mercredi 26 avril 2023

UN COUPLE SILENCIEUX





 

 

 

Le couple Bertrand a l’habitude d’aller au restaurant « Aux amis » une fois par semaine. Toujours le même jour, le vendredi midi. Ils commandent toujours la même chose : Madame Bertrand un rognon de veau entier (cuisson rosée) sauce moutarde accompagné de pommes sautées servies séparément et Monsieur Bertrand une blanquette de veau à l’ancienne servie dans une seule assiette avec des pommes vapeur. Un verre de vin chacun, un crozes-hermitage dont l’année dépend des possibilités du patron mais dont le syrah est éternel. 


La serveuse qu’ils connaissent depuis presque dix ans est à la fois sympathique et désinvolte, professionnelle mais pas trop, elle oublie toujours la corbeille de pain mais il ne s’agit pas d’une stratégie pour que les convives aient faim et ne se bourrent pas l’estomac avant d’avoir commencé le repas. « Vous prendrez bien un petit apéritif ? », la maison est au-dessus de cela. Elle ne fait pas de frais de toilette et plusieurs hypothèses sont à retenir : elle a été embauchée par la femme du patron qui assure également le service et qui souhaite que son mari ne soit pas tenté par une serveuse trop accorte, elle se moque de son aspect ou elle a compris qu’elle n’a pas besoin de cela pour séduire ou… ne pas séduire.


Les Bertrand ne commandent ni entrée ni dessert mais une fois qu’ils ont fini leurs plats en prenant suffisamment de temps pour les apprécier à leur juste valeur, Maxime Bertrand demande à la serveuse « deux cafés serrés et l’addition ».

 

Ils ont leur table. Au fond à droite de l’entrée, dans un angle, ils s’asseyent l’un à côté de l’autre, sur le coin de moleskine rouge à angle droit afin de pouvoir contempler et observer un maximum de tables et de personnes en train de manger et ils ne manquent pas d’écouter les conversations tant ces tables sont serrées et les convives proches les uns des autres. La salle n’est pas grande, dix-huit couverts exactement, toujours pleine, la réputation du restaurant fait le reste. Les additions ne sont ni douces ni arrondies comme conseillent de l’afficher les marketeurs des magasins de fripes, elles sont justes : elles correspondent à ce que les plats proposent, des viandes parfaites, des légumes du jardin pelés à la main, pas d’exotisme, des portions adaptées, un service minimum mais efficace, et les patrons ne roulent pas en Mercedes ou n’ont pas une résidence secondaire à Deauville mais ils travaillent beaucoup et vivent dans un équilibre financier qui les satisfait et satisfait leurs clients.


Les Bertrand observent une règle stricte : ils ne disent pas un mot. Ils ne se parlent pas. Ils échangent des regards et des mimiques dans le style discret. Ils sont installés côte à côte comme un vieux couple qui n’a plus rien à se dire. Une horreur en ces périodes où la communication est une valeur primordiale de la vie conjugale et de la vie en société et une façon de juger le vivre ensemble


Cette particularité finit, au fur et à mesure que le repas se déroule par être remarquée par les tables d’à côté. Et commentée dans le style convenu : « Le drame de nos sociétés... L’incommunicabilité dans le couple… La lassitude du mariage... L’indifférence… La misère sexuelle... » Mais personne ne peut prétendre qu’il existe des tensions dans le couple. D’après la vox populi, c’est encore plus préoccupant. Préfèrerait-on qu’ils s’envoient des ondes négatives, que l’on entende des cris, que l’on voit des assiettes voler ?


En cuisine, le patron serre les fesses le vendredi midi. Il sait que les Bertrand sont en service commandé : ils ne sont pas des critiques gastronomiques, un faux couple payé pour écrire des articles dans des revues spécialisées, le couple mystère du Michelin ou du Gault et Millau, les tenants d’un blog célèbre faisant la pluie et le beau temps sur internet, non, ils sont un couple ordinaire qui apprécie le restaurant et leur service commandé est d’apprécier la meilleure blanquette de Paris et ses pommes de terre cuites à la vapeur et légèrement sucrées et un rognon de veau cuit à la perfection dont la sauce moutarde, un secret de la maison, est à la fois légère et suffisamment présente pour que le soir les Bertrand aient envie de dîner léger. Le patron serre les fesses car il n’aimerait pas se rater. Il connaît son coup de main, ses recettes, son expérience mais décevoir les Bertrand lui serait très désagréable.


Cette façon de ne rien dire, de ne pas s’adresser la parole, ils ne l’appliquent qu’« Aux amis ». Dans d’autres lieux où ils mangent ils se comportent comme un couple normal parlant de la pluie et du beau temps, commentant la nourriture, la fraîcheur ou le craquant du pain, la cuisson, la dextérité des employés de salle, et cetera. Et ils ont plutôt la dent dure, le commentaire acerbe, l’éclat de rire fréquent ou la déception aisée. Ils font donc comme les autres et ne manquent pas de parler en mal du dernier livre de Christine Angot qu’ils n’ont pas lu, de critiquer par principe toutes les politiques publiques ou la situation politique qui nous mène au bord du gouffre mais ne vont pas jusqu’à considérer que regarder avec les enfants The Voice sur TF1 au second degré rend le visionnage de la téléréalité autre que vulgaire...


