jeudi 4 juin 2020

DECA : L'INGENIEUR ET LE CARDIOLOGUE


Jacques Lima est considéré par ses collègues comme un bourreau de travail et pourtant il a l’impression de traîner sa flemme dans les bureaux où il occupe un poste stratégique de directeur d’unité. Il s’ennuie, convaincu de la médiocrité de ses collègues ingénieurs des grandes écoles, son ego est loin de ne pas être hypertrophié, et de leur incapacité à concevoir la vie autrement que comme une usine à fric et à plaisirs dont ils ne peuvent profiter pleinement que si les autres savent qu’ils les éprouvent, c’est-à-dire en remarquant la présence des signes extérieurs de richesse qu’ils étalent.

Il s’ennuie donc en travaillant beaucoup et gagne terriblement bien sa vie en ne faisant rien d’intéressant à ses yeux, il faut bien vivre, mais ses supérieurs le trouvent brillant, créatif et d’un esprit pratique à toute épreuve. Tout au plus lui reprocherait-on sa suffisance. Il arrive tôt le matin, mais pas trop car c’est considéré comme vulgaire, et part tard au moment où les décisions importantes auraient pu être prises dans la décontraction vespérale des réunions entre chefs de service mais ne le sont pas car la procrastination est un art qui rend la vie de bureau relativement acceptable.

Il s’ennuie avec des imbéciles mâles dont l’occupation favorite est de séduire tout ce qui passe autour et alentours alors que lui pratique la galanterie à la française en ayant pris comme principe de base de ne jamais toucher et encore moins de passer à l’acte. Le travail, ce n’est pas fait pour cela. Quant aux imbéciles femmes qui se prêtent à ces jeux dangereux il tente de les ignorer pour ne pas aller à l’encontre de sa règle précédente.

Cette existence paisible et passionnée, il a déjà mené à bout et avec succès des projets internationaux de grande envergure dans cette société privée cotée en bourse classée dans les dix premières du CAC 40 qui vit de la générosité de l’État actionnaire et de contrats d’Etat complaisamment accordés, s’est interrompue un jour quand sa femme lui annonça « que c’était fini ». Il n’avait rien vu venir et la nouvelle le dépita, son orgueil, puis il se dit, il pensa quand même aux enfants qu’il allait moins voir, qui allaient grandir sans lui, bla-bla-bla, que c’était une occasion inespérée de « changer de vie ». Il évita par principe de jouer les mater dolorosa, il se moquait en disant les pater dolorosus, il resta digne et il comprit rapidement l’inanité de tout ce à quoi il s’accrochait auparavant. Mais, une fois le décompte fait, il s’aperçut qu’il ne lui restait plus grand-chose et seulement un sentiment de vide et d’inutilité. 

Fernand Sabiaud, il l’a rencontré dans un club de luxe à Cuba. Médecin cardiologue, il l’annonce au bout de trois secondes quand il parle pour la première fois avec un inconnu, jeune divorcé, il sait tout sur tout. Il en sait un peu moins sur le sexe qu’il ne le prétend mais Jacques Lima n’est pas vraiment un spécialiste mondial de cette spécialité car, durant ses huit années de mariage, il a coché la case fidèleet s’y est tenu. Ils ont discuté au bar, sur la plage, draguouillé, baisé, fumé des cigares et ils se sont revus à Paris.

Ils ont très vite compris qu’ils n’étaient pas du même monde bien que la profession respective de leurs parents, leurs trajets sociaux, leurs habitudes sociétales, leurs idées politiques, fussent très proches. Sabiaud se prétend un intellectuel versé dans les lettres (bien qu’interne et chef de clinique de Paris) et Lima se prétend un intellectuel versé dans les sciences (il est polytechnicien). Sabiaud a décidé d’emblée que cardiologue, c’est mieux que polytechnicien. Lima a compris que du haut de sa chefferie de cardiologie dans un hôpital de banlieue Sabiaud le méprise. Lima, dont le nom est respecté et dont les œuvres sont appréciées au-delà des frontières, les missiles qu’il a mis au point sont connus de tous les chefs d’État-major des armées du monde, ne sait pas comment la réputation de cardiologue de Sabiaud est vécue par ses confrères. Et il ne cherche pas à le savoir. Quoi qu’il en soit, Sabiaud « se la pète » et Lima se demande bien pourquoi il a tant de morgue alors qu’une discussion lui a montré que le cardiologue, question mécanique des fluides, il s’occupe bien du sang, non ?, n’a pas dépassé le niveau du cours préparatoire… Mais bon. 

Ils mangent ensemble de loin en loin car ils partagent une triple passion, les vins de bourgogne rouges, le ris de veau et les rognons. Leur mission commune est de trouver une fois par mois un restaurant où manger à Paris ou en banlieue, pas un trois étoiles trois macarons, trop facile, non, une adresse hors des sentiers battus, cuisine traditionnelle et vins à prix raisonnables, très compliqué, donc, pas connue des guides et des sites internet… L’erreur serait ensuite d’en parler sur les réseaux sociaux de peur que tout le monde ne s’y rue et que les cuisiniers ne changent leurs habitudes en raccourcissant les portions et en augmentant les prix… 

La vie sexuelle de Sabiaud, il en parle beaucoup, semble tournée vers le petit personnel des hôpitaux, et notamment les jeunes femmes, qu’il fréquente assidument. Il prétend que c’est pour se distraire avant de rencontrer la fameuse cardiologue avec qui il rêve de se marier. Son mariage précédent, avec une non-cardiologue, l’avait convaincu que, de même qu’un catholique doit se marier à une catholique ou un blanc avec une blanche, un cardiologue doit se marier avec quelqu’un de son rang et de son métier, cela facilite les rapports. 

