samedi 20 juin 2020

COMPLOTISME


François Denvert aime ces réunions du dernier vendredi soir de chaque mois qui se tiennent entre hommes qui partagent une passion commune : le complotisme. Roger de Hermand est le maître de maison et offre à ses invités un repas de choix, des vins exceptionnels, des whiskys tourbés et des cigares cubains (leur hôte a un goût prononcé pour les Montecristo numéro 4). 

L’argent ne compte pas pour leur hôte mais le fait qu'il le brandisse comme un étendard annule la réflexion précédente. Il a fait de ces dîners avec ces quelques intimes, mais il en organise bien entendu d’autres avec des invités plus importants, des grands capitaines d’industrie, des dirigeants du CAC 40 ou des financiers internationaux, un symbole de sa puissance et de son goût personnel pour les bonnes choses. Il ne demande jamais de contrepartie. D’ailleurs, dans ce petit groupe, personne n’aurait l’idée de lui rendre l’invitation : le niveau de ce que chacun pourrait proposer ne pouvant qu’être trop éloigné de ce qui leur est offert. En revanche, les invités prestigieux ont toujours tenté de l’impressionner en organisant chez eux des dîners qu’ils pensaient étincelants mais qui n’étaient que de pâles imitations. Il ne suffit pas d’être riche pour avoir du goût. 

Roger de Hermand est un commerçant qui a réussi dans la grande distribution. Il s’est fait tout seul, il n’est pas fils de, il est cultivé, il s’est marié il y a longtemps avec une femme journaliste économique dont chacun reconnaît, malgré la fortune de son mari, qu’elle est une parfaite professionnelle. François Denvert est médecin, chef de service de dermatologie dans un grand hôpital parisien, et les deux autres invités habituels sont Pierre-Olivier Raymond, critique littéraire au Figaro et David Epstein, informaticien de haut vol dont le génie est reconnu partout mais qui a toujours refusé de le transformer en fortune.

Tous les vendredis soirs, cette fausse société secrète se repaît des malheurs du temps, parle du c’était mieux avant, des réticences au progressisme, de la dégradation des mœurs et plus particulièrement du patriarcat. Mais leur sujet de prédilection, c’est le complotisme.

Pour résumer leur théorie : le monde est dirigé par une poignée de personnes qui décident de tout pour tous mais, contrairement à ce qu’affirment de vulgaires journalistes ou de triviaux auteurs de livres à succès écrits sur des coins de table, il ne s’agit pas d’un shadow cabinet mondial, c’est plus subtil, plus compliqué, plus complexe. Et ce n’est pas nouveau, cela existe depuis la nuit des temps. Pour le groupe du vendredi soir il existe donc des secteurs de l’opinion, de la finance, de la religion, du commerce, de la politique, de la science, de la médecine, qui façonnent l’opinion, qui fabriquent le jugement, qui manipulent les consciences, pour que les élites et le peuple y croient vraiment afin de servir leurs intérêts. Nous sommes loin des croyances populaires, des purs antisémites qui pensent que les juifs dirigent l’économie, des bas-de-plafond qui pensent que les illuminatis sont au pouvoir, que les Templiers continuent d’exercer leur influence ou que des sociétés secrètes ésotériques inconnues dominent le monde. 

Cette ambiance complotiste, leur plaît, ils ont l’impression d’appartenir à un groupe de personnes qui ne s’en laissent pas compter et qui tiennent, avec de nombreux autres, la vérité du monde, pour autant qu’elle existe. Ce ne sont pas non plus des idéalistes.

Il est clair que ces amis du vendredi soir se rappellent les erreurs des autres, se congratulent d’avoir pu y échapper, se désolent de ne pouvoir faire changer les choses et s’irritent de la crédulité de leurs concitoyens. Ils en sont.

François Denvert, le dermatologue, est prudent. Étant donné que toute personne qui évoque d’éventuels complots peut être considérée par l’opinion commune comme un dangereux militant d’extrême-droite ou comme un exalté sectaire croyant à la fois à la métempsycose et à la présence d’aliens déguisés en bureaucrates ou en chauffeurs de taxis dans notre monde actuel, il hésite toujours avant de développer ses idées en présence d’inconnus, et encore plus de collègues, il se cache, il transforme sa pensée, il la rend plus présentable, bien qu’il ait fini avec le temps par laisser passer des bribes de ce que le groupe du vendredi soir appelle entre eux leur indiscipline intellectuelle et leur fondamentale et intransigeante liberté d’esprit. Il ne peut quand même pas, lors d’une banale réunion mondaine, affirmer sans précautions que les Américains n’ont jamais aluni et que le film de cet alunissage a été tourné par Stanley Kubrick, que l’attentat du 11 septembre a été organisé par les services secrets américains, que le réchauffement climatique est réel mais pas seulement dû aux émissions de gaz carbonique, que la majorité des juifs ne sont pas morts dans les chambres à gaz mais en raison de privations alimentaires liées aux bombardements alliés ou à leur goinfrerie à la libération des camps, et cetera.