« Aux amis » ils apprécient la nourriture, enfin, les deux plats, le vin, l’ambiance un peu bruyante, les nappes à carreaux, les carafes à l’ancienne, les conversations inutiles, les regards noirs, les échanges amoureux, les gestes déplacés, les regards langoureux des futurs amants qui croient qu’ils ne sont pas ridicules en prenant l’attitude du vendeur voulant vendre un frigo à un Inuit ou de l’agent immobilier désirant louer un appartement situé sous le métro aérien un jour de grève de la RATP…


« Aux amis » ils attendent surtout que les regards, les vrais regards, les propos, les vrais propos, se tournent vers eux, s’adressent à eux, qu’on les calcule, et leur mutisme ne cesse alors de s’accentuer. Les commentateurs de la salle ignorent combien leur langage secret est secret, combien les Bertrand communiquent comme des fous pendant ces repas muets et, si Voltaire ne les avait pas découragés depuis longtemps, ils prendraient des notes pour se rappeler toutes les bêtises qu’ils entendent et voient jusque sur les lèvres des mangeurs qui ne comprennent même pas combien ils mangent des plats parfaits qui vont bientôt disparaître parce qu’un jour le restaurant fermera et que les patrons iront cultiver leur jardin en toute quiétude.


Nul doute que la majorité des couples qui ne se parlent pas au restaurant n’ont rien à se dire. Mais, comme l’aurait dit Raymond Devos, ne rien avoir à se dire, n’est-ce pas déjà s’être déjà tout dit ? Pourtant, par une sorte d’entorse au règlement, les Bertrand ne manquent jamais, en sortant, au moment de régler l’addition, de dire à la patronne qu’il faut une fois de plus féliciter le chef pour sa cuisine toujours aussi parfaite.

 

(Versailles, le 26 avril 2023)


(Illustration : ICI)

jeudi 6 avril 2023

FIN DE VIE

 




Arthur est arrivé à un âge où la mort est inscrite dans son horizon probable. Il sait qu’il va mourir mais il ne sait pas de quoi. Les jeunes gens bien intentionnés vous diront avec un manque de tact confinant au mépris : « On va tous mourir. » Mais cela ne règle pas le problème de la mort s’approchant chez un homme de son âge.

Le fait qu’il soit médecin et qu’il ait été un médecin praticien écoutant des malades, leur parlant, les touchant, les évaluant, les conseillant, pendant toute sa vie professionnelle, qu’il ait donc côtoyé la mort des autres, la maladie des autres, l’invalidité des autres, le handicap des autres, la perte d’autonomie des autres, la démence des autres, la simple maladie des autres, ne fait rien à l’affaire. 

Il sait aussi des choses sur la fin de vie mais cette expérience est inutile, bien au contraire, il est possible qu’elle l’entraîne plus que de raison vers de fausses pistes. 

L’expérience passée de ses malades et de leurs souffrances, ne parviennent pas à combattre son anxiété. L’opinion qui prévaut chez les médecins, mais la notion de communauté médicale lui a toujours paru suspecte tant il a constaté qu’il y avait autant de médecins que de conceptions de la médecine, de la société, de la politique, des patients, des soignants, est celle-ci : il vaut mieux qu’ils ne prennent pas soin de leurs proches et encore moins d’eux-mêmes car ils sont capables de commettre les pires erreurs… Passer de l’autre côté de la barrière, passer de médecin à médecin presque malade ou à médecin vraiment malade est une expérience souvent déplaisante, parfois traumatisante et toujours déroutante car il est possible pour un médecin que rien n’aille depuis le déni complet de sa maladie jusqu’à la confiance aveugle en ses pairs.

Il a mené une vie presque frugale, à ceci près qu’il a été marié trois fois, qu’il a eu quatre enfants et sept petits-enfants. Les gens qui le connaissent diraient : il a fui les excès du plaisir. Les excès d’alcool, de tabac, de nourriture, de sport, il a ainsi tenté d’éviter l’addiction aux passions légales ou illégales, dont les excès d’amour. Il a aimé beaucoup mais modérément selon les critères qu’il attribue aux autres. Il a répété toute sa vie qu’il craignait l’addiction et toute perte de son libre-arbitre. Mais il est prêt à discuter du libre-arbitre : existe-t-il ou non ?

Selon lui la mort est désormais au bout de son chemin. Il ne sait pas si cela doit lui faire peur ou si cela peut l’apaiser. 

