jeudi 16 juillet 2020

CHARITE



Quand Maxime Venet sort de chez lui pour se rendre à son travail, il porte un beau costume gris anthracite qui est le standard pour les cadres dirigeants du siège de la grande banque d’affaires dans laquelle il travaille. Quand il rencontre sur son chemin une ou plusieurs personnes qui font la manche il s’est convaincu une fois pour toutes de ne leur accorder aucune attention, de ne leur adresser aucun regard, de fixer un point droit devant lui afin de ne pas se laisser distraire et pourtant de répondre « Bonjour Monsieur » ou « Bonjour Madame » si l’une d’elles lui adresse la parole.

En revanche, vingt minutes plus tard, quand il sort de la station de métro Quatre-Septembre, et il est en général huit heures trente-cinq, il donne systématiquement une pièce de deux euros à la première personne qu’il rencontre et qui mendie. Il est convenu avec lui-même qu’il s’agissait de sa B.A. quotidienne et qu’il pouvait ainsi être tranquille pour la journée. Il donne donc environ quarante euros par mois, soit quatre cent quarante euros par an en moyenne compte-tenu du nombre moyen des jours où il travaille, afin de soulager son âme à fonds perdus puisqu’il ne peut pas déclarer ces sommes aux impôts comme lorsqu’il fait chaque année un chèque pour Médecin Sans Frontières ou pour Les Apprentis d’Auteuil

Maxime Venet préfèrerait qu’il n’y ait pas de personnes faisant la manche dans les rues de Paris, il doit bien y avoir une association Paris sans pauvres, mais il est convaincu que ce n’est pas possible. Il y a toujours eu des mendiants, il y en aura toujours. Comme il y aura toujours des gens qui fument des cigarettes ou qui boivent de l’alcool. Il existe sans doute une association Paris sans tabac ou Paris sans alcool. La comparaison pourrait paraître hasardeuse mais l’argument lui a été soufflé par un de ses amis médecins, un argument qui a touché sa fibre statistique, pas sa fibre sociale, en lui parlant de courbe de Gauss sociétale. Car Venet est économiste dans sa banque, il manie les chiffres, les équations, les lois normales ou non, il fait des prévisions, il sait ce qu’est un calcul de probabilités ou une modélisation mathématique et il sait aussi combien l’utilisation des mathématiques dans son métier impressionne les idiots et convainc les imbéciles.

Il aime assez l’idée qu’il y aura toujours des pauvres, ça le rassure. Quel que soit le pays, quel que soit le régime politique, quelle que soit l’organisation sociale, ils existeront, on les cachera ou non, comme il y aura toujours des fumeurs, des buveurs, des utilisateurs de drogues illicites, c’est aussi simple qu’une distribution gaussienne de la vie. Il y aura également toujours des personnes qui lutteront contre la pauvreté, contre le tabagisme, contre l’alcoolisme, des personnes qui aideront les gens à s’en sortir personnellement ou en faisant des donations et des personnes qui ne feront rien. Ainsi des personnes le font-elles de façon individuelle, comme Maxime Venet, non, ce n’est pas ironique, qui donne deux euros par jour à la première personne qu’il voit mendier à la sortie de la station de métro Quatre-Septembre et qui fait des chèques tous les ans à des associations caritatives pour payer moins d’impôts. D’autres personnes s’unissent de façon organisée, dans des associations, laïques ou confessionnelles, dans des syndicats, voire dans des partis politiques pour aider les personnes qui sont à la rue. Ils donnent plus de deux euros par jour, ils donnent du temps de leur propre vie. Quand il est en grande forme, Maxime Venet les appelle, sans rire, des dames patronnesses. 

Maxime Venet n’est jamais clair avec lui-même. Sur aucun sujet. Il aimerait tant pouvoir être concerné par la phrase « Heureux les pauvres en esprit » mais il n’est ni pauvre ni sans esprit.

A cinquante-six ans, et bien qu’il ait beaucoup réfléchi à la question, il n’a jamais résolu le problème de la pauvreté. Il ne faut pas se moquer : personne en ce bas monde n’a encore résolu et ne résoudra jamais le problème de la pauvreté. Plus précisément, il veut dire ceci : « Je n’ai pas résolu mon problème vis-à-vis de la pauvreté. » En réalité, il le sait : il n’a jamais résolu son problème de donner ou ne pas donner à une personne qui mendie dans la rue. C’est son problème de la pauvreté. 

