Quand elle découvrit dans Le Figaro l’article de Cirus critiquant le concert de l’avant-veille au théâtre des Champs-Élysées, elle eut du mal à s’y plonger. Elle finit par le lire mais en sautant des paragraphes, des lignes, des bouts de phrases, des mots si bien qu’elle l’avait parcouru sans en avoir épuisé les détails mais en ayant compris le sens : le fameux Cirus avait écrit un inattendu papier au vitriol contre son époux de pianiste. Ce n’était pas la première fois qu’un critique se laissait aller à tirer sur la diva mais elle saisit que si elle lisait mot pour mot cette critique-là, ce qu’elle ne fit jamais, elle serait non seulement effrayée mais transformée. L’article était sobrement intitulé « Une soirée ratée ».
Elle se demandait comment Aloysus allait réagir. A vrai dire, elle ne se le demandait pas. Elle le savait. Son mari prétendait se moquer des critiques mais il préférait qu’elles soient bonnes, ce qui était le plus souvent le cas, que mauvaises et trouvait, dans ce cas, qu’elles étaient à côté de la plaque : lui-seul était capable de se trouver des défauts.
« Aloysus Bertrand nous proposait hier soir un programme alléchant. Et comme d’habitude quand il se produit à Paris la salle était comble, c’est à dire à moitié pleine en raison des contraintes sanitaires, elle bruissait, les futurs auditeurs étaient tellement contents d’en être, tellement contents et fiers d’avoir pu trouver une place en cette période de disette musicale, ils se regardaient comme des happy fews, des privilégiés, l’élite de l’élite des mélomanes fortunés et intellectuellement bien pourvus. Et ces fans, ces groupies, ces thuriféraires, chuchotaient, se regardaient, s’extasiaient, attendant le moment où ils pourraient pousser des cris à l’arrivée de la légende vivante du piano, la légende française qui plus est, une exception confirmant la règle Nul n’est prophète en son pays, cette France qui aime tant dénigrer ses gloires et préférer les étrangers jusqu’à ce que les mélomanes britanniques, états-uniens ou japonais la rappelle à ses devoirs d’admiration à l’égard de nos compatriotes.
« … Aloysus Bertrand est connu pour ses interprétations fulgurantes de Chopin et de Beethoven. On se rappelle à Munich ce fantastique concert où le public l’a acclamé debout pendant près de vingt-cinq minutes…
« …Mais l’autre soir Bertrand n’y était pas. On aurait dit, quand on l’entendit jouer le deuxième impromptu de Schubert, qu’il avait perdu la grâce. Tout sonnait faux… Et ne parlons pas de ce prélude de Rachmaninov où il semblait manquer du sang-froid nécessaire pour être à la hauteur de sa réputation… »
Quand les critiques étaient bonnes, voire élogieuses, Jeanne-Paule ne disait rien, elle le laissait venir, elle attendait qu’il se manifeste… Quand elles étaient mauvaises, elle prenait les devants dans le genre « T’as vu ce qu’a écrit ce crétin de machin, tu crois qu’il connaît quelque chose à la musique ? »
Ce jour-là et les jours suivants il fit comme si de rien n’était. Elle interpréta cette attitude comme une preuve qu’il avait lu la critique et qu’il ne voulait pas en discuter ou qu’il craignait ce qu’elle lui dirait. Mais elle ne disait jamais rien ou répétait toujours la même chose. Était-il toujours aussi persuadé que quoi qu’elle en pense, elle le soutiendrait ? Avait-il peur qu’elle se départisse de son attitude bienveillante et qu’elle commence par dire « L’autre soir, tu n’y étais pas… » ?
Ce qui la gênait le plus fut qu’il pût lui reprocher de ne lui avoir rien dit alors que « le rôle d’une épouse, quand même, c’est de dire la vérité, d’avertir, pas de mentir… pour protéger son mari des mauvais coups des autres… »
L’autre soir elle ne l’avait pas trouvé à son aise mais, et cela elle ne pouvait pas plus le lui avouer, cela aurait été trop, que cela faisait des années qu’elle ne l’écoutait plus… Elle était là, présente, la femme du maestro, attentionnée, attentive aux détails, désamorçant les futurs ennuis, arrondissant les angles, évitant que ce qu’il n’aimait pas, des choses futiles, un contretemps idiot, une loge mal rangée, un bouquet de fleurs intempestif, ne survienne, elle aimait donc son mari, certes, mais ce n’était plus parce qu’il était un pianiste célèbre, il y avait d’autres raisons bien plus subtiles et plus profondes. Elle était toujours là, elle assurait l’intendance, elle appréciait les applaudissements, les bravos, les bis, les ovations, mais elle était bien incapable de juger ce qu’il jouait. Elle était devenue sourde. Elle avait non seulement perdu tout esprit critique mais elle n’avait plus les moyens de l’exercer.
Elle craignait qu’il ne sache qu’elle avait lu la critique, il ne pouvait pas en être autrement, et que le fait qu’elle n’ait pas réagi signifiait qu’elle n’avait rien à dire pour le défendre. A moins qu’il ne se soit rendu compte de rien. Qu’il ait souhaité simplement ne rien entendre venant d’elle ou que son niveau de notoriété, l’ensemble de son œuvre, le rendait imperméable à des jugements émanant de personnes qu’il méprisait. Il méprisait les critiques.
Elle l’avait séduit puis aimé parce non pas parce qu’il était un musicien déjà célèbre mais parce qu’il lui plaisait physiquement et intellectuellement. Qu’il fut la coqueluche des femmes qui souhaitaient non seulement passer dans son lit mais le faire savoir et, en plus, critiquer sa façon de faire l’amour, l’avait excitée.
Elle l’aimait toujours mais elle n’aimait plus le pianiste, non pas que son style, son inspiration ou sa technique aient changé, il lui semblait même qu’il jouait mieux qu’avant, mais parce que son pianiste de mari lui avait déjà tout dit musicalement. Elle n’était plus surprise. Elle ne frissonnait plus quand il interprétait si bien Beethoven, ah, cet allegro con brio de la vingt-et-unième sonate, mais elle frissonnait de peur qu’il rate son interprétation et ne fasse plus frissonner les pimbêches du premier rang.
Elle s’est toujours rappelé cette chanson de Michel Berger, et son mari n’aurait pas aimé qu’elle puisse avoir des goûts si vulgaires, la chansonnette, « La groupie du pianiste », une chanson qui l’avait beaucoup touchée et qui, pourtant, ne correspondait en rien à sa situation. Elle n’avait jamais été amoureuse d’un égoïste. Elle avait été amoureuse, elle était désormais sentimentalement affectueuse pour un homme qui lui avait permis d’entrer dans le monde très clos des grands pianistes et des grands musiciens. Dans un monde qui lui avait permis de s’extasier d’elle-même : il est même probable que son nom restera dans l’histoire de la musique comme la fidèle compagne du grand pianiste, une femme qui aura sacrifié sa vie pour une diva.
Mais elle avait abandonné depuis longtemps la musique.
Elle se dit que lors du prochain concert, dans une semaine à Bâle, elle essaierait d’écouter jouer son mari.
(Versailles, le 15 juillet 2021)
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