Depuis qu’il est vieux dans le regard des autres il sait qu’il est passé de l’autre côté. Pas de l’autre côté de la vie, de l’autre côté de la jeunesse. C’est sa jeunesse qu’il regrette. Il a beau entendre autour de lui les gens répéter comme une litanie « la jeunesse est un état d’esprit », ou « la jeunesse est dans l’âme, pas dans le corps », il n’y croit pas et il prend les gens qui l’affirment, en les considérant, en les regardant, en les observant, pour des imbéciles. Pourtant, et il n’en est pas à un paradoxe près, il ne regrette pas sa jeunesse intellectuelle, celle de ses vingt ou de ses trente ans, car, selon lui, c’est la période de sa vie où il a le plus mal pensé, où il a dit le plus de bêtises, en politique, en art, en littérature, en cinéma, en vie amoureuse, en sexe, et chaque fois qu’il abordait un vrai problème existentiel. Il ne supporte pas le jeune cerveau qu’il a été : il n’y a pratiquement pas un sujet pour lequel il est encore d’accord avec le jeune homme sûr de lui, triomphant, inconscient, dominateur, qui parlait de tout et de rien, qui assénait des vérités, qui pensait avoir raison sur l’avenir du monde. Et quand il lui arrive d’être d’accord avec sa version juvénile, c’est le plus souvent pour de mauvaises raisons. A la fameuse question « Qu’avez-vous fait de votre jeunesse ? », il répond « Rien. » et il est content d’avoir trahi les certitudes qu’il professait avec assurance. En revanche, sans nul doute, sans hésitations, il regrette sa jeunesse physique, la course à pied, le ski, la natation, le pouvoir de séduction pour des femmes jeunes, les performances sexuelles (mais pas la façon dont il les a exprimées), l’absence de fatigue, la faculté de récupération, la souplesse, l’insouciance musculaire … 

La nostalgie de la jeunesse se réduit chez lui à celle d’un corps agile pas à celle d’un cerveau naïf et sûr de lui. Qui peut comprendre un pareil parti-pris ? Lui. Sa femme, soixante ans, ne le comprend pas. Elle voudrait lui dire : « Tu me fais penser à des choses qui te dévalorisent, quel est ton but ? » Il connaît la réponse : « Pour m’épargner les pleurs au moment où tu me quitteras. » Un vieux, ajouterait-il, sait aussi prédire le futur. 

Il répète à la femme qui partage sa vie, elle n’est pas médecin, elle travaille encore et beaucoup, et dont le jeune âge lui plaît et l’embarrasse à la fois, qu’il envisage désormais l’avenir selon trois façons de mourir ou de perdre son autonomie, ce qui pour lui est synonyme de mort, une maladie cardiovasculaire genre accident vasculaire cérébral, un cancer méchant ou une démence brutale. Que choisir ?

Il n’a pas eu besoin de choisir. Un cancer lui est tombé dessus. Un cancer du ***. 

Quand il a commencé par ressentir de la fatigue, un essoufflement discret et d’autres signes mineurs, il a d’abord été déboussolé par toutes les hypothèses qu’il a formulées concernant les raisons de cette asthénie soudaine et de cette dyspnée, depuis les plus banales jusqu’aux plus abracadabrantesques puis il a conclu, sans le savoir, que c’était une saloperie. Ce n’était pas le Covid. Les médecins évoluent le plus souvent, à propos de leur corps, de leur corps qui parle, entre l’optimisme béat (il ne peut rien m’arriver) et le pessimisme inapproprié (il fallait que cela tombe sur moi et je vais mourir). 

Il s’est mis à rêver de son enterrement. 

Les médecins, il l’avait constaté de nombreuses fois, sont des machines plus ou moins bien fichues qui raisonnent de façon automatique sur la maladie des autres mais qui, pour eux-mêmes, se nourrissent des pires croyances, des pires âneries, des pires aveuglements quand une simple angine les atteint. Alors, un cancer… Un cancer du ***. La pire des saloperies.

Il mit du temps avant de faire des examens. Il fallut que son ami Jacques, l’un de ses meilleurs amis, spécialiste en dermatologie, un ami cher, un ami en qui il avait une confiance totale, lui fasse la leçon en lui mentant comme s’il parlait à un vulgaire patient : « Passe au moins les examens que tu aurais prescrits pour l'un de tes patients… Je peux t'aider si tu veux. » Il s’y était résolu. Cela faisait au moins quinze ans qu’il n’avait pas contrôlé ses constantes sanguines. Les résultats des prises de sang n’étaient pas fameux quand il les consulta, il se rappelle, il était chez lui, devant son ordinateur, il crut à une erreur de dossier. La première chose qu’il fit fut de ne pas en parler à sa femme. Quant au compte rendu du scanner…

Il consulta un cancérologue qui lui avait été conseillé par Jacques, mais le médecin en question fut très en-dessous de la réputation empathique que son ami lui avait faite. Il commença par un désagréable « Puisque vous êtes médecin… » en utilisant un ton d’une grande désinvolture. Malgré la violente colère qu’il ressentit, il connaissait depuis longtemps ce genre de praticien, il ne put l’exprimer tant il fut sidéré par la nouvelle brutale de ce cancer pour lequel son confrère montrait un tel détachement. Le type en blouse blanche avec son badge rouge d’authentification, notre héros en taira le nom, d’abord parce que cela n’aura aucune conséquence pour le cancérologue qui ne comprendra jamais rien à ce que notre héros pourrait lui reprocher, il a non seulement une haute idée de lui-même mais un sentiment d’être le meilleur des meilleurs dans ce monde de nuls, donc, il ne changera pas, ensuite parce qu’il serait capable de l’attaquer au conseil de l’ordre des médecins, ce dont il se moque a priori, mais Arthur  n’a pas envie « d’ajouter des cons à son cancer ».

