mercredi 26 avril 2023

UN COUPLE SILENCIEUX





 

 

 

Le couple Bertrand a l’habitude d’aller au restaurant « Aux amis » une fois par semaine. Toujours le même jour, le vendredi midi. Ils commandent toujours la même chose : Madame Bertrand un rognon de veau entier (cuisson rosée) sauce moutarde accompagné de pommes sautées servies séparément et Monsieur Bertrand une blanquette de veau à l’ancienne servie dans une seule assiette avec des pommes vapeur. Un verre de vin chacun, un crozes-hermitage dont l’année dépend des possibilités du patron mais dont le syrah est éternel. 


La serveuse qu’ils connaissent depuis presque dix ans est à la fois sympathique et désinvolte, professionnelle mais pas trop, elle oublie toujours la corbeille de pain mais il ne s’agit pas d’une stratégie pour que les convives aient faim et ne se bourrent pas l’estomac avant d’avoir commencé le repas. « Vous prendrez bien un petit apéritif ? », la maison est au-dessus de cela. Elle ne fait pas de frais de toilette et plusieurs hypothèses sont à retenir : elle a été embauchée par la femme du patron qui assure également le service et qui souhaite que son mari ne soit pas tenté par une serveuse trop accorte, elle se moque de son aspect ou elle a compris qu’elle n’a pas besoin de cela pour séduire ou… ne pas séduire.


Les Bertrand ne commandent ni entrée ni dessert mais une fois qu’ils ont fini leurs plats en prenant suffisamment de temps pour les apprécier à leur juste valeur, Maxime Bertrand demande à la serveuse « deux cafés serrés et l’addition ».

 

Ils ont leur table. Au fond à droite de l’entrée, dans un angle, ils s’asseyent l’un à côté de l’autre, sur le coin de moleskine rouge à angle droit afin de pouvoir contempler et observer un maximum de tables et de personnes en train de manger et ils ne manquent pas d’écouter les conversations tant ces tables sont serrées et les convives proches les uns des autres. La salle n’est pas grande, dix-huit couverts exactement, toujours pleine, la réputation du restaurant fait le reste. Les additions ne sont ni douces ni arrondies comme conseillent de l’afficher les marketeurs des magasins de fripes, elles sont justes : elles correspondent à ce que les plats proposent, des viandes parfaites, des légumes du jardin pelés à la main, pas d’exotisme, des portions adaptées, un service minimum mais efficace, et les patrons ne roulent pas en Mercedes ou n’ont pas une résidence secondaire à Deauville mais ils travaillent beaucoup et vivent dans un équilibre financier qui les satisfait et satisfait leurs clients.


Les Bertrand observent une règle stricte : ils ne disent pas un mot. Ils ne se parlent pas. Ils échangent des regards et des mimiques dans le style discret. Ils sont installés côte à côte comme un vieux couple qui n’a plus rien à se dire. Une horreur en ces périodes où la communication est une valeur primordiale de la vie conjugale et de la vie en société et une façon de juger le vivre ensemble


Cette particularité finit, au fur et à mesure que le repas se déroule par être remarquée par les tables d’à côté. Et commentée dans le style convenu : « Le drame de nos sociétés... L’incommunicabilité dans le couple… La lassitude du mariage... L’indifférence… La misère sexuelle... » Mais personne ne peut prétendre qu’il existe des tensions dans le couple. D’après la vox populi, c’est encore plus préoccupant. Préfèrerait-on qu’ils s’envoient des ondes négatives, que l’on entende des cris, que l’on voit des assiettes voler ?


En cuisine, le patron serre les fesses le vendredi midi. Il sait que les Bertrand sont en service commandé : ils ne sont pas des critiques gastronomiques, un faux couple payé pour écrire des articles dans des revues spécialisées, le couple mystère du Michelin ou du Gault et Millau, les tenants d’un blog célèbre faisant la pluie et le beau temps sur internet, non, ils sont un couple ordinaire qui apprécie le restaurant et leur service commandé est d’apprécier la meilleure blanquette de Paris et ses pommes de terre cuites à la vapeur et légèrement sucrées et un rognon de veau cuit à la perfection dont la sauce moutarde, un secret de la maison, est à la fois légère et suffisamment présente pour que le soir les Bertrand aient envie de dîner léger. Le patron serre les fesses car il n’aimerait pas se rater. Il connaît son coup de main, ses recettes, son expérience mais décevoir les Bertrand lui serait très désagréable.


Cette façon de ne rien dire, de ne pas s’adresser la parole, ils ne l’appliquent qu’« Aux amis ». Dans d’autres lieux où ils mangent ils se comportent comme un couple normal parlant de la pluie et du beau temps, commentant la nourriture, la fraîcheur ou le craquant du pain, la cuisson, la dextérité des employés de salle, et cetera. Et ils ont plutôt la dent dure, le commentaire acerbe, l’éclat de rire fréquent ou la déception aisée. Ils font donc comme les autres et ne manquent pas de parler en mal du dernier livre de Christine Angot qu’ils n’ont pas lu, de critiquer par principe toutes les politiques publiques ou la situation politique qui nous mène au bord du gouffre mais ne vont pas jusqu’à considérer que regarder avec les enfants The Voice sur TF1 au second degré rend le visionnage de la téléréalité autre que vulgaire...


« Aux amis » ils apprécient la nourriture, enfin, les deux plats, le vin, l’ambiance un peu bruyante, les nappes à carreaux, les carafes à l’ancienne, les conversations inutiles, les regards noirs, les échanges amoureux, les gestes déplacés, les regards langoureux des futurs amants qui croient qu’ils ne sont pas ridicules en prenant l’attitude du vendeur voulant vendre un frigo à un Inuit ou de l’agent immobilier désirant louer un appartement situé sous le métro aérien un jour de grève de la RATP…


« Aux amis » ils attendent surtout que les regards, les vrais regards, les propos, les vrais propos, se tournent vers eux, s’adressent à eux, qu’on les calcule, et leur mutisme ne cesse alors de s’accentuer. Les commentateurs de la salle ignorent combien leur langage secret est secret, combien les Bertrand communiquent comme des fous pendant ces repas muets et, si Voltaire ne les avait pas découragés depuis longtemps, ils prendraient des notes pour se rappeler toutes les bêtises qu’ils entendent et voient jusque sur les lèvres des mangeurs qui ne comprennent même pas combien ils mangent des plats parfaits qui vont bientôt disparaître parce qu’un jour le restaurant fermera et que les patrons iront cultiver leur jardin en toute quiétude.


Nul doute que la majorité des couples qui ne se parlent pas au restaurant n’ont rien à se dire. Mais, comme l’aurait dit Raymond Devos, ne rien avoir à se dire, n’est-ce pas déjà s’être déjà tout dit ? Pourtant, par une sorte d’entorse au règlement, les Bertrand ne manquent jamais, en sortant, au moment de régler l’addition, de dire à la patronne qu’il faut une fois de plus féliciter le chef pour sa cuisine toujours aussi parfaite.

 

(Versailles, le 26 avril 2023)


(Illustration : ICI)

3 commentaires:

  1. Un petit rafraîchissement bienvenu dans cette atmosphère étouffante. Bravo ! C’est joli, et remarquablement bien écrit.

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  2. Heureusement, Voltaire ne t'as pas découragé. Je pense en la lisant, à une autre, les réseaux sociaux. Merci pour ce petit plaisir

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