Il se tait donc le plus souvent, il ouvre parfois des portes mais les referme bien vite car il sait que ses opinions sur le complotisme sont trop difficiles à avaler telles quelles et qu’il y perdrait toute crédibilité sur d’autres sujets où il fait autorité comme la dermatologie. Ses collègues et amis médecins, plutôt des professeurs, ne croient pas beaucoup aux théories du complot en général et encore moins quand il s’agit de médecine, bien qu’ils profitent des opinions dominantes qu’ils ont le plus souvent formées et qu’ils considèrent avec un grand sérieux comme scientifiques même et surtout quand elles manquent de cohérence et de validité. Pourtant, dans ce milieu, un certain nombre d’activistes et, pour tout dire, de gauchistes à l’ancienne mode ou de naïfs conspirationnistes, pensent que les excès de la médecine moderne sont liés à un complot dont Big Pharma serait l’instigateur secret. La lecture de la notice Wikipédia sur Big Pharma est sans nuances : utiliser cette expression est complotiste. François Denvert connaît bien le milieu médical, connaît nombre de ses travers, connaît ses liens avec les entreprises pharmaceutiques et comment il s’y complaît mais a du mal à imaginer qu’il existerait un complot autre que celui du profit maximum qui lui semble une donnée première du comportement humain, quel que soit le régime politique et avant même que le capitalisme ne s’installe. On peut dire aussi sans se tromper qu’il est un homme de droite, qu’il considère que l’argent a toujours dominé le monde, que les gens riches sont plutôt des malins, que les gens intelligents qui ne sont pas riches ont fait un choix pour eux-mêmes, que les inégalités sont également naturelles mais que les trop grandes inégalités doivent être compensées.

En famille il est moins prudent avec ses idées et il remarque avec déplaisir que ses enfants ont du mal à le suivre. Même ses enfants. Paul Franken est le gendre de François Denvert. Franken est tout aussi prudent car il est nouveau dans la famille, il est le gendre rapporté et ce, d’autant plus, qu’il n’est ni catholique ni croyant. François Denvert, lors d’un de ces déjeuners dominicaux où il aime rassembler autour de lui enfants et petits-enfants, se lâche une nouvelle fois. Il avait conseillé à son gendre de visionner un film, The Shining Code 2.0, en lui disant combien cela apportait la preuve définitive que les Américains n’avaient pas aluni et que c’était Stanley Kubrick qui avait réalisé les images en se fondant sur des analogies avec Shining. Le gendre avait obéi, regardé, pas jusqu’à la fin, parce qu’il était tombé de sa chaise. Il avait vu un film délirant au sens psychiatrique du terme : chaque image du film, quelle qu’elle fût, devenait une preuve que Kubrick avait façonné les images de l’alunissage, comme si le réalisateur, avait réalisé deux films en même temps, le vrai à partir du livre de Stephen King et le faux démontrant l’indémontrable, à savoir que les images d’Armstrong et d’Aldrin sur la lune étaient de son fait. Franken n’avait pas reparlé de cela avec son beau-père, il valait mieux, mais c’est ce dernier qui relança l’affaire.
« Alors, Paul, convaincu par ce merveilleux film comme seuls les Américains peuvent les réaliser ?
- Pas vraiment. 
- Ah ?
- Vous savez, beau-papa, je crois comme vous que le complotisme domine le monde depuis les débuts de l’humanité.
- Tu vois…
- Mais je ne suis pas certain que nous parlions du même complotisme… »
Denvert émet un sourire de contentement, son gendre entre en un domaine où, telle la dermatologie, il est très compétent et peut clouer le bec à n’importe qui.
« Je suis un peu embêté.
- Ah oui… et qu’est-ce qui te tracasse ?
- Eh bien, connaissant votre foi, j’ai un peu peur de me fâcher avec vous.
- Crevons l’abcès. »
Le gendre hésite. Il se demande ce qui va bien pouvoir lui tomber sur la tête et comment sa femme va réagir. L’autocensure, que l’on pourrait appeler ici le savoir-vivre en société, est un puissant moteur des relations familiales.

« Bon, ben, je ne suis pas spécialiste, il me paraît clair que l’humanité, depuis la nuit des temps, est fondée sur des mythes… et des illusions… Il me semble en particulier, et je sais faire la différence entre le fait religieux et les religions, que la Torah, les Évangiles et le Coran sont de magnifiques contes de fées qui sont le fondement de notre civilisation mais qu’il s’agit quand même de contes de fées, rien ou presque n’est historiquement prouvé… »

François Denvert fixe son gendre de façon intimidante, comme s’il voulait lui faire peur.
« Contrairement à ce que tu pourrais imaginer, je suis d’accord avec toi. J’ai toujours pensé que les juifs charriaient avec leur Torah où la mer Rouge s’ouvrait en deux, les catholiques avec la multiplication des pains ou Lazare sortant de son tombeau, on n’est pas dans une émission de Patrick Sébastien, les musulmans avec un Coran capable de tout expliquer jusqu’à la fin des temps, les fast-foods comme le réchauffement climatique et la relativité générale d’Einstein. Cela va même dans le sens de ce que je dénonce : le monde est une vaste plaisanterie que les hommes organisent à leur image. Mais je suis pourtant croyant, catholique, il m’arrive même parfois d’aller à la messe… » Il ajoute : « Je t’ai déjà maintes fois raconté mes soirées du vendredi soir où nous disséquons le monde des complots en mangeant, buvant et fumant, eh bien, cet aspect complotiste, nous ne l’avons jamais abordé parce que notre hôte ne le supporterait pas… »
Paul Franken est estomaqué : comment son beau-père peut-il lui faire de pareilles confidences ?
« … il est catholique très pratiquant…et la religion est un sujet tabou… donc, ce que je viens de te dire, je ne pense pas que j’oserais en parler devant lui. C’est un vrai problème. Je crois que je vais finir par cesser de venir aux dîners du dernier vendredi du mois. Assez d’hypocrisie. Je te remercie de m’avoir parlé de cela. Tu vois, je ne suis pas aussi conservateur et fou que tu pourrais l’imaginer… »

