François Denvert aime ces réunions du dernier vendredi soir de chaque mois qui se tiennent entre hommes qui partagent une passion commune : le complotisme. Roger de Hermand est le maître de maison et offre à ses invités un repas de choix, des vins exceptionnels, des whiskys tourbés et des cigares cubains (leur hôte a un goût prononcé pour les Montecristo numéro 4).
L’argent ne compte pas pour leur hôte mais le fait qu'il le brandisse comme un étendard annule la réflexion précédente. Il a fait de ces dîners avec ces quelques intimes, mais il en organise bien entendu d’autres avec des invités plus importants, des grands capitaines d’industrie, des dirigeants du CAC 40 ou des financiers internationaux, un symbole de sa puissance et de son goût personnel pour les bonnes choses. Il ne demande jamais de contrepartie. D’ailleurs, dans ce petit groupe, personne n’aurait l’idée de lui rendre l’invitation : le niveau de ce que chacun pourrait proposer ne pouvant qu’être trop éloigné de ce qui leur est offert. En revanche, les invités prestigieux ont toujours tenté de l’impressionner en organisant chez eux des dîners qu’ils pensaient étincelants mais qui n’étaient que de pâles imitations. Il ne suffit pas d’être riche pour avoir du goût.
Roger de Hermand est un commerçant qui a réussi dans la grande distribution. Il s’est fait tout seul, il n’est pas fils de, il est cultivé, il s’est marié il y a longtemps avec une femme journaliste économique dont chacun reconnaît, malgré la fortune de son mari, qu’elle est une parfaite professionnelle. François Denvert est médecin, chef de service de dermatologie dans un grand hôpital parisien, et les deux autres invités habituels sont Pierre-Olivier Raymond, critique littéraire au Figaro et David Epstein, informaticien de haut vol dont le génie est reconnu partout mais qui a toujours refusé de le transformer en fortune.
Tous les vendredis soirs, cette fausse société secrète se repaît des malheurs du temps, parle du c’était mieux avant, des réticences au progressisme, de la dégradation des mœurs et plus particulièrement du patriarcat. Mais leur sujet de prédilection, c’est le complotisme.
Pour résumer leur théorie : le monde est dirigé par une poignée de personnes qui décident de tout pour tous mais, contrairement à ce qu’affirment de vulgaires journalistes ou de triviaux auteurs de livres à succès écrits sur des coins de table, il ne s’agit pas d’un shadow cabinet mondial, c’est plus subtil, plus compliqué, plus complexe. Et ce n’est pas nouveau, cela existe depuis la nuit des temps. Pour le groupe du vendredi soir il existe donc des secteurs de l’opinion, de la finance, de la religion, du commerce, de la politique, de la science, de la médecine, qui façonnent l’opinion, qui fabriquent le jugement, qui manipulent les consciences, pour que les élites et le peuple y croient vraiment afin de servir leurs intérêts. Nous sommes loin des croyances populaires, des purs antisémites qui pensent que les juifs dirigent l’économie, des bas-de-plafond qui pensent que les illuminatis sont au pouvoir, que les Templiers continuent d’exercer leur influence ou que des sociétés secrètes ésotériques inconnues dominent le monde.
Cette ambiance complotiste, leur plaît, ils ont l’impression d’appartenir à un groupe de personnes qui ne s’en laissent pas compter et qui tiennent, avec de nombreux autres, la vérité du monde, pour autant qu’elle existe. Ce ne sont pas non plus des idéalistes.
Il est clair que ces amis du vendredi soir se rappellent les erreurs des autres, se congratulent d’avoir pu y échapper, se désolent de ne pouvoir faire changer les choses et s’irritent de la crédulité de leurs concitoyens. Ils en sont.
