samedi 11 juillet 2020

LE CONNARD


La première chose qu’elle s’est dite : comment réagir ? La première chose qu’elle a ressentie : une énorme colère. La première chose qu’elle lui a dite : « Non. » Mais il fallait passer à la suite. C’était le plus difficile.

Quand le chef d’atelier lui a fait des propositions malhonnêtes après lui avoir touché l’épaule gauche avec la main droite, elle eut un moment de recul disproportionné.
« Cela vous prend souvent ? »
Elle vit un sourire dont elle eut du mal à discerner sur le moment ce qu’il exprimait : puissance, domination, arrogance, impunité. Il ne pouvait imaginer à quel point elle le trouvait moche et non désirable. Elle n’imaginait pas même qu’il puisse une nouvelle fois l’approcher.

« Madame fait la sainte-nitouche ?
Il se rapproche d’elle à nouveau.
« N’avancez pas ou je crie.
- Tu crois que tu me fais peur ? Tu crois que tu es la première qui m’ait dit non pour dire oui ensuite… »
Il essaie de la prendre par les épaules et de l’embrasser. Elle lui met un grand coup de genou dans le bas ventre.
« Je te promets que tu vas le payer… »

Elle sort précipitamment du bureau et appelle du vestiaire sa meilleure amie qui est comme elle ouvrière dans cette usine de décolletage. Elle est déjà partie.

Elles se retrouvent plus tard dans la journée et prennent un café. 
« Qu’est-ce que je dois faire ?
- Porter plainte.
- Il n’a pas fait grand-chose… et je n’ai pas de preuves.
- Il a fait plein de choses à d’autres.
- C’est ce qu’on dit…
- Tu ne les crois pas ?
- Non, mais il faut avoir des preuves sinon on passe pour des idiotes.
- Je ne te l’ai jamais dit mais il a essayé de me serrer dans un coin.
- Quoi ? Tu ne m’en avais jamais parlé…
- Non. Mais maintenant que tu t’es lâchée…
- Et t’as fait quoi ? 
- Rien.
- T’en as parlé à ton mari ?
- Non, j’avais la trouille qu’il lui défonce la tronche.
- J'hésite à en parler à Robin. Qu'en penses-tu ?
- Cela risque de faire mal…
- Oui. Il faudrait que l’on sache combien on est à s’être fait harceler par ce connard… »

Elle a mal dormi. Elle n’a rien dit à son mari. Demain, elle parlera à la déléguée syndicale. Puis elle se demande si c’est une bonne idée, on dirait qu’elle l’a à la bonne, le connard. 

Elle franchit la porte de l’usine, six heures trente, comme d'habitude, elle pointe, elle regarde les filles, elle ne distingue rien, elle ne discerne aucune faille dans leurs figures, elle ne pourrait pas dire qui a cédé au connard, laquelle, lesquelles, si ça se voit, si ça se voit sur sa propre tête ce matin… L’atelier lui apparaît différemment. Puis elle voit le connard. Elle a l’impression qu’il la regarde de façon… goguenarde. A la pause elle demande à Jocelyne si le connard lui a déjà fait des avances… « Pourquoi, il t’a fait quelque chose ? - Non, comme ça. »

Elle rumine, elle pense qu’elle devrait en parler à Robin malgré les conséquences possibles, qu’elle lui doit la vérité, mais quelque chose la retient. Quelque chose de moche. Elle ne voudrait pas mettre le feu aux poudres. Autre chose : et si elle écrivait un courrier anonyme à la femme du connard… Si elle lui disait que depuis des années il exerce un droit de cuissage sur les ouvrières, avant l’embauche, après, pour les promotions, et cetera. Non, se dit-elle, ce ne serait pas bien. Ce serait déplacer le problème. Et cette femme a le droit de ne pas savoir, si elle ne sait pas, et pourquoi saurait-elle ? Françoise Vignac sait-elle tout sur son mari ? Et aurait-elle envie de le savoir ? Alors qu’il est si gentil avec elle. Est-ce que le fait d’apprendre des choses dégueulasses sur lui, mais cette hypothèse est osée, le rendrait un plus mauvais mari ou un plus mauvais père ? Mais nul doute qu’apprendre des trucs comme ça rendrait leur vie de couple plus compliquée. Voire impossible.

Elle pourrait aussi crever les quatre pneus de la voiture du connard. Elle pourrait. Cela lui ferait un bien fou mais cela ne serait pas digne d’elle. Cela ne changerait rien au fait que le connard se croit tout permis.