Paul Franken est abasourdi. Il ne sait pas si son beau-père va effectivement renoncer à ses agapes complotistes mensuelles qui n’ont pas qu’une valeur philosophique ou politique mais aussi un rôle social, l’exercice du pouvoir et l'utilisation des influences dans des microcosmes professionnels, mais il se dit qu’il en train de contempler un revirement intellectuel complet qui a une valeur symbolique très forte. 
Mais le gendre non idéal se trompe : François Denvert a au contraire élargi le champ de ses compétences et parachevé sa réflexion sur l’universalité des complots. Il vient de dépasser son mentor Roger de Hermand qui n’avait pas, en apparence, intégré les religions dans sa réflexion complotiste, pour des raisons idéologiques évidentes, il ne lui était pas possible d’aller jusque-là. François Denvert vient de franchir une étape décisive. 

Paul Franken sourit : son beau-père est en train de poursuivre son entreprise de déconstruction, et, à force, il ne restera plus rien du monde, sinon des zombies s’excitant dans un souterrain.
(Versailles, le 2 décembre 2019)

dimanche 14 juin 2020

LE DESTIN DES PEULS


Le professeur Maurice Duros occupe un grand bureau modeste à la faculté de Nanterre dont l’aspect, lié à la fois aux contraintes budgétaires et à une absence de goût congénitale, devrait lui faire honte eu égard à sa grande réputation internationale d’anthropologue. Mais il s’en moque. C’est son côté « vous voyez bien que je ne cherche pas les honneurs », mais il ment : il aime les honneurs mais fait semblant de ne pas les aimer. Il reçoit pourtant des collègues étrangers dans ce bureau que l’on pourrait finalement qualifier d’insalubre si l’on se fiait aux référentiels internationaux : Harvard, Oxford ou Singapour.

Aujourd’hui il reçoit un étudiant brillant, Abderrahmanni Sy, qui est sur le point de terminer son travail de thèse de doctorat sur le devenir des populations peules du Fouta lorsqu’elles arrivent en France. Le garçon ne semble pas dans son assiette.

« Qu’est-ce qui se passe ? »

Le jeune Sy ne regarde pas son professeur pour lequel il éprouve un respect quasiment filial. Pour la première fois de sa vie en le fréquentant, il a ressenti qu’il existait, qu’il était un être humain, qu’il n’avait pas de couleur de peau, pas d’origines sociales, pas de passé à assumer, pas de colère à rentrer ou à exprimer. Duros ne l’a pas pris sous son aile pour des raisons paternalistes, antiracistes ou pour se débarrasser de sa culpabilité originelle. Sy ne s’est pas posé de questions et Duros n’a rien montré qui pouvait faire penser qu’il le considèrait autrement que comme un étudiant intelligent, vif et réactif. 
Mais tout cela est faux : Duros sait que le fait qu’Abderrahmanni soit un Français d’origine peule, qu’il ait vécu en cité et qu’il s’en soit sorti, le rend différent, très différent. C’est un extra-terrestre.

« J’ai un problème.
- Je t’écoute…
- Eh bien, j'ai décidé de tout arrêter et de partir pour Dakar.
- C’est quoi, ce délire ? 
- J’ai rencontré une fille et on me propose un poste d’enseignant là-bas.
- Tu veux faire ton alyah ?
- Vous plaisantez et je suis très sérieux.
- Écoute, je ne sais pas ce qui se passe mais tu as dû prendre une substance interdite. Explique-moi ton problème. Tu n’en as plus que pour quelques mois pour finaliser ton brillant travail. C’est un boulot de qualité, je te l’assure, tu me connais, ce n’est pas parce que tu fais partie de mes étudiants protégés. C’est superbe. Cela fera date.
- Cette fille… J’en suis tombé amoureux.
- Elle fait quoi dans la vie ?
- Elle travaille dans le tourisme. Son père possède des hôtels au Sénégal…
- Elle est riche ?
- Oui.
- Je comprends… »
Duros se gratte la tempe droite avec la pointe de son stylo.
« Qu’est-ce que vous comprenez ?
- Que t’es un petit con. 
- Comment ? »
Jamais il n’avait entendu son professeur parler comme cela, lui parler comme cela. Il poursuit : « Vous n’avez pas le droit de me dire des choses pareilles… - Non, tu as raison, je n’ai pas le droit mais je le fais. T’es un crétin et tes excuses à la gomme, je n’y crois pas une seule seconde. Qu’est-ce qui se passe vraiment ?
- J’ai l’impression de ne pas avancer, de ne pas conclure, de rester sur ma faim, je me demande à quoi cette thèse rime… Ce que l’on va bien pouvoir en tirer…
- Et cette fille ?
- C’est la goutte qui a fait déborder le vase. Elle me propose Dakar, l’argent et je vais obtenir un poste à l’université.
- En anthropologie ?
- Non, en histoire.
- En histoire ? Sans blague ! Et qui est le chef d’unité ?
- Cheikh Talla
- Ah… Tu sais bien que c’est un fake parfait.
- Comment cela ? 
- Il fait partie des universitaires nommés par le gouvernement pour ses appartenances familiales et ethniques et, si mes souvenirs sont bons, il écrit peu et signe ce que ses collaborateurs écrivent pour lui. 
- Quoi qu’il en soit, je suis amoureux.
- Amoureux au point de torpiller une carrière universitaire en France.
- A deux mille balles par mois.
- Exact. Mais tu pourras faire mieux.
- Dans vingt ans ?
- Si tu me disais les vraies raisons…
- Il n’y a pas de vraies raisons. J’en ai assez. Je déprime. »