François Denvert, le dermatologue, est prudent. Étant donné que toute personne qui évoque d’éventuels complots peut être considérée par l’opinion commune comme un dangereux militant d’extrême-droite ou comme un exalté sectaire croyant à la fois à la métempsycose et à la présence d’aliens déguisés en bureaucrates ou en chauffeurs de taxis dans notre monde actuel, il hésite toujours avant de développer ses idées en présence d’inconnus, et encore plus de collègues, il se cache, il transforme sa pensée, il la rend plus présentable, bien qu’il ait fini avec le temps par laisser passer des bribes de ce que le groupe du vendredi soir appelle entre eux leur indiscipline intellectuelle et leur fondamentale et intransigeante liberté d’esprit. Il ne peut quand même pas, lors d’une banale réunion mondaine, affirmer sans précautions que les Américains n’ont jamais aluni et que le film de cet alunissage a été tourné par Stanley Kubrick, que l’attentat du 11 septembre a été organisé par les services secrets américains, que le réchauffement climatique est réel mais pas seulement dû aux émissions de gaz carbonique, que la majorité des juifs ne sont pas morts dans les chambres à gaz mais en raison de privations alimentaires liées aux bombardements alliés ou à leur goinfrerie à la libération des camps, et cetera.
Il se tait donc le plus souvent, il ouvre parfois des portes mais les referme bien vite car il sait que ses opinions sur le complotisme sont trop difficiles à avaler telles quelles et qu’il y perdrait toute crédibilité sur d’autres sujets où il fait autorité comme la dermatologie. Ses collègues et amis médecins, plutôt des professeurs, ne croient pas beaucoup aux théories du complot en général et encore moins quand il s’agit de médecine, bien qu’ils profitent des opinions dominantes qu’ils ont le plus souvent formées et qu’ils considèrent avec un grand sérieux comme scientifiques même et surtout quand elles manquent de cohérence et de validité. Pourtant, dans ce milieu, un certain nombre d’activistes et, pour tout dire, de gauchistes à l’ancienne mode ou de naïfs conspirationnistes, pensent que les excès de la médecine moderne sont liés à un complot dont Big Pharma serait l’instigateur secret. La lecture de la notice Wikipédia sur Big Pharma est sans nuances : utiliser cette expression est complotiste. François Denvert connaît bien le milieu médical, connaît nombre de ses travers, connaît ses liens avec les entreprises pharmaceutiques et comment il s’y complaît mais a du mal à imaginer qu’il existerait un complot autre que celui du profit maximum qui lui semble une donnée première du comportement humain, quel que soit le régime politique et avant même que le capitalisme ne s’installe. On peut dire aussi sans se tromper qu’il est un homme de droite, qu’il considère que l’argent a toujours dominé le monde, que les gens riches sont plutôt des malins, que les gens intelligents qui ne sont pas riches ont fait un choix pour eux-mêmes, que les inégalités sont également naturelles mais que les trop grandes inégalités doivent être compensées.
En famille il est moins prudent avec ses idées et il remarque avec déplaisir que ses enfants ont du mal à le suivre. Même ses enfants. Paul Franken est le gendre de François Denvert. Franken est tout aussi prudent car il est nouveau dans la famille, il est le gendre rapporté et ce, d’autant plus, qu’il n’est ni catholique ni croyant. François Denvert, lors d’un de ces déjeuners dominicaux où il aime rassembler autour de lui enfants et petits-enfants, se lâche une nouvelle fois. Il avait conseillé à son gendre de visionner un film, The Shining Code 2.0, en lui disant combien cela apportait la preuve définitive que les Américains n’avaient pas aluni et que c’était Stanley Kubrick qui avait réalisé les images en se fondant sur des analogies avec Shining. Le gendre avait obéi, regardé, pas jusqu’à la fin, parce qu’il était tombé de sa chaise. Il avait vu un film délirant au sens psychiatrique du terme : chaque image du film, quelle qu’elle fût, devenait une preuve que Kubrick avait façonné les images de l’alunissage, comme si le réalisateur, avait réalisé deux films en même temps, le vrai à partir du livre de Stephen King et le faux démontrant l’indémontrable, à savoir que les images d’Armstrong et d’Aldrin sur la lune étaient de son fait. Franken n’avait pas reparlé de cela avec son beau-père, il valait mieux, mais c’est ce dernier qui relança l’affaire.
