Elle lui avait dit d’emblée qu’il n’était pas possible qu’elle quitte ses enfants.
« Je ne te demande pas de quitter tes enfants, je te demande de quitter ton mari. » Elle avait souri puis elle avait répondu : « Ce n’est pas négociable. Si je quitte mon mari, je détruis ma famille et c’est contre mes principes d’engagement. »
Il avait eu beau argumenter, il avait trouvé toutes les bonnes raisons du monde et il les avait développées avec élégance, c’est un homme fin et cultivé, c’est aussi pour cela qu’elle l’apprécie, mais elle était restée sur son refus. Elle lui avait aussi dit : « Tu es un homme, comporte-toi comme un homme, profite de la situation, ne prend pas de décisions, garde ta femme et tes enfants avec, en plus, une maîtresse qui t’aime et qui ne pense qu’à toi… C’est-y pas un beau programme ? »
Cela ne lui convenait pas. Était-ce une posture ?
Il n’aimait pas les situations ambiguës, non pour des raisons morales, tromper sa femme avec la femme de son meilleur ami, mais plutôt pour des raisons pratiques : il savait qu’un jour ils seraient découverts et il appréhendait ce moment, celui des complications, des règlements de compte, des reproches, du ressentiment, de la jalousie. Il savait comment cela allait se passer : le dénouement serait sanglant au propre et au figuré.
Elle : « Tu ne penses pas qu’en nous dévoilant maintenant cela ne serait pas sanglant… - J’avoue… Mais au moins nous aurons dissimulé moins longtemps. Ce sera un reproche de moins. »
La situation était intenable. Il passait des nuits, allongé à côté de sa femme qui se demandait pourquoi son sommeil était si agité, à peser le pour et le contre : dire maintenant ou attendre de se faire prendre.
Lui : « Nous avons encore un avenir. Nous sommes encore jeunes, nous avons toute la vie devant nous et nous nous privons de vivre un amour que nous n’avions jamais connu auparavant. »
Elle : « Je ne dis pas le contraire mais j’ai décidé que les enfants comptaient plus que le reste. - Nous n’avons qu’une vie ! - Et eux-aussi. »
Ils avaient envisagé la situation des centaines de fois et la conclusion qu’ils en tiraient, ils étaient toujours accord : ils étaient faits l’un pour l’autre mais les circonstances avaient voulu qu’ils s’étaient rencontrés trop tard et que leur vie était déjà trop entamée pour qu’ils en changent… Une autre interprétation était possible : ils ne s’étaient pas rencontrés trop tard, c’est parce qu’ils s’étaient rencontrés tard, qu’ils pouvaient apprécier leur entente à la lumière de ce qu’ils avaient vécu auparavant.
Elle lui avait souvent fait peur en lui racontant ce qui se passerait s’ils se déclaraient. Les cris, la fureur, les disputes, les avocats, les bons conseils, les enfants perturbés, les divorces, les agents immobiliers, les gardes partagées ou non, le casse-tête des enfants pour les vacances, pour les week-ends, les familles recomposées, une sorte d’enfer domestique qui n’en finirait jamais. Les histoires d’amour finissent mal en général… mais les divorces commencent et ne finissent jamais. Surtout pour les enfants, ajoutait-elle.
Il avait fini par lui dire « Mais tout le monde fait ça… » sans se convaincre lui-même tant les exemples qu’ils avaient devant les yeux leur paraissaient désastreux. La littérature sociologique des divorces se résume à ceci : cela se passe toujours bien en général (statistiquement) et très mal en particulier. Les cabinets de psychiatres et de psychologues sont remplis de divorcés et d’enfants du divorce mais c’est sans doute un prétexte trouvé pour se plaindre.
Ainsi allaient-ils ne pas se séparer, ainsi allaient-ils vivre dans la clandestinité, mentir, cacher et, peut-être, s’amuser encore plus que s’ils étaient passés par la case transparence.
Elle ne lui avait pas dit : la différence entre nous sera que j’aurai la garde des enfants et que tu ne l’auras pas. Ce sera pitoyable.
Elle lui fit promettre qu’il faudrait qu’ils avouent si leur vie devenait intenable. Il avait soupiré. Nous arrive-t-il vraiment de dire la vérité à ceux que l’on aime ? Et quand on ne s’aime plus il est trop tard. Leur vie n’était pas vraiment intenable. Il leur arrivait même en plaisantant de se comparer à des agents infiltrés chez l’ennemi, et la série The Americans les avait bien fait rire tant elle était peu réaliste et… intenable. Elle : « Notre vie n’est-elle pas invraisemblable ? » Lui : « Non, trop vraisemblable : compliquée mais excitante, si on veut. »
Et ils ne pouvaient en parler à personne. C’était leur secret.
Lui redoutait plus qu’elle que leurs doubles vies ne finissent par ne plus les intéresser, voire qu’elles se banalisent, qu’elles les lassent, qu’elles ne redeviennent aussi insignifiantes que leurs vies officielles et maritales.
Mais ils y échappèrent.
Comme de vulgaires espions, et ils auraient préféré ressembler à ceux de John le Carré plutôt qu’au couple d’infiltrés soviétiques de la série, bien que chez le Carré les histoires finissent toujours par mal tourner, ils avaient des codes, des cachettes, des routines, des signes, des façons d’échapper à l’ennemi.
Ils se sentaient, lui plus qu’elle, nostalgiques d’une vie qu’ils auraient pu mener s’ils s’étaient connus avant et coupables de ne pas avoir divorcé.
Les deux familles habitaient dans la même ville. Leurs enfants fréquentaient presque les mêmes écoles. Ils avaient presque les mêmes revenus et déclaraient leurs impôts dans la même tranche marginale des trente pour cent.
Alors, pourquoi refusait-elle le divorce ? Il finit par abandonner, cesser de le lui demander, et se contenter de cette existence bancale. Elle avait raison : les hommes, et lui en particulier, s’accommodaient et finissaient par s’accommoder de l’absence de conflits en reculant bravement devant les complications.
Un soir, c’était une soirée d’automne, la rentrée des classes venait d’avoir lieu, il faillit craquer. Il buvait une bière avec son meilleur ami, Pierre, son ami d’enfance, d’adolescence, d’homme, celui qu’il trompait avec sa femme, et ils étaient en train, non de refaire le monde (il était beaucoup trop tard pour qu’ils en aient le courage ou l’espoir), mais de ressasser leurs souvenirs qui remontaient à la classe de quatrième, avec, comment dire, une nostalgie critique, une ironie acérée qui, à leur grand déplaisir, étaient toutes les deux teintées de ce sentimentalisme qu’ils redoutaient quand ils étaient très jeunes…
A la troisième bière il était sur le point de parler mais ce fut Pierre qui se lâcha : « Tu sais, cela commence à se voir que tu as une copine… - Hein ? - Oui, je te connais bien, je suis ton meilleur ami, j’ai remarqué, et si j’ai remarqué il est certain que Lina va le remarquer, que tu n’es plus comme avant, tu as l’air heureux et inquiet et derrière ça, il ne peut y avoir qu’une femme… »
Il était pétrifié. Le moment tant redouté était sur le point d’arriver. Pourtant, le calme de Pierre, sa façon paternelle de lui parler, était plutôt rassurant : Pierre n’avait pas compris qu’il sortait avec sa femme. Il était donc temps pour lui de se trouver une maîtresse imaginaire.
(Versailles, le 8 août 2021)
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