Le fait qu’il soit médecin aurait dû, ce sont des commentaires très postérieurs à cette scène, des réflexions bien réfléchies, c’est-à-dire tenant compte de l’opinion a priori des autres, rendre le cancérologue encore plus prudent. La fragilité des médecins malades est connue de tous même si aucun livre sérieux n’en parle. En réalité, des articles documentés la racontent mais peu de médecins les lisent alors qu’une telle lecture pourrait leur être bénéfique surtout si l’article propose des solutions. Mais le médecin à la blouse presque immaculée, plis apparents, badge rouge de professeur, connaît par cœur le modus operandi des consultations d’annonce, les cases à cocher, les sujets à aborder, ceux dont il faut se méfier. Le professeur a appris à s’adapter mais selon des critères personnels, pas des critères établis sur des pratiques évaluées ou à partir de réunions d’amélioration des pratiques. Arthur éclaterait de rire : il ne croit pas à ces formations médicales continues qui apportent beaucoup sur le moment mais qui, dans l’immense majorité des cas, n’entraînent aucun changement de pratiques. 

Quand Arthur sortit du cabinet de consultation le professeur s’adressa sans aucune réserve un satisfecit qu’il aurait pu résumer ainsi : « J’ai fait le job. » Il avait pris le parti de considérer que le fait que le patient Arthur Frémont, le docteur Arthur Frémont, soit un médecin ne devait rien changer à l’affaire, au contraire, un discours direct était le plus approprié, il était du sérail. D’un point de vue évaluatif, il avait rempli le contrat d’une consultation d’annonce : le comité d’éthique pourrait compter avec gourmandise le nombre de cases cochées et vérifier que la signature du patient était authentique.

Quand Arthur sortit de ce que les formulaires administratifs appellent donc avec componction et fierté la consultation d’annonce, un progrès majeur selon les éthiciens par rapport aux vieilles manières des médecins qui mentaient par principe et cachaient par déontologie, il était anéanti. Il aurait dit, s’il n’avait pas craint le ridicule, que le professeur, il l’appela désormais connard, lui avait administré un coup de massue sur le haut du crâne. Il vacillait presque. Connard, au lieu de lui lancer une bouée, l’avait noyé de paroles incessantes, d’explications redoutables, de mots crus qu’il n’arrivait même pas à cacher derrière une fausse confraternité. Parce qu’il était médecin il avait droit à la vérité, aux traitements de choc, au combat, à l’espoir, il serait un guerrier. Il était clair que s’il s’en sortait ce serait grâce au grand professeur et que s’il ne s’en sortait pas c’était parce que le patient, lui, ne se serait pas assez battu. Arthur Frémont connaissait le vocabulaire guerrier de la médecine contre le cancer mais il ne se voyait pas en combattant portant casque, armure, épée, fléau, bouclier… Parce qu’il se trompait de siècle aurait dit connard : « Aujourd’hui, c’est la guerre électronique, les fantassins sont digitalisés, vue augmentée, ordinateur de bord, … » 

L’infirmière de consultation le prit par le bras et lui demanda si cela allait… Elle avait l’air sincère. Il faillit lui répondre brutalement « Comment voudriez-vous que cela aille ? » mais il se priva de ce plaisir car il aurait été incapable de l’apprécier. Elle l’accompagna dans un petit bureau qui ressemblait plus à une resserre remplie de caisses empilées qu’à un cabinet médical et tenta de le réconforter. Elle lui redonna les détails de ce qui allait probablement l’attendre, la séquence des futurs examens, des traitements, les rendez-vous, et, malgré son désarroi il remarqua qu’à aucun moment elle ne prit la peine de lui demander s’il était d’accord avec cet agenda. Elle lui précisa aussi que son cas allait être examiné dans une réunion de concertation pluridisciplinaire… « Cela va aller », lui dit-il. Elle continua de remplir son dossier avec beaucoup de conscience professionnelle. Il était si anesthésié qu’il ne se rappelait plus tout le mal qu’il pensait des réunions de concertation pluridisciplinaires… Son sens de la repartie avait disparu.

Sa femme l’attendait dans la salle d’attente et ce qu’elle vit l’effaroucha. Il était livide.

« J’aurais dû venir avec toi.

- Tu aurais dû venir avec moi. Ce type m’a tué.