Duros ne sait pas s'il va y arriver. Il en doute. Il va commencer par jouer le rôle du directeur de thèse sympa. On verra plus tard pour jouer au méchant.
« Tu baisses les bras. Tu ne te fais pas confiance. Tu te laisses aller aux préjugés. Tu penses comme les blancs et comme les noirs : les blancs qui disent que les noirs sont bons à rien et les noirs que les noirs n’y arriveront jamais et que s’ils y arrivent c’est parce qu’ils sont des bountys. Tu es amoureux, la belle affaire. Tu dois saisir cette chance et dire à ta copine que ton intérêt, que son intérêt, c’est que tu réussisses, c’est que tu termines cette putain de thèse sur laquelle tu travailles depuis trois ans. Mais, au fait, ta copine Maïa, elle est où ?
- On n’est plus ensemble.
- Elle est partie ?
- Non. 
- Je vois, le coup de foudre pour une musulmane. »

Abderrahmanni baisse les yeux.

Duros : « Je vais te dire un truc. Tu me déçois. Je suis impressionné par ta lâcheté. Je suis abasourdi par tes mensonges…
- Comment ? »
Le jeune homme est prêt à se lever.
« Cela fait combien d’années que nous nous connaissons, quatre, cinq ans ?
- Cinq.
- T’ai-je jamais trahi ? T’ai-je jamais trompé ? T'ai-je jamais menti ? Non. Ne réponds plus, tu n’as pas le droit… Eh bien, toi, c’est ce que tu es en train de faire… Tu as tout à fait le droit d’abandonner ta thèse, ce n’est pas la première fois que cela arrive, c’est rare mais cela arrive, MAIS TU NE PEUX PAS ME RACONTER DES CONNERIES ! »

Il a hurlé. Les meubles de cette médiocre pièce de la faculté de Nanterre, département d’anthropologie en auraient presque tremblé s'ils n'avaient pas été faits en béton armé.
« Tu n’as pas de couilles. Je te laisse une chance : vas-tu me raconter la vérité ? 
- Heu…
- Tu fais comme tu veux… »
Duros s’est levé. Du haut de son mètre soixante-seize il fait face à son étudiant qui mesure un mètre quatre-vingt-huit quand il est déplié et c’est l’étudiant qui paraît petit.
« Tu peux y aller.
- Comme ça ?
- Comme ça. »

Abderrahmanni Sy hésite. Il s’était attendu à plus de réactions de la part de son patron de thèse et il le sent comme résigné, comme s’il n’existait déjà plus. Il le prend comme la pire des injustices. Il a la main sur la porte et, au lieu d’appuyer sur la poignée, il se retourne violemment.
« Je pensais que vous en feriez plus pour me retenir. »
Duros ne s’est toujours pas rassis, il attend, le regard sévère.
« C’est ce que tu penses ?
- Oui.
- Je ne trouve pas, au contraire. Pour la première fois de ma vie j’ai poussé une gueulante contre un de mes étudiants, m’avais-tu déjà entendu élever la voix dans ce bureau ou ailleurs, non, je le vois à ta tête ?... Il t’en fallait plus ?
- Sans doute.
- Tu réagis comme un amant qui quitte sa maîtresse pour une autre et qui ne comprend pas qu’elle ne pousse pas des cris pour le retenir…
- Drôle de comparaison.
- Effectivement. Drôle de comparaison mais c’est celle qui m’est venue à l’esprit… par association d’idées. Alors, tu n’as toujours rien à me dire de plus ?
- Non.
- Eh bien, je pense que c’est définitivement fini entre nous. Tu peux y aller.
- Vous attendiez quoi de moi ?
- La vérité.
- Mais… Je vous l’ai dite…
- Non.
- Comment pouvez-vous dire cela ?
- Peux-tu m’affirmer fermement, et au regard de tout ce que nous avons vécu ensemble, que tu viens de me dire la vérité ? »

Sy hésite. Son corps dit qu’il veut parler et sa bouche est muette. Ils se font face, l’étudiant près de la porte et le professeur debout devant son bureau… Il n’y a aucune animosité. De l’incompréhension chez Sy et de la déception chez Duros.

