniers sur la liste, nos enfants nous enterreront. 

Des larmes lui montent aux yeux, elle pense à ses parents qu’elle n’a pas vus physiquement depuis trois mois et elle se cache des autres pour ne pas les inquiéter.

(Versailles, le 5 mai 2020)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

UN COUPLE SILENCIEUX

      Le couple Bertrand a l’habitude d’aller au restaurant « Aux amis » une fois par semaine. Toujours le même jour, le vendredi midi. Ils ...