Il n’y réfléchit pas tous les jours. Il lit sur internet un article sur l’effet de ruissellement. L’effet de ruissellement est un argument de super riches affirmant que plus les super riches sont super riches et plus les pauvres en profitent. Il a été démontré par d’éminents économistes que c’était faux. Il en tire la conclusion suivante, mais il n’avait pas besoin de cela pour le comprendre : donner deux euros au premier mendiant venu à la sortie de la station Quatre-Septembre n’a aucun sens. La version de gauche du ruissellement existe : une société juste supprimera les pauvres. Il ne sait pas ce que pourrait être une société juste hormis sur une planète idéale, et, quoi qu’il en soit, il n’y croit pas : c’est une notion anti Gaussienne.

Maxime Venet s’interroge toujours. Sur tout et sur rien. Sa femme lui répète : « Tu as poussé l’art de la procrastination intellectuelle à un niveau jamais égalé. Tu devrais publier. » Et justement, il a essayé de clarifier sa pensée. Il a écrit trois phrases sur une feuille blanche qu’il aurait pu ériger en principes :

Ta main droite ne doit pas savoir ce que fait ta main gauche (les Évangiles)
Il est plus facile de faire la charité à cent kilomètres de chez soi qu’à cent mètres de chez soi (proverbe indien)
La charité s’épuise au moment où les autres apprennent que tu la pratiques (anonyme)

Ce sont des mantras qu’il a toujours répétés autour de lui.
Il y rajoute, pour faire bonne mesure, la définition du kitsch kundérien qu’il a adaptée à la situation :

Le kitsch fait naître coup sur coup deux larmes d’émotion : la première dit : comme c’est beau de faire la charité à un mendiant, la deuxième : comme c’est beau d’être ému avec toute l’humanité à la vue de quelqu’un qui fait la charité à un mendiant.

Voilà.
Alors ?

Maxime Venet sait qu’il n’en fait pas assez et il s’en sent coupable. Sa femme le lui a dit souvent. Elle est plus généreuse que lui. Mais le problème du kitsch est le suivant : comment peut-il parler de sa charité sans que sa charité n’apparaisse comme une manifestation de son ego ou de sa bonne conscience étalée au vu et au su du monde ? Même vis-à-vis de sa femme et de ses enfants.

Quand il sort dans la rue avec ses enfants ou avec l’un de ses enfants, il ne donne jamais de pièce. Il dit bonjour à ceux qui lui adressent la parole pour lui demander de l’argent mais il ne donne jamais rien. Ses enfants, quand ils étaient petits, ne lui ont jamais posé de questions. Plus tard il leur a répondu ceci : « La charité ne se montre pas, elle se cache, elle ne regarde que la personne qui donne, pas la personne qui la regarde donner, vous ne pouvez pas, vous ne pourrez pas savoir si je donne ou si je ne donne pas, mais, contrairement à ce que je devrais faire, je peux vous dire qu’il est plutôt bon de donner  » Principe numéro trois.

Il a aussi regardé avec attention le budget des organisations caritatives et ce qu’il y a vu l’a sidéré : trop de frais généraux, trop de voitures de fonction, trop de voyages gratuits, trop de népotisme. Les multiples scandales qui ont éclaté ici ou là ne l’ont pas incité à parrainer un enfant à Phnom Penh ou à Douala (principe numéro 2). Que lui reste-t-il à faire ?

Comment peut-il faire pour dire à sa femme ou à ses enfants, sans se contredire bien entendu, pour sa femme dans l’intention de se donner en exemple, pour ses enfants, pour tenter de leur donner l’exemple, qu’il donne, qu’il fait la charité et que, même, à l’insu de tous, il fait un chèque annuel conséquent à l’organisation Femmes en Détresse de sa ville ?

Il a donc décidé de mentir pour se punir.

Comme donner de si petites sommes ne sert à rien pour vaincre la pauvreté dans ce pays, ou ce serait comme on dit tenter de vider l’océan avec une cuillère à café, comme il n’est pas possible de vaincre la pauvreté sans changer le système mondial, ce à quoi il n’est pas prêt et, d’ailleurs, les solutions ne lui semblent pas évidentes, comme donner et le faire savoir est contraire à ses principes moraux, il a donc décidé, contre toute logique, contre toute éthique de cesser de donner.

Mais sa perversité est la suivante : désormais il ne donne plus, tout en suggérant qu'il donne (comment un homme comme lui d'ailleurs pourrait ne pas donner ?), en affirmant sans cesse ne pas pouvoir le dire puisque cette révélation détruirait la valeur positive de son geste... Il gagne sur tous les tableaux : il ne donne rien et il profite du regard des autres qui pensent qu'il le fait.  Selon Maxime Venet il vaut mieux être franchement un homme mauvais que mal à l’aise avec sa conscience.

