dimanche 14 juin 2020

LE DESTIN DES PEULS


Le professeur Maurice Duros occupe un grand bureau modeste à la faculté de Nanterre dont l’aspect, lié à la fois aux contraintes budgétaires et à une absence de goût congénitale, devrait lui faire honte eu égard à sa grande réputation internationale d’anthropologue. Mais il s’en moque. C’est son côté « vous voyez bien que je ne cherche pas les honneurs », mais il ment : il aime les honneurs mais fait semblant de ne pas les aimer. Il reçoit pourtant des collègues étrangers dans ce bureau que l’on pourrait finalement qualifier d’insalubre si l’on se fiait aux référentiels internationaux : Harvard, Oxford ou Singapour.

Aujourd’hui il reçoit un étudiant brillant, Abderrahmanni Sy, qui est sur le point de terminer son travail de thèse de doctorat sur le devenir des populations peules du Fouta lorsqu’elles arrivent en France. Le garçon ne semble pas dans son assiette.

« Qu’est-ce qui se passe ? »

Le jeune Sy ne regarde pas son professeur pour lequel il éprouve un respect quasiment filial. Pour la première fois de sa vie en le fréquentant, il a ressenti qu’il existait, qu’il était un être humain, qu’il n’avait pas de couleur de peau, pas d’origines sociales, pas de passé à assumer, pas de colère à rentrer ou à exprimer. Duros ne l’a pas pris sous son aile pour des raisons paternalistes, antiracistes ou pour se débarrasser de sa culpabilité originelle. Sy ne s’est pas posé de questions et Duros n’a rien montré qui pouvait faire penser qu’il le considèrait autrement que comme un étudiant intelligent, vif et réactif. 
Mais tout cela est faux : Duros sait que le fait qu’Abderrahmanni soit un Français d’origine peule, qu’il ait vécu en cité et qu’il s’en soit sorti, le rend différent, très différent. C’est un extra-terrestre.

« J’ai un problème.
- Je t’écoute…
- Eh bien, j'ai décidé de tout arrêter et de partir pour Dakar.
- C’est quoi, ce délire ? 
- J’ai rencontré une fille et on me propose un poste d’enseignant là-bas.
- Tu veux faire ton alyah ?
- Vous plaisantez et je suis très sérieux.
- Écoute, je ne sais pas ce qui se passe mais tu as dû prendre une substance interdite. Explique-moi ton problème. Tu n’en as plus que pour quelques mois pour finaliser ton brillant travail. C’est un boulot de qualité, je te l’assure, tu me connais, ce n’est pas parce que tu fais partie de mes étudiants protégés. C’est superbe. Cela fera date.
- Cette fille… J’en suis tombé amoureux.
- Elle fait quoi dans la vie ?
- Elle travaille dans le tourisme. Son père possède des hôtels au Sénégal…
- Elle est riche ?
- Oui.
- Je comprends… »
Duros se gratte la tempe droite avec la pointe de son stylo.
« Qu’est-ce que vous comprenez ?
- Que t’es un petit con. 
- Comment ? »
Jamais il n’avait entendu son professeur parler comme cela, lui parler comme cela. Il poursuit : « Vous n’avez pas le droit de me dire des choses pareilles… - Non, tu as raison, je n’ai pas le droit mais je le fais. T’es un crétin et tes excuses à la gomme, je n’y crois pas une seule seconde. Qu’est-ce qui se passe vraiment ?
- J’ai l’impression de ne pas avancer, de ne pas conclure, de rester sur ma faim, je me demande à quoi cette thèse rime… Ce que l’on va bien pouvoir en tirer…
- Et cette fille ?
- C’est la goutte qui a fait déborder le vase. Elle me propose Dakar, l’argent et je vais obtenir un poste à l’université.
- En anthropologie ?
- Non, en histoire.
- En histoire ? Sans blague ! Et qui est le chef d’unité ?
- Cheikh Talla
- Ah… Tu sais bien que c’est un fake parfait.
- Comment cela ? 
- Il fait partie des universitaires nommés par le gouvernement pour ses appartenances familiales et ethniques et, si mes souvenirs sont bons, il écrit peu et signe ce que ses collaborateurs écrivent pour lui. 
- Quoi qu’il en soit, je suis amoureux.
- Amoureux au point de torpiller une carrière universitaire en France.
- A deux mille balles par mois.
- Exact. Mais tu pourras faire mieux.
- Dans vingt ans ?
- Si tu me disais les vraies raisons…
- Il n’y a pas de vraies raisons. J’en ai assez. Je déprime. »

Duros ne sait pas s'il va y arriver. Il en doute. Il va commencer par jouer le rôle du directeur de thèse sympa. On verra plus tard pour jouer au méchant.
« Tu baisses les bras. Tu ne te fais pas confiance. Tu te laisses aller aux préjugés. Tu penses comme les blancs et comme les noirs : les blancs qui disent que les noirs sont bons à rien et les noirs que les noirs n’y arriveront jamais et que s’ils y arrivent c’est parce qu’ils sont des bountys. Tu es amoureux, la belle affaire. Tu dois saisir cette chance et dire à ta copine que ton intérêt, que son intérêt, c’est que tu réussisses, c’est que tu termines cette putain de thèse sur laquelle tu travailles depuis trois ans. Mais, au fait, ta copine Maïa, elle est où ?
- On n’est plus ensemble.
- Elle est partie ?
- Non. 
- Je vois, le coup de foudre pour une musulmane. »

Abderrahmanni baisse les yeux.