« Allez…
- Je vous ai menti…
- Ne dis rien : je sais tout.
- Ah… »
Il s’en est fallu de peu que ce grand gaillard ne s’étale de tout son long mais il sait se tenir.
« … J’aurais aimé t’avoir entendu parler. J’aurais aimé que tu aies eu le courage de me parler. J’aurais aimé ne pas avoir à te faire la leçon. J’aurais aimé... Ce matin j’ai reçu ton père dans ce bureau. Il n’avait pas pris rendez-vous, il est arrivé avec beaucoup d’assurance et il m’a demandé de te laisser tranquille… non, ne parle pas, je ne veux pas t’entendre, il m’a presque menacé, il m’a dit que tu faisais du mal à ton peuple en révélant des choses interdites… Je lui ai demandé s’il avait lu des passages de ta thèse, il m’a répondu que non, mais que dans l’intérêt des Peuls, du Sénégal, des musulmans, il ne fallait pas dire des choses qui pourraient être mal interprétées, utilisées à tort, et il m’a dit aussi que tu allais te marier avec une musulmane qui te convenait parfaitement… Il était très en colère. Je n’ai pas pu répliquer… Et une heure après j’ai reçu un appel de Mamdou Kante qui m’a lui aussi menacé en me disant que nous marchions sur ses terres et que le colonialisme, c’était fini, qu’il avait écrit des travaux définitifs sur le devenir des Peuls en Europe et que ce n’était pas un anthropologue blanc et un doctorant oncle Tom de surcroit qui allaient le faire chier. Il a vraiment parlé comme cela. »

L’étudiant regarde ses pieds. 

Il sait que sa décision est déjà prise. Il sait qu’il ne peut pas faire autrement. La seule chose qui pourrait lui faire changer d’avis et qui ne lui fera pas changer d’avis, malheureusement pour tout le monde et surtout pour lui : Mamdou Kante est le référent international des études peules, invité partout, en Afrique, en France, dans les universités américaines, où il tient de lucratives conférences, il écrit des articles, dirige des thèses où rien de la réalité des Peuls migrants n’est vraiment vrai, où est tu tout ce qui pourrait, selon lui et ses assistants, être fâcheux pour la communauté. Ou dans la marge. Et s’il ne publie pas sa thèse rien ne changera. Sinon sa situation familiale. Car son père l'a menacé de l'exclure de la famille s'il continuait dans cette voie et s'il ne rompait pas avec Maïa, la Guadeloupéenne.

mardi 9 juin 2020

ECRIVAIN JEUNESSE



Son premier livre publié fut un succès. Un pavé de quatre cent cinquante pages qui le rendit célèbre à trente-deux ans en racontant sur un ton humoristique et désabusé la vie d’un homme de trente-cinq ans dans une ville de Dallas engluée dans l’argent et dans les préjugés sociaux et raciaux. Il manqua plusieurs prix importants au niveau national mais en obtint deux moins prestigieux sur la côte est. Ces récompenses ne plurent pas du tout, mais vraiment pas du tout, au gratin bien-pensant de Dallas, c’est-à-dire aux membres de la municipalité, aux notables de tout poil et aux professionnels du tourisme mais cela ne nuisit aucunement à son métier de charpentier, car les gens qui lui commandaient des travaux ne savaient pas qu’il était aussi écrivain ou, s’ils le savaient, ne l’avaient pas lu. En revanche, cela lui coûta son mariage.

L’histoire qu’il racontait avec cet entremêlement de couples qui se trompaient, qui couchaient ensemble, qui rompaient sans rompre tout en ne rompant pas, le paquet enveloppé dans une pesante atmosphère inter raciale, sa femme, Phoebe, étonnée, ne crut pas un instant qu’il s’agissait d’une œuvre d’imagination. « Tu me caches quelque chose… »
Il ne lui cachait presque rien mais il avait vécu avant elle. Elle demanda le divorce.

Son agent lui avait rappelé l’histoire connue des difficultés  qu'un auteur rencontre pour écrire son deuxième roman quand le premier a été un succès. Philip Mylan avait réfléchi, avait craint de se répéter et de faire moins bien, et, ne souhaitant pas mettre en danger son nouvel amour, il se décida pour la littérature jeunesse. Ses héros, Mark Twain et Roald Dahl, étaient bien inaccessibles mais il se persuada qu’il y arriverait. L’idée de changer de public, de ne pas toujours écrire le même roman, faire toujours le même film, de ne pas bégayer en quelque sorte, lui plaisait assez. Son métier de charpentier lui rapportait beaucoup d’argent, suffisamment pour faire partie de la classe moyenne aisée texane, il pouvait se permettre d'avoir la littérature comme danseuse. Mais il ne lui sacrifierait pas sa vie. C’est pourquoi changer de genre littéraire lui parut un défi excitant. 

Il avait repéré une jeune illustratrice dont il n’appréciait pas le style mais dont il pouvait être certain qu’elle lui amènerait des lecteurs. Amy Firehead fut contactée par son agent qui rapporta à Mylan qu’elle avait été enthousiaste à l’idée d’illustrer un auteur dont elle avait tant apprécié le premier roman. Il n'était pas dupe.