- Prends ton temps, raconte-moi. »

Il n’avait rien retenu des explications techniques de badge rouge, du type de cancer dont il souffrait, des enjeux, du pronostic, une sorte de halo avait anesthésié ses capacités de raisonnement. Il savait qu’il était foutu. C’était une impression bizarre, une sorte de soulagement, il n’aurait pas à choisir le motif de sa mort, il était déjà résigné.

Ils s’arrêtèrent dans le hall de l’hôpital. Francesca n’avait jamais vu son mari dans un tel état. Il venait de perdre dix ans de sa superbe.

« Si tu me racontais…

- Pas ici. »

Le hall de l’hôpital était à l’image de ce que l’on attendait inconsciemment d’un hall d’hôpital. Des néons, des malades, des familles, des soignants en blanc, en bleu, en crocs, un kiosque à journaux et friandises construit en plastique aux couleurs criardes, un Lego pour adultes en quelque sorte, des cafés à deux euros qui ressemblaient par le goût aux cafés à deux euros servis dans des gobelets en carton dans des halls d’hôpital ou dans des stations-services sur les autoroutes, un sol brillant par endroit et usé à d’autres. Il s’agissait d’un cosplay de hall d’hôpital et lui était le cosplay du patient effondré à qui on vient d’annoncer que l’avenir n’était plus serein.

La dalle de béton qui s’étalait, morne et grise, à la sortie des portes vitrées coulissantes à moitié propres ou à moitié sales, comme une consultation d’annonce, ne présageait rien de bon sur l’humanité des lieux de soin.

« Que veux-tu faire ? »

Ils descendent les marches d’un escalier conçu par un architecte livré aux drogues, large de vingt mètres, une cinquantaine de marches, dont on imagine que les jours de pluie rendent les urgences d’orthopédie inaccessibles, pour arriver au parking découvert chaleureux comme un lieu de recueillement dans un funérarium.

Ils s’adossent côte à côte à la voiture.

« Donc, c’est bien une saloperie de cancer du ***.

- Tu me l’avais dit...

- Le pronostic, d’après ce que j’ai compris, est très moyen…

- Explique.

- Bah, j’en ai pour un an si ça marche pas et un peu plus si ça marche…

- Oups.

- Je n’ai pas aimé ce connard. Il m’a rappelé que j’étais médecin et que les médecins sont des connards. Que j’ai été un connard qui a balancé des conneries à des malades en pensant bien faire. Mais il est trop tard pour récupérer les erreurs, pour effacer les mots, les regards, les gestes, les intonations… Un an, c’est un chiffre qu’il a lancé en l’air, au hasard, j’en suis certain, ça peut être beaucoup moins ou beaucoup plus.

- Arthur… On peut demander un autre avis…

- Oui, on peut toujours. Mais je n’irai pas seul.

- Bien entendu, je t’accompagnerai.

- Non, j’irai avec un collègue pour que l’on puisse discuter pied à pied. Tu n’as pas besoin d’être le témoin de mon désarroi… »

Arthur a repris des couleurs mais sa femme n’est pas certaine que le semblant de colère qui a succédé à la sidération soit suffisant pour qu’il retrouve ses esprits.

« Tu as un rendez-vous ?

- Il m’a parlé d’une courte hospitalisation pour compléter le bilan.

- Une date ?

- Non. L’infirmière m’a dit que sa secrétaire allait m’appeler. »

Francesca est entrée dans la zone grise de l’épouse du type qui a un cancer et dont le moindre geste, la moindre parole, la moindre attitude pourraient être retenues contre elle.

« Tu appelles Jacques ?

- Pour lui dire quoi ?

- Pour lui raconter que tu es un peu perdu…

- Je suis perdu ?

- Oui.

- Je suis perdu. »

Jacques n’est pas un spécialiste du ***. Il en connaît plus qu’Arthur mais moins qu’un cancérologue moyen. Il tente de rassurer son ami et lui promet, il est dix-sept heures, d’appeler un confrère. « Tu aurais pu m’en dire plus.

- Je n’ai pas pris de notes.

- Les malades devraient prendre des notes.

- Oui. Je ne l’ai pas fait.

- Je te rappelle... »

Arthur a menti à sa femme. Il s’est menti à lui-même. Il connaît un peu ce genre de cancer, il faudrait en savoir plus pour conclure, mais, quoi qu’il en soit, c’est une saloperie. C’est comme la vie : on n’en sort pas vivant.

Francesca joue les affranchies en tentant de ne pas s'écrouler, elle-aussi.

Malgré l’ambiance atroce du parking d’hôpital où des voitures sont garées dans tous les sens, le manque de places rendant compte du manque de lits, ou l’inverse, Francesca, malgré l’ombre de la mort qui est en train de recouvrir son mari, ressent le souffle tiède de l’air estival qui lui réchauffe le visage et ses bras nus. Ce pourrait être le souffle tiède de la mort qui lèche son mari…

« Je sais à quoi tu penses…

- Je pense à quoi ? 

- Tu es en train de te dire que tu vas refuser de te traiter.

- Pourquoi dis-tu cela ?

- Parce que c’est vrai.