« Alors, Paul, convaincu par ce merveilleux film comme seuls les Américains peuvent les réaliser ?
- Pas vraiment.
- Ah ?
- Vous savez, beau-papa, je crois comme vous que le complotisme domine le monde depuis les débuts de l’humanité.
- Tu vois…
- Mais je ne suis pas certain que nous parlions du même complotisme… »
Denvert émet un sourire de contentement, son gendre entre en un domaine où, telle la dermatologie, il est très compétent et peut clouer le bec à n’importe qui.
« Je suis un peu embêté.
- Ah oui… et qu’est-ce qui te tracasse ?
- Eh bien, connaissant votre foi, j’ai un peu peur de me fâcher avec vous.
- Crevons l’abcès. »
Le gendre hésite. Il se demande ce qui va bien pouvoir lui tomber sur la tête et comment sa femme va réagir. L’autocensure, que l’on pourrait appeler ici le savoir-vivre en société, est un puissant moteur des relations familiales.
« Bon, ben, je ne suis pas spécialiste, il me paraît clair que l’humanité, depuis la nuit des temps, est fondée sur des mythes… et des illusions… Il me semble en particulier, et je sais faire la différence entre le fait religieux et les religions, que la Torah, les Évangiles et le Coran sont de magnifiques contes de fées qui sont le fondement de notre civilisation mais qu’il s’agit quand même de contes de fées, rien ou presque n’est historiquement prouvé… »
François Denvert fixe son gendre de façon intimidante, comme s’il voulait lui faire peur.
« Contrairement à ce que tu pourrais imaginer, je suis d’accord avec toi. J’ai toujours pensé que les juifs charriaient avec leur Torah où la mer Rouge s’ouvrait en deux, les catholiques avec la multiplication des pains ou Lazare sortant de son tombeau, on n’est pas dans une émission de Patrick Sébastien, les musulmans avec un Coran capable de tout expliquer jusqu’à la fin des temps, les fast-foods comme le réchauffement climatique et la relativité générale d’Einstein. Cela va même dans le sens de ce que je dénonce : le monde est une vaste plaisanterie que les hommes organisent à leur image. Mais je suis pourtant croyant, catholique, il m’arrive même parfois d’aller à la messe… » Il ajoute : « Je t’ai déjà maintes fois raconté mes soirées du vendredi soir où nous disséquons le monde des complots en mangeant, buvant et fumant, eh bien, cet aspect complotiste, nous ne l’avons jamais abordé parce que notre hôte ne le supporterait pas… »
Paul Franken est estomaqué : comment son beau-père peut-il lui faire de pareilles confidences ?
« … il est catholique très pratiquant…et la religion est un sujet tabou… donc, ce que je viens de te dire, je ne pense pas que j’oserais en parler devant lui. C’est un vrai problème. Je crois que je vais finir par cesser de venir aux dîners du dernier vendredi du mois. Assez d’hypocrisie. Je te remercie de m’avoir parlé de cela. Tu vois, je ne suis pas aussi conservateur et fou que tu pourrais l’imaginer… »
Paul Franken est abasourdi. Il ne sait pas si son beau-père va effectivement renoncer à ses agapes complotistes mensuelles qui n’ont pas qu’une valeur philosophique ou politique mais aussi un rôle social, l’exercice du pouvoir et l'utilisation des influences dans des microcosmes professionnels, mais il se dit qu’il en train de contempler un revirement intellectuel complet qui a une valeur symbolique très forte.
Mais le gendre non idéal se trompe : François Denvert a au contraire élargi le champ de ses compétences et parachevé sa réflexion sur l’universalité des complots. Il vient de dépasser son mentor Roger de Hermand qui n’avait pas, en apparence, intégré les religions dans sa réflexion complotiste, pour des raisons idéologiques évidentes, il ne lui était pas possible d’aller jusque-là. François Denvert vient de franchir une étape décisive.
Paul Franken sourit : son beau-père est en train de poursuivre son entreprise de déconstruction, et, à force, il ne restera plus rien du monde, sinon des zombies s’excitant dans un souterrain.
(Versailles, le 2 décembre 2019)