Il fallait désormais qu’il écrive. Il se mit à lire avec frénésie la littérature pour enfants et adolescents. Il comprit rapidement qu’elle était sur cotée mais qu’elle demandait une double discipline de fer  : celle de choisir les mots avec précision, comme peut le faire un poète  qui cisèle la langue, et celle de s'en tenir à un style qui corresponde aux canons de la profession, c’est-à-dire l’idée que les parents se font des lectures pour enfants et l’idée que se font les éditeurs de ce que pensent les parents sur les futures lectures de leurs enfants. Un des grands avantages de la littérature jeunesse, hormis pour les deux auteurs auxquels Mylan se référait, Twain, Dahl, sans compter J.K. Rowling, était que les livres pour enfants étaient généralement courts et ne demandaient pas de gros efforts, selon lui. Il allait donc se consacrer à ce qu'il considérait être des miniatures et ainsi pourrait -il continuer de monter sur les toits et de pratiquer son travail dix heures par jour puis écrire le soir avec ses gros doigts ornés de cals. 

Il fallait aussi qu’il s’occupe de sa nouvelle femme et de ses futurs premiers enfants. C’était au programme.

Il se rendit compte que sa maigre expérience des enfants était un fort handicap pour écrire des romans pour enfants. Pratiquement insurmontable. Il en parla à sa femme.
« Tu as des souvenirs d’enfance…
- Oui, bien entendu. 
- Il te suffit de t’en servir. Nous avons tous des expériences d’enfant où nous avons eu peur et où nous avons été sauvés par des adultes ou des amis imaginaires… N’est-ce pas une bonne base de départ ? »

C’était facile à dire.

Il commença par écrire de courts contes.
« Il était une fois un petit garçon qui montait sur les toits pour regarder le ciel… » Son agent fut agréablement surpris et l’encouragea dans cette voie. Quand il eut écrit dix contes d’une dizaine de pages l’agent soumit les textes à son illustratrice qui s’en empara immédiatement et les trouva délicieux. Il avait décidé que sa nouvelle femme, dont le ventre s’arrondissait, ne serait mise au courant de l’avancement de ses travaux que lorsque le livre serait publié. Le nouvel éditeur, le premier n’ayant pas de département Jeunesse, ne cessa de l’encourager et de le conseiller bien qu’il ne modifiât pratiquement rien à ses textes initiaux, des détails, des mots en trop, des mots qui auraient pu désorienter des enfants, des tournures de phrase trop lourdes, et autres. Les thèmes étaient solides, originaux, décalés. Il était content de lui. Mais il était surtout satisfait que son agent ait été aussi positif, aussi attentif, comme s’il avait encouragé un débutant plein de talent en lui laissant la bride sur le cou. 

Quant aux illustrations, à sa grande surprise elles lui plurent comme si Amy Firehead avait compris ce qu’il voulait alors qu’il ne lui avait rien communiqué en dehors de ses textes, bien entendu…

Un coursier vint lui porter les premiers exemplaires de son livre qui paraissait officiellement deux jours après et ce n’est pas sans émotion qu’il en apporta un à sa femme qui se reposait dans son lit à quelques jours de l’accouchement. Elle était fière d’avoir un mari charpentier qui publiait des livres. Il la laissa à sa lecture…

Quand elle le rejoignit dans la grande pièce qui s’ouvrait sur le jardin par une immense baie vitrée, il comprit immédiatement que quelque chose n’allait pas.
« Tu n’as pas aimé ?
- Au contraire, j’ai beaucoup apprécié. Je suis même émue que tu aies pu écrire avec une telle délicatesse et un tel sens de la nuance…
- Mais…
- Mais tu me fais peur.
- Peur ?
- Oui, il y a des histoires d’enfants qui meurent, d’enfants à qui il arrive des accidents ou qui sont malades ou qui guérissent miraculeusement, j’ai eu tellement peur pour notre enfant, j’ai imaginé qu’il s’agissait de rêves prémonitoires, on ne peut pas nous faire cela. »

Philip Mylan la prit dans ses bras pour la consoler.
« Cela n’arrivera pas… »
Elle pleurait sur son épaule : « Il faut m’excuser, je suis tellement sensible en ce moment. »

Il comprenait. Il comprenait d’autant plus que, par superstition, il avait failli se censurer et renoncer à certaines scènes qui auraient pu paraître annonciatrices de malheurs.

Il ne savait pas quel écrivain avait écrit qu’un bon écrivain ne pouvait que mettre ses proches en danger. Le charpentier convint que c'était la deuxième fois que cela lui arrivait. Etait-il un si bon écrivain ? Il espérait surtout que sa femme ne penserait pas au divorce…

(Versailles, le jeudi 4 mai 2020)

jeudi 4 juin 2020

DECA : L'INGENIEUR ET LE CARDIOLOGUE


Jacques Lima est considéré par ses collègues comme un bourreau de travail et pourtant il a l’impression de traîner sa flemme dans les bureaux où il occupe un poste stratégique de directeur d’unité. Il s’ennuie, convaincu de la médiocrité de ses collègues ingénieurs des grandes écoles, son ego est loin de ne pas être hypertrophié, et de leur incapacité à concevoir la vie autrement que comme une usine à fric et à plaisirs dont ils ne peuvent profiter pleinement que si les autres savent qu’ils les éprouvent, c’est-à-dire en remarquant la présence des signes extérieurs de richesse qu’ils étalent.

