Quand Maxime Venet sort de chez lui pour se rendre à son travail, il porte un beau costume gris anthracite qui est le standard pour les cadres dirigeants du siège de la grande banque d’affaires dans laquelle il travaille. Quand il rencontre sur son chemin une ou plusieurs personnes qui font la manche il s’est convaincu une fois pour toutes de ne leur accorder aucune attention, de ne leur adresser aucun regard, de fixer un point droit devant lui afin de ne pas se laisser distraire et pourtant de répondre « Bonjour Monsieur » ou « Bonjour Madame » si l’une d’elles lui adresse la parole.
En revanche, vingt minutes plus tard, quand il sort de la station de métro Quatre-Septembre, et il est en général huit heures trente-cinq, il donne systématiquement une pièce de deux euros à la première personne qu’il rencontre et qui mendie. Il est convenu avec lui-même qu’il s’agissait de sa B.A. quotidienne et qu’il pouvait ainsi être tranquille pour la journée. Il donne donc environ quarante euros par mois, soit quatre cent quarante euros par an en moyenne compte-tenu du nombre moyen des jours où il travaille, afin de soulager son âme à fonds perdus puisqu’il ne peut pas déclarer ces sommes aux impôts comme lorsqu’il fait chaque année un chèque pour Médecin Sans Frontières ou pour Les Apprentis d’Auteuil.
Maxime Venet préfèrerait qu’il n’y ait pas de personnes faisant la manche dans les rues de Paris, il doit bien y avoir une association Paris sans pauvres, mais il est convaincu que ce n’est pas possible. Il y a toujours eu des mendiants, il y en aura toujours. Comme il y aura toujours des gens qui fument des cigarettes ou qui boivent de l’alcool. Il existe sans doute une association Paris sans tabac ou Paris sans alcool. La comparaison pourrait paraître hasardeuse mais l’argument lui a été soufflé par un de ses amis médecins, un argument qui a touché sa fibre statistique, pas sa fibre sociale, en lui parlant de courbe de Gauss sociétale. Car Venet est économiste dans sa banque, il manie les chiffres, les équations, les lois normales ou non, il fait des prévisions, il sait ce qu’est un calcul de probabilités ou une modélisation mathématique et il sait aussi combien l’utilisation des mathématiques dans son métier impressionne les idiots et convainc les imbéciles.
Il aime assez l’idée qu’il y aura toujours des pauvres, ça le rassure. Quel que soit le pays, quel que soit le régime politique, quelle que soit l’organisation sociale, ils existeront, on les cachera ou non, comme il y aura toujours des fumeurs, des buveurs, des utilisateurs de drogues illicites, c’est aussi simple qu’une distribution gaussienne de la vie. Il y aura également toujours des personnes qui lutteront contre la pauvreté, contre le tabagisme, contre l’alcoolisme, des personnes qui aideront les gens à s’en sortir personnellement ou en faisant des donations et des personnes qui ne feront rien. Ainsi des personnes le font-elles de façon individuelle, comme Maxime Venet, non, ce n’est pas ironique, qui donne deux euros par jour à la première personne qu’il voit mendier à la sortie de la station de métro Quatre-Septembre et qui fait des chèques tous les ans à des associations caritatives pour payer moins d’impôts. D’autres personnes s’unissent de façon organisée, dans des associations, laïques ou confessionnelles, dans des syndicats, voire dans des partis politiques pour aider les personnes qui sont à la rue. Ils donnent plus de deux euros par jour, ils donnent du temps de leur propre vie. Quand il est en grande forme, Maxime Venet les appelle, sans rire, des dames patronnesses.
Maxime Venet n’est jamais clair avec lui-même. Sur aucun sujet. Il aimerait tant pouvoir être concerné par la phrase « Heureux les pauvres en esprit » mais il n’est ni pauvre ni sans esprit.
A cinquante-six ans, et bien qu’il ait beaucoup réfléchi à la question, il n’a jamais résolu le problème de la pauvreté. Il ne faut pas se moquer : personne en ce bas monde n’a encore résolu et ne résoudra jamais le problème de la pauvreté. Plus précisément, il veut dire ceci : « Je n’ai pas résolu mon problème vis-à-vis de la pauvreté. » En réalité, il le sait : il n’a jamais résolu son problème de donner ou ne pas donner à une personne qui mendie dans la rue. C’est son problème de la pauvreté.
