vendredi 23 avril 2021

GENOCIDE(S)

 


Chanthou et Pan Pich sont frère et sœur. Ils sont la joie de vivre incarnée. Ils ont eu envie de s’en sortir. Ils ont eu envie d’oublier. Ils rient, ils ne font pas semblant de rire, ils plaisantent, ils ne font pas semblant de plaisanter. Ils font juste semblant d’être heureux. Ils se sont débarrassés en quelques semaines de leur accent khmer, ils ont pris des cours, ils ont fréquenté la faculté, ils ont fait des petits boulots, ils ont passé des diplômes et ils rentrent le soir dans le trois-pièces HLM où leur mère se meurt de douleur et de dépression.


Elle est allongée dans son lit et ne se lève que pour aller aux toilettes et pour se faire à manger, elle parle un français précaire, un français qui lui interdit de consulter un psychiatre, de toute façon elle refuserait, un français qui ne lui permet que de prendre des antidépresseurs et des anxiolytiques qu’un médecin généraliste lui prescrit. Il existe bien un centre à Paris où elle pourrait être reçue par un psychiatre parlant khmer mais c’est loin, une heure et demie de transports en commun et autant pour le retour, et les rendez-vous sont rares. Elle dit qu’elle n’en a pas le courage pour cacher le fait qu’elle n’en a pas envie. Ses enfants, désespérés, pensent qu’elle se laisse mourir et qu’ils ne peuvent rien contre cette mort à petit feu dont elle tente de montrer qu’elle lui convient.

 

Point n’est besoin de raconter l’histoire de cette femme qui a réussi à être sauvée du génocide khmer rouge avec ses deux plus jeunes enfants mais qui a perdu son mari, ses deux aînés et sa famille presque tout entière. Les camps de réfugiés ont terminé le travail sur le plan psychologique. Elle a considéré que son arrivée en France coïncidait avec la fin de son trajet de mère. Ses enfants ne vont plus mourir. 


Elle se terre dans sa chambre, elle ne regarde pas la télévision, elle n’écoute pas la radio, elle ne lit rien. Elle laisse le temps l’engloutir. Il reste un oncle éloigné et un neveu qu’elle a connu petit. Ils viennent la voir en de rares occasions et en reviennent déprimés car elle n’exprime ni envie ni intérêt. Elle ne veut parler de rien, ni du passé heureux, ni du passé tragique, ni du présent et encore moins de l’avenir. Cette femme est la représentante du malheur. Ses enfants s’interrogent : que peut-elle faire de ses journées bétonnées par les murs de l’appartement ? Que fait-elle ? A quoi pense-t-elle ? Ses yeux sont toujours rouges : on sait qu’elle ne cesse de pleurer.


Plus les mois passent et plus les enfants, quand ils rentrent le soir, sentent l’odeur du prahoc mâm comme si leur immersion presque complète dans le monde français les rendait encore plus sensibles aux souvenirs anciens qu’ils pourraient avoir eu envie d’oublier. Ils parlent à leur mère qui leur répond peu et leur khmer s’effiloche.


Il serait temps pour eux de s’émanciper. Mais comment pourraient-ils le faire ? Laisser leur mère seule ? Qui s’occupera d’elle ? Le frère a décidé de se sacrifier le jour où sa sœur a rencontré un jeune homme et que cela a eu l’air sérieux. C’est un « Français » qui ne connaît pas bien le drame khmer et qui le situe a priori d’un point de vue politique, une sorte de gâchis lié aux Américains et aux Vietnamiens, la légende de gauche à laquelle il a adhéré. 


Martin travaille dans l’événementiel. Il y est arrivé par hasard après des études d’histoire qu’il a abandonnées après avoir raté deux fois le Capes. Un désastre pour lui et sa famille. Mais, finalement, il a fait contre mauvaise fortune bon cœur, il gagne beaucoup d’argent par rapport à ses propres standards et il trouve du plaisir à l’accumuler car il est peu dépensier.


Est-ce parce qu’il est une pièce rapportée ? Est-ce parce qu’il veut séduire encore plus sa jeune compagne Pan ? Eh bien il a décidé de s’occuper de Madame Pich.


Quand il vient à l’appartement, il va la saluer dans sa chambre et, au lieu de repartir tout de suite, il lui parle, il lui parle doucement, il lui dit qu’elle n’est pas obligée de parler, elle peut bouger la tête pour lui faire savoir qu’il peut continuer, elle hoche la tête sans le regarder, il lui dit qu’il étudie l’histoire du Cambodge, il lui dit qu’il ne connaissait rien ou presque de cette région du monde, il lui dit que Pan n’a pas envie d’y retourner, elle le sait, que lui se contente d’étudier et de lire des livres. 


Les semaines passent et Madame Pich ne refuse pas d’écouter Martin et ses enfants s’en rendent compte non sans une certaine surprise. Il lui raconte ses progrès dans l’histoire du Cambodge, une histoire qu’elle connaît, c’était une institutrice, son mari était fonctionnaire et elle a toujours vécu dans son ombre. Elle écoute et elle se remet à écouter la radio, FIP. Martin comprend bientôt qu’elle va de nouveau se figer, il approche de la période moderne, il approche du moment où le pays va basculer. Il s’arrête. Et il change de sujet. Il raconte une autre histoire, une histoire qu’elle ne connaît pas et qu’il a apprise à toute allure. Vue de l’extérieur elle est tout aussi tragique. Mais elle ne la fige pas. Bien au contraire. 