Il s’ennuie donc en travaillant beaucoup et gagne terriblement bien sa vie en ne faisant rien d’intéressant à ses yeux, il faut bien vivre, mais ses supérieurs le trouvent brillant, créatif et d’un esprit pratique à toute épreuve. Tout au plus lui reprocherait-on sa suffisance. Il arrive tôt le matin, mais pas trop car c’est considéré comme vulgaire, et part tard au moment où les décisions importantes auraient pu être prises dans la décontraction vespérale des réunions entre chefs de service mais ne le sont pas car la procrastination est un art qui rend la vie de bureau relativement acceptable.

Il s’ennuie avec des imbéciles mâles dont l’occupation favorite est de séduire tout ce qui passe autour et alentours alors que lui pratique la galanterie à la française en ayant pris comme principe de base de ne jamais toucher et encore moins de passer à l’acte. Le travail, ce n’est pas fait pour cela. Quant aux imbéciles femmes qui se prêtent à ces jeux dangereux il tente de les ignorer pour ne pas aller à l’encontre de sa règle précédente.

Cette existence paisible et passionnée, il a déjà mené à bout et avec succès des projets internationaux de grande envergure dans cette société privée cotée en bourse classée dans les dix premières du CAC 40 qui vit de la générosité de l’État actionnaire et de contrats d’Etat complaisamment accordés, s’est interrompue un jour quand sa femme lui annonça « que c’était fini ». Il n’avait rien vu venir et la nouvelle le dépita, son orgueil, puis il se dit, il pensa quand même aux enfants qu’il allait moins voir, qui allaient grandir sans lui, bla-bla-bla, que c’était une occasion inespérée de « changer de vie ». Il évita par principe de jouer les mater dolorosa, il se moquait en disant les pater dolorosus, il resta digne et il comprit rapidement l’inanité de tout ce à quoi il s’accrochait auparavant. Mais, une fois le décompte fait, il s’aperçut qu’il ne lui restait plus grand-chose et seulement un sentiment de vide et d’inutilité. 

Fernand Sabiaud, il l’a rencontré dans un club de luxe à Cuba. Médecin cardiologue, il l’annonce au bout de trois secondes quand il parle pour la première fois avec un inconnu, jeune divorcé, il sait tout sur tout. Il en sait un peu moins sur le sexe qu’il ne le prétend mais Jacques Lima n’est pas vraiment un spécialiste mondial de cette spécialité car, durant ses huit années de mariage, il a coché la case fidèleet s’y est tenu. Ils ont discuté au bar, sur la plage, draguouillé, baisé, fumé des cigares et ils se sont revus à Paris.

Ils ont très vite compris qu’ils n’étaient pas du même monde bien que la profession respective de leurs parents, leurs trajets sociaux, leurs habitudes sociétales, leurs idées politiques, fussent très proches. Sabiaud se prétend un intellectuel versé dans les lettres (bien qu’interne et chef de clinique de Paris) et Lima se prétend un intellectuel versé dans les sciences (il est polytechnicien). Sabiaud a décidé d’emblée que cardiologue, c’est mieux que polytechnicien. Lima a compris que du haut de sa chefferie de cardiologie dans un hôpital de banlieue Sabiaud le méprise. Lima, dont le nom est respecté et dont les œuvres sont appréciées au-delà des frontières, les missiles qu’il a mis au point sont connus de tous les chefs d’État-major des armées du monde, ne sait pas comment la réputation de cardiologue de Sabiaud est vécue par ses confrères. Et il ne cherche pas à le savoir. Quoi qu’il en soit, Sabiaud « se la pète » et Lima se demande bien pourquoi il a tant de morgue alors qu’une discussion lui a montré que le cardiologue, question mécanique des fluides, il s’occupe bien du sang, non ?, n’a pas dépassé le niveau du cours préparatoire… Mais bon. 

Ils mangent ensemble de loin en loin car ils partagent une triple passion, les vins de bourgogne rouges, le ris de veau et les rognons. Leur mission commune est de trouver une fois par mois un restaurant où manger à Paris ou en banlieue, pas un trois étoiles trois macarons, trop facile, non, une adresse hors des sentiers battus, cuisine traditionnelle et vins à prix raisonnables, très compliqué, donc, pas connue des guides et des sites internet… L’erreur serait ensuite d’en parler sur les réseaux sociaux de peur que tout le monde ne s’y rue et que les cuisiniers ne changent leurs habitudes en raccourcissant les portions et en augmentant les prix… 

La vie sexuelle de Sabiaud, il en parle beaucoup, semble tournée vers le petit personnel des hôpitaux, et notamment les jeunes femmes, qu’il fréquente assidument. Il prétend que c’est pour se distraire avant de rencontrer la fameuse cardiologue avec qui il rêve de se marier. Son mariage précédent, avec une non-cardiologue, l’avait convaincu que, de même qu’un catholique doit se marier à une catholique ou un blanc avec une blanche, un cardiologue doit se marier avec quelqu’un de son rang et de son métier, cela facilite les rapports. 