- Non, j’ai envie de vivre.

- Sans nul doute. Mais tu te poses des questions.

- Comment ça ? »

Est-ce le bon moment pour aborder ce problème ? Arthur est au bord du gouffre et il suffirait d’une pichenette pour qu’elle le pousse dans le vide. Pourquoi faudrait-il qu’elle aborde le sujet maintenant ? En a-t-elle le droit ? Quant à Arthur, il n’attend qu’une chose : qu’elle s’exprime. Mais il aimerait mieux qu’elle ne le fasse pas. Il préfèrerait qu’elle ne s’en mêle pas, qu’elle ne s’implique pas dans une décision qui ne regarde que lui et dont il ne saura jamais si elle a été bonne ou mauvaise. Qu’il meure ou qu’il survive. C’est une sorte de pari.

Ils sont adossés à la voiture et ont une vue sur l’escalier monumental qui mène au hall crasseux. Mais il y a surtout, devant leurs yeux, au-dessus d’eux, la masse hideuse de l’hôpital. Arthur déteste ces constructions qui donneraient le cafard à quelqu’un de bien portant qui viendrait chercher un membre de sa famille guéri.

« Tu crois que c’est le bon endroit pour parler ?

- Il n’y a pas de bon ou de mauvais endroit, il y a le moment. Je sais ce que tu as dans la tête et je me demande si tu as raison.

- Les malades n’ont-ils pas toujours raison ?

- Pas forcément. J’aurais plutôt tendance à croire le contraire. Mais j’aimerais quand même savoir comment tu envisages les choses…

- Toi d’abord.

- Non, je risque de me tromper. Disons que je crois que tu ne veux pas entrer dans le processus. »

Il tourne la tête vers elle et étend son bras pour le poser sur son épaule dans un geste théâtral dont il n’a pas l’habitude.

« Explique.

- Je te connais assez pour savoir que tu n’as pas envie, par idéologie, de te confier aux cancérologues…

- Par idéologie ?

- Oui, tu ne les aimes pas.

- C’est un fait.

- Mais la cancérologie ?

- La cancérologie est faite par les cancérologues, non ? 

- Il y a quand même un corpus…

- J'ai fini par ne plus y croire.

- On devrait quand même retourner à la maison… on serait mieux.

- Pourquoi ? Nous sommes bien là. Nous avons ici une vision apocalyptique du monde, une vision apocalyptique de notre vie, ce béton, ces bagnoles entassées, ces plots qui sont plantés pour abîmer les pare-chocs, ces trottoirs trop petits, ces bandes blanches effacées, cette misère architecturale, ces murs sales, cet arbre qui sort du trottoir avec ses maigres feuilles, cela me donne une envie folle de vivre. »

Francesca soupire.

Cela fait des mois qu’il promène sa flemme, cela fait des mois que plus rien ne l’attire, qu’il respire tristement, qu’il a cessé de plaisanter que son cœur bat sans qu’il y voit un sens. « Je ne déprime pas » répète-t-il inlassablement. « C’est la vieillesse qui a pris mon corps. » Aujourd’hui, dirait-il, il ne le dit pas, au milieu de cette zone de chalandise de soins, il dirait donc « C’est le cancer qui a pris mon corps. »

Arthur : « J’ai un cancer de merde. Pas opérable. Je vais avoir droit à de la chimiothérapie, à de la radiothérapie, je vais être fatigué comme un chien, je vais dégueuler comme un chien, je vais souffrir, surtout vers la fin, je vais passer des journées à l’hôpital, je vais maigrir, je ne vais plus me reconnaître dans la glace, tu vas vivre avec une épave, ma pauvre Francesca…

- Arrête…

- Ils vont me proposer, connard l’a déjà fait, des nouveaux traitements qui ne vont pas me sauver. Tu vois les vedettes du show-biz, des médias, ils en meurent de ce putain de cancer, ils ont beau nous dire que les résultats sont prometteurs, je ne crois pas leurs promesses, Bronstein a lu les études, on en a parlé plusieurs fois ensemble, de la merde en barre, ils parlent de médecine personnalisée et c’est menu unique pour tout le monde : le cimetière.

- Tu fais suer. Tu n’as pas encore fait tous les examens, le pet scan…

- Cela ne va rien changer : je ne suis pas opérable… »

Il ne reste plus qu’à rentrer. 