Lima écoute, ne dit rien, parle peu de lui-même selon le vieil adage qui prétend que ceux qui parlent le plus de sexualité en font le moins, il ne dit rien mais en fait peu quand même. Contrairement à ce à quoi il s’attendait, son divorce l’a détruit et a rendu problématique sa fréquentation des femmes. Il n’est plus comme avant. Il envie ceux ou celles qui s’éclatent après une séparation avec des partenaires multiples. Il n’est pas fait pour cela.

Lima, qui n’est pas un littéraire et qui n’éprouve aucun regret de ne pas l’être, et il aura tout le temps de se rendre compte que Sabiaud n’est qu’un fieffé poseur dont le vernis culturel est mince, s’étonne que le cardiologue puisse être aussi suffisant, comme si le fait de s’occuper de patients lui donnait une valeur définitive sur quelqu’un qui créait des missiles pour tuer des gens…

Un jour, Lima invite Sabiaud chez lui à dîner. C’est la première fois. Après de longues recherches il a trouvé une très bonne bouteille de bordeaux chez son caviste et il a décidé que ce serait une dégustation à l’aveugle. Il débouche la bouteille une heure avant que son ami n’arrive, l’aère, la carafe et dissimule la bouteille vide. Sabiaud arrive à l’heure avec une bouteille de bourgogne, un cru exceptionnel, mais Lima le lui reproche : il était convenu que nous ferions une dégustation de mon choix. » Sabiaud ne semble pas ennuyé :  « Nous la boirons à un autre moment. »

Le repas est un classique de Lima qu’il propose toujours la première fois qu’il reçoit un ou des invités : c’est facile à faire, c’est très bon et ça impressionne. Sabiaud a beaucoup de mal à reconnaître le cru et ce, d’autant plus, qu’il est persuadé qu’il s’agit d’un bourgogne. Il le trouve excellentissime, il le commente avec l’enthousiasme d’un sommelier qui manie des adjectifs et des arômes pour vendre une bouteille à un riche convive. Il se plante lamentablement, il se permet pourtant de proposer un lieu probable, un coteau, un cépage, un propriétaire et une année. Mais plus il parle et plus il se trompe. Quant à l’attitude de Lima devant tant d’erreurs, d’à-peu-près et de stupidité, elle est plutôt du style de celle d’un cardiologue en train de regarder un médecin généraliste commenter un électrocardiogramme : méprisante.

Au moment de l’annonce, la réaction du cardiologue est terrible. Il est hors de lui, il crie, il éructe, l’effet du vin probablement qui passe mal, il se demande comment Lima a pu lui faire subir une épreuve pareille, une humiliation aussi mesquine, il ne se rend pas compte qu’il est ridicule, mais il ne le reconnaîtra pas, il est fou de rage. Lima est gêné. Il n’aurait pas dû. Ce n’était pas gentil. Il lui présente de plates excuses. Mais ce qui le gêne le plus : cette réaction disproportionnée, cette sorte de rage folle. Comme si l’ego du médecin avait été piqué là où cela lui faisait le plus mal. Il l’imagine dans son service, hurlant après un subordonné qui a égaré un crayon.

Il se calme. Ils se calment. Ils ont déjà parlé ensemble de la sottise des dégustations en aveugle ou des écoutes en aveugle : ce n’est pas la vraie vie.

Lima lui propose un café. Sabiaud, pas encore tout à fait apaisé, lui dit « volontiers » en lui précisant pour la énième fois depuis qu’ils se connaissent qu’il ne prend jamais de vrai café après quatorze heures, « ça m’empêche de dormir » et il lui fait pour la énième fois un cours sur la cinétique de la caféine dans le corps humain et sur ses effets sur l’organisme. L’ingénieur écoute religieusement : il a des choses à se faire pardonner. 

« Un court ou un long ? » demande Lima depuis la cuisine. « Un expresso. » Sabiaud décide que l’ingénieur comme il l’appelle est désormais son futur ex-ami , il est bien décidé à ne plus jamais le revoir, ce blind-test a été un supplice . Il s’enfonce dans un des grands fauteuils du salon, les yeux mi-clos, savourant son ivresse. Lima sort de son armoire une de ses capsules préférées, force neuf et une capsule de décaféiné de la même vigueur. Sabiaud entend la machine siffler deux fois et Lima apporte les deux tasses sur un petit plateau.

« Il est bon ton déca… »

Les deux hommes se quittent réconciliés mais le cardiologue est encore énervé.

Lima reçoit un texto vers sept heures le lendemain matin. « Salut, excuse-moi encore pour hier soir. J’ai dormi quand même du sommeil du juste. Je t’appelle dans la journée. »

Lima, du savon à barbe frais sur ses joues, sourit. Hier soir il a échangé les tasses et le cardiologue a bu un force neuf caféiné et a pourtant dormi comme un blaireau. Il ne lui redemandera pas un cours sur la pharmacologie de la caféine.
(Versailles, le 26 décembre 2019)

Illustration : Plantation de café sur les hauts plateaux kenyans (photographie personnelle)

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