(Versailles, le 16 juillet 2020 puis le 30 juillet de la même année)

samedi 11 juillet 2020

LE CONNARD


La première chose qu’elle s’est dite : comment réagir ? La première chose qu’elle a ressentie : une énorme colère. La première chose qu’elle lui a dite : « Non. » Mais il fallait passer à la suite. C’était le plus difficile.

Quand le chef d’atelier lui a fait des propositions malhonnêtes après lui avoir touché l’épaule gauche avec la main droite, elle eut un moment de recul disproportionné.
« Cela vous prend souvent ? »
Elle vit un sourire dont elle eut du mal à discerner sur le moment ce qu’il exprimait : puissance, domination, arrogance, impunité. Il ne pouvait imaginer à quel point elle le trouvait moche et non désirable. Elle n’imaginait pas même qu’il puisse une nouvelle fois l’approcher.

« Madame fait la sainte-nitouche ?
Il se rapproche d’elle à nouveau.
« N’avancez pas ou je crie.
- Tu crois que tu me fais peur ? Tu crois que tu es la première qui m’ait dit non pour dire oui ensuite… »
Il essaie de la prendre par les épaules et de l’embrasser. Elle lui met un grand coup de genou dans le bas ventre.
« Je te promets que tu vas le payer… »

Elle sort précipitamment du bureau et appelle du vestiaire sa meilleure amie qui est comme elle ouvrière dans cette usine de décolletage. Elle est déjà partie.

Elles se retrouvent plus tard dans la journée et prennent un café. 
« Qu’est-ce que je dois faire ?
- Porter plainte.
- Il n’a pas fait grand-chose… et je n’ai pas de preuves.
- Il a fait plein de choses à d’autres.
- C’est ce qu’on dit…
- Tu ne les crois pas ?
- Non, mais il faut avoir des preuves sinon on passe pour des idiotes.
- Je ne te l’ai jamais dit mais il a essayé de me serrer dans un coin.
- Quoi ? Tu ne m’en avais jamais parlé…
- Non. Mais maintenant que tu t’es lâchée…
- Et t’as fait quoi ? 
- Rien.
- T’en as parlé à ton mari ?
- Non, j’avais la trouille qu’il lui défonce la tronche.
- J'hésite à en parler à Robin. Qu'en penses-tu ?
- Cela risque de faire mal…
- Oui. Il faudrait que l’on sache combien on est à s’être fait harceler par ce connard… »

Elle a mal dormi. Elle n’a rien dit à son mari. Demain, elle parlera à la déléguée syndicale. Puis elle se demande si c’est une bonne idée, on dirait qu’elle l’a à la bonne, le connard. 

Elle franchit la porte de l’usine, six heures trente, comme d'habitude, elle pointe, elle regarde les filles, elle ne distingue rien, elle ne discerne aucune faille dans leurs figures, elle ne pourrait pas dire qui a cédé au connard, laquelle, lesquelles, si ça se voit, si ça se voit sur sa propre tête ce matin… L’atelier lui apparaît différemment. Puis elle voit le connard. Elle a l’impression qu’il la regarde de façon… goguenarde. A la pause elle demande à Jocelyne si le connard lui a déjà fait des avances… « Pourquoi, il t’a fait quelque chose ? - Non, comme ça. »

Elle rumine, elle pense qu’elle devrait en parler à Robin malgré les conséquences possibles, qu’elle lui doit la vérité, mais quelque chose la retient. Quelque chose de moche. Elle ne voudrait pas mettre le feu aux poudres. Autre chose : et si elle écrivait un courrier anonyme à la femme du connard… Si elle lui disait que depuis des années il exerce un droit de cuissage sur les ouvrières, avant l’embauche, après, pour les promotions, et cetera. Non, se dit-elle, ce ne serait pas bien. Ce serait déplacer le problème. Et cette femme a le droit de ne pas savoir, si elle ne sait pas, et pourquoi saurait-elle ? Françoise Vignac sait-elle tout sur son mari ? Et aurait-elle envie de le savoir ? Alors qu’il est si gentil avec elle. Est-ce que le fait d’apprendre des choses dégueulasses sur lui, mais cette hypothèse est osée, le rendrait un plus mauvais mari ou un plus mauvais père ? Mais nul doute qu’apprendre des trucs comme ça rendrait leur vie de couple plus compliquée. Voire impossible.