Lima écoute, ne dit rien, parle peu de lui-même selon le vieil adage qui prétend que ceux qui parlent le plus de sexualité en font le moins, il ne dit rien mais en fait peu quand même. Contrairement à ce à quoi il s’attendait, son divorce l’a détruit et a rendu problématique sa fréquentation des femmes. Il n’est plus comme avant. Il envie ceux ou celles qui s’éclatent après une séparation avec des partenaires multiples. Il n’est pas fait pour cela.

Lima, qui n’est pas un littéraire et qui n’éprouve aucun regret de ne pas l’être, et il aura tout le temps de se rendre compte que Sabiaud n’est qu’un fieffé poseur dont le vernis culturel est mince, s’étonne que le cardiologue puisse être aussi suffisant, comme si le fait de s’occuper de patients lui donnait une valeur définitive sur quelqu’un qui créait des missiles pour tuer des gens…

Un jour, Lima invite Sabiaud chez lui à dîner. C’est la première fois. Après de longues recherches il a trouvé une très bonne bouteille de bordeaux chez son caviste et il a décidé que ce serait une dégustation à l’aveugle. Il débouche la bouteille une heure avant que son ami n’arrive, l’aère, la carafe et dissimule la bouteille vide. Sabiaud arrive à l’heure avec une bouteille de bourgogne, un cru exceptionnel, mais Lima le lui reproche : il était convenu que nous ferions une dégustation de mon choix. » Sabiaud ne semble pas ennuyé :  « Nous la boirons à un autre moment. »

Le repas est un classique de Lima qu’il propose toujours la première fois qu’il reçoit un ou des invités : c’est facile à faire, c’est très bon et ça impressionne. Sabiaud a beaucoup de mal à reconnaître le cru et ce, d’autant plus, qu’il est persuadé qu’il s’agit d’un bourgogne. Il le trouve excellentissime, il le commente avec l’enthousiasme d’un sommelier qui manie des adjectifs et des arômes pour vendre une bouteille à un riche convive. Il se plante lamentablement, il se permet pourtant de proposer un lieu probable, un coteau, un cépage, un propriétaire et une année. Mais plus il parle et plus il se trompe. Quant à l’attitude de Lima devant tant d’erreurs, d’à-peu-près et de stupidité, elle est plutôt du style de celle d’un cardiologue en train de regarder un médecin généraliste commenter un électrocardiogramme : méprisante.

Au moment de l’annonce, la réaction du cardiologue est terrible. Il est hors de lui, il crie, il éructe, l’effet du vin probablement qui passe mal, il se demande comment Lima a pu lui faire subir une épreuve pareille, une humiliation aussi mesquine, il ne se rend pas compte qu’il est ridicule, mais il ne le reconnaîtra pas, il est fou de rage. Lima est gêné. Il n’aurait pas dû. Ce n’était pas gentil. Il lui présente de plates excuses. Mais ce qui le gêne le plus : cette réaction disproportionnée, cette sorte de rage folle. Comme si l’ego du médecin avait été piqué là où cela lui faisait le plus mal. Il l’imagine dans son service, hurlant après un subordonné qui a égaré un crayon.

Il se calme. Ils se calment. Ils ont déjà parlé ensemble de la sottise des dégustations en aveugle ou des écoutes en aveugle : ce n’est pas la vraie vie.

Lima lui propose un café. Sabiaud, pas encore tout à fait apaisé, lui dit « volontiers » en lui précisant pour la énième fois depuis qu’ils se connaissent qu’il ne prend jamais de vrai café après quatorze heures, « ça m’empêche de dormir » et il lui fait pour la énième fois un cours sur la cinétique de la caféine dans le corps humain et sur ses effets sur l’organisme. L’ingénieur écoute religieusement : il a des choses à se faire pardonner. 

« Un court ou un long ? » demande Lima depuis la cuisine. « Un expresso. » Sabiaud décide que l’ingénieur comme il l’appelle est désormais son futur ex-ami , il est bien décidé à ne plus jamais le revoir, ce blind-test a été un supplice . Il s’enfonce dans un des grands fauteuils du salon, les yeux mi-clos, savourant son ivresse. Lima sort de son armoire une de ses capsules préférées, force neuf et une capsule de décaféiné de la même vigueur. Sabiaud entend la machine siffler deux fois et Lima apporte les deux tasses sur un petit plateau.

« Il est bon ton déca… »

Les deux hommes se quittent réconciliés mais le cardiologue est encore énervé.

Lima reçoit un texto vers sept heures le lendemain matin. « Salut, excuse-moi encore pour hier soir. J’ai dormi quand même du sommeil du juste. Je t’appelle dans la journée. »

Lima, du savon à barbe frais sur ses joues, sourit. Hier soir il a échangé les tasses et le cardiologue a bu un force neuf caféiné et a pourtant dormi comme un blaireau. Il ne lui redemandera pas un cours sur la pharmacologie de la caféine.
(Versailles, le 26 décembre 2019)

Illustration : Plantation de café sur les hauts plateaux kenyans (photographie personnelle)

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