La vision de cet hôpital crasseux et imaginer derrière les vitres sales des fenêtres qui ne s’ouvrent plus et dont les stores ressemblent à ceux d’un immeuble abandonné, des malades allongés dans leurs lits et, à cette heure, des familles sans masques, des familles avec les pieds qui écrasent leurs semelles poussiéreuses dans les couloirs…

Francesca a téléphoné à Jacques qui a téléphoné à connard. « Le pronostic est dégueulasse. » Francesca pleure au téléphone. « Je crois qu’il ne veut pas se traiter… - Ca se discute. Connaissant Arthur, je crois, s’il se ressemble, qu’il va faire le minimum syndical. Tu es prête ? – Non. – Personne ne peut être prêt… Lui non plus. – Tu crois que je dois insister pour qu’il se traite ? -Je n’en sais rien. Je crois que moi je vais lui dire de tenter le coup. Toi ? – Je ne sais pas quoi faire. Tu crois que je peux rencontrer le cancérologue ? – Tu peux. Mais il sait déjà quels sont les traitements qu’il va lui donner. Il ne te donnera pas de chiffres sérieux de survie. – Quelqu’un peut m’en donner ? – Je regarde. Mais j'en doute. »

Arthur est incapable de lire le moindre texte sur son cancer. Les articles sur internet sont difficiles à interpréter. Sa vision est floue. Et comment interpréter sa propre mort ?  Il sait qu’il va mourir. Il s’est mis à faire des cauchemars. Il s’est mis aussi à se les rappeler, le matin, en sueur. Un alien s’est introduit dans son corps, un alien qui ressemblerait, son imagination n’est pas débordante, à celui du film, celui qui sort du ventre de Sigourney Weaver. Un alien qui l’envahit et qui, contrairement à toute logique, veut sa mort. Le cancer est con : il détruit son hôte et meurt avec lui. Pourquoi n’a-t-il jamais lu nulle part que le cancer était con ? En tous les cas cet alien est con.

Il s’est prescrit des benzodiazépines car il est angoissé le jour et parce qu’il ne dort pas la nuit. Il se sent mieux mais il a toujours autant peur de mourir. En revanche, il a vraiment renoncé à prendre les traitements qu’on lui a proposés. Il a même signé une décharge.

Sa famille n’est pas d’accord. Disons que tout le monde ne pense pas la même chose. Certains ont un vocabulaire combattant : « Cela ne lui ressemble pas de ne pas se battre, il s’est battu toute sa vie… » Il serait étonné d’entendre de pareils trucs. Contre quoi s’est-il battu ? Contre la bêtise humaine. Il se rappelle une pancarte dans une manifestation : « Mort aux cons ». On dit que de Gaulle, informé avait commenté : « Vaste programme. » Mais, comme il aimait à le rappeler à tout le monde : « On est toujours le con de quelqu’un. » D’autres disent qu’il devrait essayer, pour voir. « Il y a des cancers qui répondent bien au traitement. » Il ne réagit pas à ces propos qu’il n’a pas entendus en disant « Il y a des cancers qui régressent tout seuls » parce qu’il n’y croit pas beaucoup. Il n’y a jamais beaucoup cru pour les autres, alors, pour lui… Il cauchemarde et, le jour, il sent un truc qui bouge dans son corps. Le jour ! Pas la nuit. Il sent quelque chose qui se balade. Serait-ce déjà une métastase cérébrale ? D’autres encore dans sa famille affirment qu’il est assez grand pour décider. Il en doute. Il est perdu. 

Son ami Jacques lui est d’un grand secours mais il aurait besoin, au lieu d’un ami qui le brosse dans le sens du poil, d’un ami qui lui donne des coups de poing dans la figure. Il a d’autres amis très proches qui l’écoutent. Il n’a de vrais amis que des amis médecins… Des amis qu’il connaît d’avant, des amis dont il sait les points de vue d’avant, des amis qui ne peuvent pas se dédire ou mentir. Mais, pense-t-il, c’est le moment de se dédire et de mentir. C’est justement le moment crucial, quand la vie est en jeu, pas quand on parle d’une otite ou de la beauté des jambes d'une nouvelle collègue. Les amis, Arthur a si peur de se raconter des histoires, d’aligner les truismes, selon ce qu’il sait, l’expérience, ses lectures, les conversations du café du commerce, les propos des philosophes des médias ayant autant d’importance à ses yeux que ce qu’il entendait dire de ses patients, « les amis cela sert à… » Il préfère en parler à Francesca. 

« Pourquoi mes amis ne me disent-ils pas la vérité ?

- Tu me poses une question piège.

- Certes. Mais à qui voudrais-tu que je pose de telles questions ? A la voisine du dessous ? A mon boucher ? Tu es la plus compétente…

- Je te remercie mais je n’en suis pas si certaine… 

- Ah ?

- Ne fais pas l’idiot. Tu sais que je ne suis pas neutre, que mon propre jugement est sensible, pas rationnel. Comme celui de tes amis. Et comme ce sont tes amis je suis inconsciemment influencée par eux.

- Yes... Si on avançait.

- Dans quel sens ?

- A quoi servent les amis ?

- Tu m’a assez rappelé la fameuse phrase de Proust…

- Oui. Tu crois qu’elle est adaptée ici ? Et toi, que penses-tu ?

- Je pense ce que tu penses.

- Facile.

- Dis-moi plutôt ce que tu penses avec sincérité.

