mardi 9 juin 2020

ECRIVAIN JEUNESSE



Son premier livre publié fut un succès. Un pavé de quatre cent cinquante pages qui le rendit célèbre à trente-deux ans en racontant sur un ton humoristique et désabusé la vie d’un homme de trente-cinq ans dans une ville de Dallas engluée dans l’argent et dans les préjugés sociaux et raciaux. Il manqua plusieurs prix importants au niveau national mais en obtint deux moins prestigieux sur la côte est. Ces récompenses ne plurent pas du tout, mais vraiment pas du tout, au gratin bien-pensant de Dallas, c’est-à-dire aux membres de la municipalité, aux notables de tout poil et aux professionnels du tourisme mais cela ne nuisit aucunement à son métier de charpentier, car les gens qui lui commandaient des travaux ne savaient pas qu’il était aussi écrivain ou, s’ils le savaient, ne l’avaient pas lu. En revanche, cela lui coûta son mariage.

L’histoire qu’il racontait avec cet entremêlement de couples qui se trompaient, qui couchaient ensemble, qui rompaient sans rompre tout en ne rompant pas, le paquet enveloppé dans une pesante atmosphère inter raciale, sa femme, Phoebe, étonnée, ne crut pas un instant qu’il s’agissait d’une œuvre d’imagination. « Tu me caches quelque chose… »
Il ne lui cachait presque rien mais il avait vécu avant elle. Elle demanda le divorce.

Son agent lui avait rappelé l’histoire connue des difficultés  qu'un auteur rencontre pour écrire son deuxième roman quand le premier a été un succès. Philip Mylan avait réfléchi, avait craint de se répéter et de faire moins bien, et, ne souhaitant pas mettre en danger son nouvel amour, il se décida pour la littérature jeunesse. Ses héros, Mark Twain et Roald Dahl, étaient bien inaccessibles mais il se persuada qu’il y arriverait. L’idée de changer de public, de ne pas toujours écrire le même roman, faire toujours le même film, de ne pas bégayer en quelque sorte, lui plaisait assez. Son métier de charpentier lui rapportait beaucoup d’argent, suffisamment pour faire partie de la classe moyenne aisée texane, il pouvait se permettre d'avoir la littérature comme danseuse. Mais il ne lui sacrifierait pas sa vie. C’est pourquoi changer de genre littéraire lui parut un défi excitant. 

Il avait repéré une jeune illustratrice dont il n’appréciait pas le style mais dont il pouvait être certain qu’elle lui amènerait des lecteurs. Amy Firehead fut contactée par son agent qui rapporta à Mylan qu’elle avait été enthousiaste à l’idée d’illustrer un auteur dont elle avait tant apprécié le premier roman. Il n'était pas dupe.

Il fallait désormais qu’il écrive. Il se mit à lire avec frénésie la littérature pour enfants et adolescents. Il comprit rapidement qu’elle était sur cotée mais qu’elle demandait une double discipline de fer  : celle de choisir les mots avec précision, comme peut le faire un poète  qui cisèle la langue, et celle de s'en tenir à un style qui corresponde aux canons de la profession, c’est-à-dire l’idée que les parents se font des lectures pour enfants et l’idée que se font les éditeurs de ce que pensent les parents sur les futures lectures de leurs enfants. Un des grands avantages de la littérature jeunesse, hormis pour les deux auteurs auxquels Mylan se référait, Twain, Dahl, sans compter J.K. Rowling, était que les livres pour enfants étaient généralement courts et ne demandaient pas de gros efforts, selon lui. Il allait donc se consacrer à ce qu'il considérait être des miniatures et ainsi pourrait -il continuer de monter sur les toits et de pratiquer son travail dix heures par jour puis écrire le soir avec ses gros doigts ornés de cals. 

Il fallait aussi qu’il s’occupe de sa nouvelle femme et de ses futurs premiers enfants. C’était au programme.

Il se rendit compte que sa maigre expérience des enfants était un fort handicap pour écrire des romans pour enfants. Pratiquement insurmontable. Il en parla à sa femme.
« Tu as des souvenirs d’enfance…
- Oui, bien entendu. 
- Il te suffit de t’en servir. Nous avons tous des expériences d’enfant où nous avons eu peur et où nous avons été sauvés par des adultes ou des amis imaginaires… N’est-ce pas une bonne base de départ ? »

C’était facile à dire.

Il commença par écrire de courts contes.
« Il était une fois un petit garçon qui montait sur les toits pour regarder le ciel… » Son agent fut agréablement surpris et l’encouragea dans cette voie. Quand il eut écrit dix contes d’une dizaine de pages l’agent soumit les textes à son illustratrice qui s’en empara immédiatement et les trouva délicieux. Il avait décidé que sa nouvelle femme, dont le ventre s’arrondissait, ne serait mise au courant de l’avancement de ses travaux que lorsque le livre serait publié. Le nouvel éditeur, le premier n’ayant pas de département Jeunesse, ne cessa de l’encourager et de le conseiller bien qu’il ne modifiât pratiquement rien à ses textes initiaux, des détails, des mots en trop, des mots qui auraient pu désorienter des enfants, des tournures de phrase trop lourdes, et autres. Les thèmes étaient solides, originaux, décalés. Il était content de lui. Mais il était surtout satisfait que son agent ait été aussi positif, aussi attentif, comme s’il avait encouragé un débutant plein de talent en lui laissant la bride sur le cou. 

Quant aux illustrations, à sa grande surprise elles lui plurent comme si Amy Firehead avait compris ce qu’il voulait alors qu’il ne lui avait rien communiqué en dehors de ses textes, bien entendu…

Un coursier vint lui porter les premiers exemplaires de son livre qui paraissait officiellement deux jours après et ce n’est pas sans émotion qu’il en apporta un à sa femme qui se reposait dans son lit à quelques jours de l’accouchement. Elle était fière d’avoir un mari charpentier qui publiait des livres. Il la laissa à sa lecture…

Quand elle le rejoignit dans la grande pièce qui s’ouvrait sur le jardin par une immense baie vitrée, il comprit immédiatement que quelque chose n’allait pas.
« Tu n’as pas aimé ?
- Au contraire, j’ai beaucoup apprécié. Je suis même émue que tu aies pu écrire avec une telle délicatesse et un tel sens de la nuance…
- Mais…
- Mais tu me fais peur.
- Peur ?
- Oui, il y a des histoires d’enfants qui meurent, d’enfants à qui il arrive des accidents ou qui sont malades ou qui guérissent miraculeusement, j’ai eu tellement peur pour notre enfant, j’ai imaginé qu’il s’agissait de rêves prémonitoires, on ne peut pas nous faire cela. »

Philip Mylan la prit dans ses bras pour la consoler.
« Cela n’arrivera pas… »
Elle pleurait sur son épaule : « Il faut m’excuser, je suis tellement sensible en ce moment. »

Il comprenait. Il comprenait d’autant plus que, par superstition, il avait failli se censurer et renoncer à certaines scènes qui auraient pu paraître annonciatrices de malheurs.

Il ne savait pas quel écrivain avait écrit qu’un bon écrivain ne pouvait que mettre ses proches en danger. Le charpentier convint que c'était la deuxième fois que cela lui arrivait. Etait-il un si bon écrivain ? Il espérait surtout que sa femme ne penserait pas au divorce…

(Versailles, le jeudi 4 mai 2020)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

UN COUPLE SILENCIEUX

      Le couple Bertrand a l’habitude d’aller au restaurant « Aux amis » une fois par semaine. Toujours le même jour, le vendredi midi. Ils ...