Le connard se ballade comme à son habitude dans l’atelier à la recherche de remarques désobligeantes à faire sur la façon de procéder des ouvrières ou sur leur lenteur d’exécution, il a un chronomètre dans sa poche qu’il sort surtout pour intimider mais il contrôle quand même les cadences. 

Le problème du connard vient de ce qu’il est non seulement un connard mais qu’en plus il n’était pas connu avant pour être très bon comme ouvrier et, comme chef, c’est encore pire. Si on l’a choisi pour encadrer c’est parce qu’il avait une grande gueule et qu’il en imposait. C’est du moins ce que l’on dit. Il a l’habitude de frôler le corps des ouvrières pendant qu’elles travaillent et il a le culot, après ce qui s’est passé hier, de frôler Françoise mais elle ne réagit pas. Elle ne réagit pas mais le couvercle de la marmite est en train de se soulever.

La nuit de ce jeudi est affreuse. Elle n’arrive pas à dormir et son mari s’en aperçoit. « Qu’est-ce qui se passe ? - Rien. - Tu devrais essayer de me parler. - Non, y a rien de grave. - Je crois le contraire. »

Il la connaît. Il ne la connaît pas si bien que cela. Parce qu’un jour elle a eu une aventure avec un cadre de l’usine. Et qu’il ne s’est rendu compte de rien. Et pourtant elle n’était pas dans son état normal. Avant, pendant et après. Le mec a été cool. Le mec l’a bien considéré. Elle n’a rien à dire là-dessus. Ils n’étaient pas du même milieu et dès le début ils savaient que cela n’aboutirait à rien. Et pourtant, tous les deux se sont posé des questions qui ne pouvaient avoir qu’une seule réponse : « Pas d’avenir. » Ils ont rompu quand ils ont compris que cela devenait dangereux, qu’ils avaient trop de liens sexuels, qu’ils commençaient à être amoureux, qu’ils risquaient d’être découverts et qu’ils ne quitteraient jamais leurs conjoints respectifs. Et leurs enfants. Et que cela ferait des histoires. Et qu’ils finiraient par ne pas être heureux et rendre malheureux leurs proches. 

Et maintenant, la seule chose que craint Françoise Vignac, c’est que leur aventure ait pu être découverte, qu’il en ait parlé, que d’autres sachent, dont le connard. Et que cela remonte à la surface. Mais il n’en est rien : ils se sont montrés tous les deux prudents.

Elle finit par se décider au moment du petit-déjeuner : elle raconte à son mari gentil les avances du connard et ses menaces.
Robin réagit d’une façon étonnamment calme. Il ne fait aucune réflexion. Il la regarde comme s’il la scrutait.
« On fait quoi ?
- Je ne sais pas. Je voudrais qu’il ne recommence pas mais il recommencera. C’est dans ses gènes. 
- Pourquoi ne pas m’en avoir parlé avant ?
- Parce qu’il n’avait jamais rien essayé avec moi. »

Le lundi matin, à l’heure de l’embauche, Françoise a l’impression d’arriver en retard, il n’y a personne de son atelier à la pointeuse. Mais quand elle entre dans le vestiaire qui paraît vide elle est accueillie par un tonnerre d’applaudissements : elles se sont cachées pour produire leur effet de surprise.
« Merci, merci, merci, disent-elles. »
Les filles l’embrassent, la serrent dans ses bras, lui donnent de grandes bourrades.

Françoise a passé le week-end chez sa mère avec les enfants. Elle sait seulement que Robin avait l’air plutôt satisfait de lui dimanche soir, il avait beaucoup bricolé et des doigts étaient éraflés.
« Si vous me disiez ce qui se passe ?
- Tu ne sais rien ?
- Non.
- Ton mari a foutu une branlée à Julien vendredi soir à la sortie du parking. Une branlée de chez branlée. Il ne t’a rien dit ? »
Elle ne se réjouit pas, elle pense aux conséquences pour son mari, pour elle. La plainte, le commissariat, peut-être le licenciement…
« Non.
- Julien le connard n’est pas venu travailler ce matin… 
- Tu as de la chance d’avoir un mari pareil. Il nous a vengées.
- Certains de nos maris sont maintenant au courant… 
- On te remercie tellement…
- On pourra oser leur dire quand quelque chose n'ira pas…
- On n’a plus peur… »

(Mardi 3 mars 2020, Versailles)

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