- J’ai du mal à être sincère. Comment être sincère avec moi-même ? Cela a toujours été le problème de ma vie. »

Ils sont installés dans leur salon qui respire la vie bourgeoise avec ses meubles anciens de style mélangés à des meubles modernes qui sentent l’argent. Si Arthur n’était pas habité par un alien, il pourrait raisonner, c’est un raisonneur, vaticiner est le terme exact, il aime ce verbe qui en jette, sur la façon de meubler un salon lors d’un troisième mariage… Mais est-ce que cela changerait quelque chose à son destin mortel ? Avec ou sans traitement. Ce salon est le compromis inexact de leur vie de couple. Ils n’ont pas eu d’enfants ensemble. Ils se sont connus trop tard et, par une sorte de paradoxe, bien qu’à l’évidence des centaines de livres de des centaines de milliers d’articles aient été écrits, sans oublier les thèses en anglais, hurdu ou espagnol, sur le sujet, il s’entend très bien avec la fille de Francesca qui vit encore avec eux à l’étage au-dessus.

Il reprend (plusieurs jours se sont passés depuis la conversation sur le parking) : « Je crois que mon cas est désespéré. Aucun traitement ne changera les choses. Nous en avons déjà parlé. Les dernières molécules sont décevantes. Il y a des gens qui s’en sortent, ça a été décrit… Mais je préfère ne pas tenter le coup. Disons que quatre-vingt-quinze pour cent des gens meurent. C’est prouvé.

- On dit…

- … Oui, on dit que des nouveaux traitements personnalisés à mille euros l’injection par semaine font des miracles. Je ne crois pas aux miracles…

- OK. Alors ?

- Alors, je ne fais rien, je me laisse aller, je profite de la vie, je profite de toi, je ne fais rien de spécial, je ne vais pas voyager plus que nous ne l’avons fait, plus aller au restaurant que nous ne le faisons, plus boire du bon vin ou du whisky… Je vais attendre, serein, que les complications douloureuses surviennent, je vais attendre les maux de tête, les vomissements, l’essoufflement, surtout les saloperies de douleurs, cela durera ce que cela durera, mais cette phase terminale, et là ce sera commun à mes deux choix, elle arrivera de toute façon…

- … sauf si tu guéris…

- Je ne guérirai pas.

- C’est un parti-pris.

- Non, ce sont les chiffres… Je vais te dire, imaginons que je tienne un an avec ou sans traitement. On va dire que pendant un an je serai à peu près tranquille sans les complications des traitements et qu’après ce sera la fin. Alors qu’avec le traitement je me sentirai mal depuis le début et tout le temps.

- C’est sûr ?

- Non. Mais personne ne peut me dire le contraire…

- Hum.

- Voilà donc mon point de vue. Je crois que désormais, malgré toutes les contraintes, je pourrais me consacrer à mon amour pour toi…

- Arthur…

- Pour le reste, les enfants, tout ça, c’est la vie. Je regrette déjà de ne pas savoir ce que deviendront mes petits-enfants. Mais c’est la vie. Ils se débrouilleront sans moi. Ils m’oublieront ou pas. Mais ils m’auront vu moins longtemps comme une épave. Ils m’auront vu moins longtemps amaigri, souffrant, les idées moins claires, les opiacés, ils m’auront vu moins longtemps différent de celui que j’ai été, l’emmerdeur, l’empêcheur de tourner en rond, le donneur de leçons, le mec détaché de tout et de lui-même… Je préfère leur laisser une image positive.

- Mais cela ne va pas du tout se passer comme cela…

- Si. Et tu le sais. Je n’irai pas en soins palliatifs, tu connais mes résolutions sur ma fin de vie, Jacques et les copains, avec mon accord, avec ton accord, feront le nécessaire…

- Tu ne peux pas dire cela.

- Si. Nous avons déjà parlé des dizaines de fois de ce que je pensais de la fin de vie quand le problème ne se posait pas. Et tu étais d’accord. La seule chose que je crains c’est de ne pas avoir le temps de prendre la décision, de sombrer dans l’inconscience ou le déficit sans avoir pu joindre Jacques et les amis.

- Je serai là. Et si tu changeais d’avis ? Comment le saurais-je ?

- Tu as raison… Tout humain peut changer d’avis au dernier moment, même les plus têtus. Tu seras là, tu seras la plus proche de moi, tu connais le moindre de mes gestes, de mes soupirs, de mes battements de cils. Et tu n’as rien à me promettre, je te fais confiance, tu sauras faire ce qu’il faut…

- Tu te trompes : je suis une humaine effrayée par la mort. Comme tout le monde.

- Je n’ai aucun doute sur toi. Et ensuite, pour que cela ne soit pas toi qui pousses la seringue, ma femme aimée, ce sera Jacques ou l’un de mes amis. Le kit est prêt.

- Arthur…

- Mais tu peux aussi faire ce que tu veux, tu as toute ma latitude. Contrairement à notre cher ami Kundera nous sommes persuadés tous les deux que le monde appartient aux vivants, pas aux morts. Respecter les morts c’est continuer de vivre.

 

(Versailles, le premier et le deux avril 2023)

(Illustration : Ivan Illich - 1926 - 2002)

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