Duros : « Je vais te dire un truc. Tu me déçois. Je suis impressionné par ta lâcheté. Je suis abasourdi par tes mensonges…
- Comment ? »
Le jeune homme est prêt à se lever.
« Cela fait combien d’années que nous nous connaissons, quatre, cinq ans ?
- Cinq.
- T’ai-je jamais trahi ? T’ai-je jamais trompé ? T'ai-je jamais menti ? Non. Ne réponds plus, tu n’as pas le droit… Eh bien, toi, c’est ce que tu es en train de faire… Tu as tout à fait le droit d’abandonner ta thèse, ce n’est pas la première fois que cela arrive, c’est rare mais cela arrive, MAIS TU NE PEUX PAS ME RACONTER DES CONNERIES ! »

Il a hurlé. Les meubles de cette médiocre pièce de la faculté de Nanterre, département d’anthropologie en auraient presque tremblé s'ils n'avaient pas été faits en béton armé.
« Tu n’as pas de couilles. Je te laisse une chance : vas-tu me raconter la vérité ? 
- Heu…
- Tu fais comme tu veux… »
Duros s’est levé. Du haut de son mètre soixante-seize il fait face à son étudiant qui mesure un mètre quatre-vingt-huit quand il est déplié et c’est l’étudiant qui paraît petit.
« Tu peux y aller.
- Comme ça ?
- Comme ça. »

Abderrahmanni Sy hésite. Il s’était attendu à plus de réactions de la part de son patron de thèse et il le sent comme résigné, comme s’il n’existait déjà plus. Il le prend comme la pire des injustices. Il a la main sur la porte et, au lieu d’appuyer sur la poignée, il se retourne violemment.
« Je pensais que vous en feriez plus pour me retenir. »
Duros ne s’est toujours pas rassis, il attend, le regard sévère.
« C’est ce que tu penses ?
- Oui.
- Je ne trouve pas, au contraire. Pour la première fois de ma vie j’ai poussé une gueulante contre un de mes étudiants, m’avais-tu déjà entendu élever la voix dans ce bureau ou ailleurs, non, je le vois à ta tête ?... Il t’en fallait plus ?
- Sans doute.
- Tu réagis comme un amant qui quitte sa maîtresse pour une autre et qui ne comprend pas qu’elle ne pousse pas des cris pour le retenir…
- Drôle de comparaison.
- Effectivement. Drôle de comparaison mais c’est celle qui m’est venue à l’esprit… par association d’idées. Alors, tu n’as toujours rien à me dire de plus ?
- Non.
- Eh bien, je pense que c’est définitivement fini entre nous. Tu peux y aller.
- Vous attendiez quoi de moi ?
- La vérité.
- Mais… Je vous l’ai dite…
- Non.
- Comment pouvez-vous dire cela ?
- Peux-tu m’affirmer fermement, et au regard de tout ce que nous avons vécu ensemble, que tu viens de me dire la vérité ? »

Sy hésite. Son corps dit qu’il veut parler et sa bouche est muette. Ils se font face, l’étudiant près de la porte et le professeur debout devant son bureau… Il n’y a aucune animosité. De l’incompréhension chez Sy et de la déception chez Duros.

« Allez…
- Je vous ai menti…
- Ne dis rien : je sais tout.
- Ah… »
Il s’en est fallu de peu que ce grand gaillard ne s’étale de tout son long mais il sait se tenir.
« … J’aurais aimé t’avoir entendu parler. J’aurais aimé que tu aies eu le courage de me parler. J’aurais aimé ne pas avoir à te faire la leçon. J’aurais aimé... Ce matin j’ai reçu ton père dans ce bureau. Il n’avait pas pris rendez-vous, il est arrivé avec beaucoup d’assurance et il m’a demandé de te laisser tranquille… non, ne parle pas, je ne veux pas t’entendre, il m’a presque menacé, il m’a dit que tu faisais du mal à ton peuple en révélant des choses interdites… Je lui ai demandé s’il avait lu des passages de ta thèse, il m’a répondu que non, mais que dans l’intérêt des Peuls, du Sénégal, des musulmans, il ne fallait pas dire des choses qui pourraient être mal interprétées, utilisées à tort, et il m’a dit aussi que tu allais te marier avec une musulmane qui te convenait parfaitement… Il était très en colère. Je n’ai pas pu répliquer… Et une heure après j’ai reçu un appel de Mamdou Kante qui m’a lui aussi menacé en me disant que nous marchions sur ses terres et que le colonialisme, c’était fini, qu’il avait écrit des travaux définitifs sur le devenir des Peuls en Europe et que ce n’était pas un anthropologue blanc et un doctorant oncle Tom de surcroit qui allaient le faire chier. Il a vraiment parlé comme cela. »

L’étudiant regarde ses pieds. 

Il sait que sa décision est déjà prise. Il sait qu’il ne peut pas faire autrement. La seule chose qui pourrait lui faire changer d’avis et qui ne lui fera pas changer d’avis, malheureusement pour tout le monde et surtout pour lui : Mamdou Kante est le référent international des études peules, invité partout, en Afrique, en France, dans les universités américaines, où il tient de lucratives conférences, il écrit des articles, dirige des thèses où rien de la réalité des Peuls migrants n’est vraiment vrai, où est tu tout ce qui pourrait, selon lui et ses assistants, être fâcheux pour la communauté. Ou dans la marge. Et s’il ne publie pas sa thèse rien ne changera. Sinon sa situation familiale. Car son père l'a menacé de l'exclure de la famille s'il continuait dans cette voie et s'il ne rompait pas avec Maïa, la Guadeloupéenne.

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