Elle pourrait aussi crever les quatre pneus de la voiture du connard. Elle pourrait. Cela lui ferait un bien fou mais cela ne serait pas digne d’elle. Cela ne changerait rien au fait que le connard se croit tout permis.

Le connard se ballade comme à son habitude dans l’atelier à la recherche de remarques désobligeantes à faire sur la façon de procéder des ouvrières ou sur leur lenteur d’exécution, il a un chronomètre dans sa poche qu’il sort surtout pour intimider mais il contrôle quand même les cadences. 

Le problème du connard vient de ce qu’il est non seulement un connard mais qu’en plus il n’était pas connu avant pour être très bon comme ouvrier et, comme chef, c’est encore pire. Si on l’a choisi pour encadrer c’est parce qu’il avait une grande gueule et qu’il en imposait. C’est du moins ce que l’on dit. Il a l’habitude de frôler le corps des ouvrières pendant qu’elles travaillent et il a le culot, après ce qui s’est passé hier, de frôler Françoise mais elle ne réagit pas. Elle ne réagit pas mais le couvercle de la marmite est en train de se soulever.

La nuit de ce jeudi est affreuse. Elle n’arrive pas à dormir et son mari s’en aperçoit. « Qu’est-ce qui se passe ? - Rien. - Tu devrais essayer de me parler. - Non, y a rien de grave. - Je crois le contraire. »

Il la connaît. Il ne la connaît pas si bien que cela. Parce qu’un jour elle a eu une aventure avec un cadre de l’usine. Et qu’il ne s’est rendu compte de rien. Et pourtant elle n’était pas dans son état normal. Avant, pendant et après. Le mec a été cool. Le mec l’a bien considéré. Elle n’a rien à dire là-dessus. Ils n’étaient pas du même milieu et dès le début ils savaient que cela n’aboutirait à rien. Et pourtant, tous les deux se sont posé des questions qui ne pouvaient avoir qu’une seule réponse : « Pas d’avenir. » Ils ont rompu quand ils ont compris que cela devenait dangereux, qu’ils avaient trop de liens sexuels, qu’ils commençaient à être amoureux, qu’ils risquaient d’être découverts et qu’ils ne quitteraient jamais leurs conjoints respectifs. Et leurs enfants. Et que cela ferait des histoires. Et qu’ils finiraient par ne pas être heureux et rendre malheureux leurs proches. 

Et maintenant, la seule chose que craint Françoise Vignac, c’est que leur aventure ait pu être découverte, qu’il en ait parlé, que d’autres sachent, dont le connard. Et que cela remonte à la surface. Mais il n’en est rien : ils se sont montrés tous les deux prudents.

Elle finit par se décider au moment du petit-déjeuner : elle raconte à son mari gentil les avances du connard et ses menaces.
Robin réagit d’une façon étonnamment calme. Il ne fait aucune réflexion. Il la regarde comme s’il la scrutait.
« On fait quoi ?
- Je ne sais pas. Je voudrais qu’il ne recommence pas mais il recommencera. C’est dans ses gènes. 
- Pourquoi ne pas m’en avoir parlé avant ?
- Parce qu’il n’avait jamais rien essayé avec moi. »

Le lundi matin, à l’heure de l’embauche, Françoise a l’impression d’arriver en retard, il n’y a personne de son atelier à la pointeuse. Mais quand elle entre dans le vestiaire qui paraît vide elle est accueillie par un tonnerre d’applaudissements : elles se sont cachées pour produire leur effet de surprise.
« Merci, merci, merci, disent-elles. »
Les filles l’embrassent, la serrent dans ses bras, lui donnent de grandes bourrades.

Françoise a passé le week-end chez sa mère avec les enfants. Elle sait seulement que Robin avait l’air plutôt satisfait de lui dimanche soir, il avait beaucoup bricolé et des doigts étaient éraflés.
« Si vous me disiez ce qui se passe ?
- Tu ne sais rien ?
- Non.
- Ton mari a foutu une branlée à Julien vendredi soir à la sortie du parking. Une branlée de chez branlée. Il ne t’a rien dit ? »
Elle ne se réjouit pas, elle pense aux conséquences pour son mari, pour elle. La plainte, le commissariat, peut-être le licenciement…
« Non.
- Julien le connard n’est pas venu travailler ce matin… 
- Tu as de la chance d’avoir un mari pareil. Il nous a vengées.
- Certains de nos maris sont maintenant au courant… 
- On te remercie tellement…
- On pourra oser leur dire quand quelque chose n'ira pas…
- On n’a plus peur… »

(Mardi 3 mars 2020, Versailles)

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