Il n’y réfléchit pas tous les jours. Il lit sur internet un article sur l’effet de ruissellement. L’effet de ruissellement est un argument de super riches affirmant que plus les super riches sont super riches et plus les pauvres en profitent. Il a été démontré par d’éminents économistes que c’était faux. Il en tire la conclusion suivante, mais il n’avait pas besoin de cela pour le comprendre : donner deux euros au premier mendiant venu à la sortie de la station Quatre-Septembre n’a aucun sens. La version de gauche du ruissellement existe : une société juste supprimera les pauvres. Il ne sait pas ce que pourrait être une société juste hormis sur une planète idéale, et, quoi qu’il en soit, il n’y croit pas : c’est une notion anti Gaussienne.
Maxime Venet s’interroge toujours. Sur tout et sur rien. Sa femme lui répète : « Tu as poussé l’art de la procrastination intellectuelle à un niveau jamais égalé. Tu devrais publier. » Et justement, il a essayé de clarifier sa pensée. Il a écrit trois phrases sur une feuille blanche qu’il aurait pu ériger en principes :
Ta main droite ne doit pas savoir ce que fait ta main gauche (les Évangiles)
Il est plus facile de faire la charité à cent kilomètres de chez soi qu’à cent mètres de chez soi (proverbe indien)
La charité s’épuise au moment où les autres apprennent que tu la pratiques (anonyme)
Ce sont des mantras qu’il a toujours répétés autour de lui.
Il y rajoute, pour faire bonne mesure, la définition du kitsch kundérien qu’il a adaptée à la situation :
Le kitsch fait naître coup sur coup deux larmes d’émotion : la première dit : comme c’est beau de faire la charité à un mendiant, la deuxième : comme c’est beau d’être ému avec toute l’humanité à la vue de quelqu’un qui fait la charité à un mendiant.
Voilà.
Alors ?
Maxime Venet sait qu’il n’en fait pas assez et il s’en sent coupable. Sa femme le lui a dit souvent. Elle est plus généreuse que lui. Mais le problème du kitsch est le suivant : comment peut-il parler de sa charité sans que sa charité n’apparaisse comme une manifestation de son ego ou de sa bonne conscience étalée au vu et au su du monde ? Même vis-à-vis de sa femme et de ses enfants.
Quand il sort dans la rue avec ses enfants ou avec l’un de ses enfants, il ne donne jamais de pièce. Il dit bonjour à ceux qui lui adressent la parole pour lui demander de l’argent mais il ne donne jamais rien. Ses enfants, quand ils étaient petits, ne lui ont jamais posé de questions. Plus tard il leur a répondu ceci : « La charité ne se montre pas, elle se cache, elle ne regarde que la personne qui donne, pas la personne qui la regarde donner, vous ne pouvez pas, vous ne pourrez pas savoir si je donne ou si je ne donne pas, mais, contrairement à ce que je devrais faire, je peux vous dire qu’il est plutôt bon de donner » Principe numéro trois.
Il a aussi regardé avec attention le budget des organisations caritatives et ce qu’il y a vu l’a sidéré : trop de frais généraux, trop de voitures de fonction, trop de voyages gratuits, trop de népotisme. Les multiples scandales qui ont éclaté ici ou là ne l’ont pas incité à parrainer un enfant à Phnom Penh ou à Douala (principe numéro 2). Que lui reste-t-il à faire ?
Comment peut-il faire pour dire à sa femme ou à ses enfants, sans se contredire bien entendu, pour sa femme dans l’intention de se donner en exemple, pour ses enfants, pour tenter de leur donner l’exemple, qu’il donne, qu’il fait la charité et que, même, à l’insu de tous, il fait un chèque annuel conséquent à l’organisation Femmes en Détresse de sa ville ?
Il a donc décidé de mentir pour se punir.
Comme donner de si petites sommes ne sert à rien pour vaincre la pauvreté dans ce pays, ou ce serait comme on dit tenter de vider l’océan avec une cuillère à café, comme il n’est pas possible de vaincre la pauvreté sans changer le système mondial, ce à quoi il n’est pas prêt et, d’ailleurs, les solutions ne lui semblent pas évidentes, comme donner et le faire savoir est contraire à ses principes moraux, il a donc décidé, contre toute logique, contre toute éthique de cesser de donner.
Mais sa perversité est la suivante : désormais il ne donne plus, tout en suggérant qu'il donne (comment un homme comme lui d'ailleurs pourrait ne pas donner ?), en affirmant sans cesse ne pas pouvoir le dire puisque cette révélation détruirait la valeur positive de son geste... Il gagne sur tous les tableaux : il ne donne rien et il profite du regard des autres qui pensent qu'il le fait. Selon Maxime Venet il vaut mieux être franchement un homme mauvais que mal à l’aise avec sa conscience.
(Versailles, le 16 juillet 2020 puis le 30 juillet de la même année)
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