jeudi 17 septembre 2020

AMERTUME



Par cette belle soirée d’été qui sera la dernière de leur amour et de leur amitié ils sont attablés sur une terrasse, face à face, sans se poser de questions, comme si de rien n’était, amoureux et amis, et le restaurant qui leur a été conseillé semble, à la lecture de la carte, à la hauteur des promesses qu’on leur a faites. Elle sait ce qu’il va choisir, il sait ce qu’elle va manger, ils savent quel vin ils vont commander. Leur couple est un long fleuve tranquille qui va s’arrêter là. Ce soir, après avoir mangé, ils vont se dire au revoir et partir chacun de leur côté. Tout est réglé.


Ils ont envisagé leur séparation depuis plusieurs semaines. C’est ce soir leur dernière soirée, leur dernier repas ensemble, leurs dernières conversations. Ils ne se reverront plus. Ils ont décidé de rompre en coupant définitivement les ponts. Ils sont fragiles. Ils pourraient rechuter. Il leur semble que cela vaut mieux. Ne plus jamais se revoir pour ne jamais avoir de regrets.


C’est lui qui l’a convaincue. C’est lui qui a pris l’initiative. Il ne part pas avec une autre femme, et ce n’est pas un mensonge qu’il lui a servi par élégance. Elle le croit. 


C’est, de loin, le couple le mieux assorti de la terre, ils sont propres sur eux, bien élevés, ils ont fait des études supérieures, pas des études très supérieures, mais quand même. Ils ont des professions qui pourraient faire plaisir à tous les parents, des professions qui permettent de vivre sans s’inquiéter des fins de mois.

 

De près, pourtant, ils ne se ressemblent pas beaucoup, leurs goûts sont différents, ils ne viennent pas du même endroit, mais, plutôt que d’y avoir vu des motifs de dissension, ils ont préféré considérer ces différences comme des motifs d’enrichissement. Au lieu de ronronner dès leur première rencontre ils ont commencé par écouter l’autre et se dire que puisque la personne qu’ils aimaient avait ce genre de préférences, il était vraisemblable qu’elles avaient de la valeur. Idyllique, non ? Mais imparfait car tout ne pouvait pas passer. Mais ils ont géré. Comme des chefs.


Le dîner se passe à la perfection, l’air est doux, les tables sont distantes, les autres convives sont calmes, le service est discret et minutieux, les cuissons sont parfaites, les saveurs apprêtées, les mélanges délicieux. Un seul bémol : le vin n’est pas tout à fait à la hauteur. Ils auraient pu en espérer mieux : il est bon, sans plus, bon, mais un coteau d’aix rouge méritait un peu plus de largeur en bouche et un peu moins de verticalité.

 

Il reste le dessert avant le grand bond en avant.


Le crumble aux fruits rouges est un classique. Un classique des restaurants et un classique pour ce couple qui va se séparer et qui en a pris un pour deux. Les crumbles sont plutôt faciles à réussir. Ce couple n’est pas difficile à séduire mais il est difficile à vraiment contenter. Ils se regardent, ils partagent, ils goûtent, ils savourent : le crumble est parfait. Il craque sous la dent et les fruits rouges se mélangent avec élégance et tiédeur à la farine croustillante. Ce qui rend le tout fameux : les fruits rouges dégagent d’abord des saveurs mélangées suaves et raffinées puis une pointe d’amertume étonnante et familière les rehausse au fond de la bouche.


Chloé : « Cette amertume convient parfaitement à notre dernier repas. »


Le lecteur impatient, celui qui aime les courtes nouvelles et déteste que la chute traînaille dans un méandre de considérations annexes, aimerait savoir pourquoi ce couple parfait dîne ce soir à la terrasse d’un restaurant pour la dernière fois. Et qu’ils ne se reverront plus. Il s’agit d’une décision partagée mais l’idée en revient à Karim. C’est lui qui l’a imposée au couple. Car c’est lui le coupable.


C’est la première fois qu’elle se permet une remarque aussi critique et nostalgique. 

« Pourquoi ? »

« Il est trop tard pour les explications.

- Ah… »


Jamais ils n’ont élevé la voix depuis le moment où Karim a annoncé sa décision. 


Son sperme, le mal nommé, ne contient aucun spermatozoïde. A cause de lui le couple ne pourra pas avoir d’enfants…


« Mais il existe des solutions » nous dit l’opinion publique enthousiaste. Oui, il existe des solutions. Mais Karim ne veut pas en entendre parler. « Pourquoi ? »


Chloé a entendu ses explications, a compris ses explications mais elle n’a eu aucun mot décisif pour le faire revenir en arrière. Il lui est apparu que toute tentative serait vouée à l’échec immédiat et, quoi qu’il en soit, à un échec ultérieur.


Serait-ce l’amertume de Chloé qui s’exprime ? Elle se rappelle ce que lui a dit Karim quand, ce soir terrible, il lui a annoncé qu’il était stérile et qu’il fallait en rester là. Elle n’a pas été convaincue par ses arguments et elle a pensé, sans le dire, qu’il s’agissait d’un dégât collatéral de la modernité… La modernité définitivede leur couple.


Qu’est-ce qui n’a pas convaincu Chloé ?


Karim : « Je suis coupable. Coupable d’être stérile. Coupable de ne pas l’avoir su avant. Je m’en vais. - Tu t’en vas ? - Je m’en vais pour ne pas avoir à assumer ce qui va suivre… -  Qu’est-ce qui va suivre ? - Devoir te faire subir tout ce que tu vas subir, les examens, les procédures, les médicaments, les hospitalisations, les anesthésies… pour que tu sois enceinte d’un autre… - Karim ! »


Lui : « L’amertume des fruits rouges associée au craquant du crumble et à la suavité de l’ensemble. »


Elle proteste.


« Je ne suis plus prêt. Tes parents ont divorcé, tout comme les miens. Serons-nous certains d’être ensemble quand cet enfant entrera au CP, au lycée ou à l’université… - Mais avant ? - Avant, cela sera ton enfant et pas le mien… »


La douce soirée se termine de façon amère. Sans fruits rouges, sans crumble.


Ils sont tristes.


« Tu as quelqu’un ?

- Non, Chloé, pas toi. »


Il n’a personne.


(Versailles, le 10 septembre 2020)

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