Elle ne dit pourtant toujours pas grand-chose. Elle écoute avec beaucoup d’attention. Quand elle sait que Martin va venir, elle se prépare. Elle finit même par le recevoir dans la salle. Ses enfants n’en reviennent pas. Pan réfrène les réflexions qu’elle a envie de faire à son copain. Au fur et à mesure que sa mère semble mieux aller elle sent que leur couple se délite. Un délitement qui a des conséquences curieuses : Pan découvre la gentillesse de Martin, elle découvre un homme qu’elle ne connaissait pas, et cet homme respectable, par une sorte de retournement curieux, ne lui fait plus envie.


Madame Pich est-elle en train de sortir peu à peu du marasme dans lequel elle était plongée ? Martin est prudent mais il se sent pousser des ailes, comme si l’amélioration de son état lui révélait sa propre personnalité. Il ne s’emballe pas mais quand même. Il sait qu’il explore un inconnu dangereux. Il n’est pas psychologue. Il sait, il a lu quelques trucs, qu’il pourrait faire plus de mal que de bien à Madame Pich et qu’il n’y est pas préparé.


Pan lui répète qu’elle ne saurait trop comment le remercier de s’occuper de Mac, il ne sait pas quoi répondre, il est gêné, elle lui dit aussi combien elle est jalouse de cette réussite, il la modère mais se réjouit qu’elle le flatte, il lui dit qu’il fallait sans doute quelqu’un de l’extérieur, il n’a pas tort.


Les mois passent et Martin fréquente plus Madame Pich que sa fille.


Madame Pich dit un jour à sa fille : « Je crois que cela va aller. Je crois que je vais pouvoir sortir. Je crois même que je vais pouvoir aller à Paris. J’ai un rendez-vous. - Un rendez-vous ? - Oui. »


Pan est surprise. Elles parlent français toutes les deux et tout d’un coup elle se rend compte que le français de sa maman est devenu très compréhensible, comme un retour en arrière, à l’époque où elle le parlait dans sa famille… Il y a longtemps.


« Un rendez-vous ? Quand cela ? Avec qui ? Martin t’a trouvé un psychiatre ?

- Non. »


Il y avait longtemps que Pan n’avait pas vu un tel sourire sur le visage de sa mère qui rayonne presque.


« Je vais voir Jean Hatzfeld.

- Jean Hatzfeld, c’est qui ? …

- Un écrivain.

- Un écrivain ?

- Oui. J’ai envie qu’il me parle d’Innocent.

- D’Innocent ?

- Ce serait trop long à t’expliquer.

- Maman… »


Pan pense : Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Devient-elle folle ?


« Ne me regarde pas comme cela. Je suis sérieuse. Je ne perds pas la tête. C’est grâce à Martin. Depuis quelques semaines il me lit des récits du Rwanda et celui d’Innocent m’a bouleversé. Je voudrais en savoir plus. »


Elle reprend : « Innocent Rwililiza est un buveur de Primus. » 


Innocent a raconté à Jean Hatzfeld ce qu’il avait vécu et Madame Pich a écouté Martin lire, s’est bouchée les oreilles et a retenu ce qu’il a dit sur le génocide des Tutsis, comment cela s’était passé pour lui, et il a fait quelques réflexions d’intellectuel. Entre deux Primus tièdes.


Martin apparaît. Il a entendu la conversation entre la mère et la famille. Le livre de Hatzfeld à la main.


Il pleure. Pan est intimidée. 


La page 105 du livre est cornée. Martin lit : « J’ai lu qu’après chaque génocide les historiens expliquent que cela sera le dernier. Parce que plus personne ne pourra accepter une telle infamie. Voilà une blague étonnante. Les responsables du génocide du Rwanda ne sont pas les cultivateurs pauvres et ignorants, pas plus que les milices féroces et alcooliques ; ce sont les gens instruits. Ce sont les professeurs, les politiciens, les journalistes qui se sont expatriés en Europe étudier la Révolution française et les sciences humaines… »


Un terrible sourire sur le visage de Madame Pich…

« Comme chez nous… »


Pan comprend combien Martin....


« Autre chose… »


Martin retient son souffle car il sait ce qu’elle va dire : « Je crois que j’ai envie de rencontrer Rithy Panh… »


(Versailles, février 2020, 18 février 2021, 22 avril 2021)

 

mardi 6 avril 2021

LES LIAISONS DANGEREUSES

 



Ali Bendjouab a hésité longtemps : il n’est jamais bon de raconter à sa propre femme qu’un de ses proches amis trompe la sienne, cela pourrait lui donner l’idée d’avoir des soupçons. Que non seulement il trompe sa femme mais qu’en outre il va partir avec une autre. Ce qui pourrait cette fois donner des idées à sa femme. Bien entendu, son ami Tarek lui a demandé de garder le secret. Il n’a rien promis mais il a fait comme si. D’ailleurs, entre amis, il n’y a pas besoin de promesses, tout se joue dans les regards et dans la confiance. Mais, d’un autre côté, ne doit-on pas tout dire à sa femme ? Sa femme ne lui a-t-elle pas répété plusieurs fois, au moment où ont été fixées les conventions tacites du futur couple dont le fameux « Je t’aimerai toute ma vie » que toutes les statistiques de la terre démentent quotidiennement et démentiront jusqu’à la fin des temps, que la règle d’or, dans un couple, c’est la transparence… et encore plus, bien entendu, si l’un trompe l’autre. Et Ali, à sa connaissance, ne trompe pas sa femme : il n’a donc rien à lui cacher. Si cela lui arrivait de la tromper, la belle secrétaire d’un de ses collègues serait une hypothèse à envisager, il est certain qu’il n’irait pas se confesser. Ni s’en vanter. Mais avec les hommes, tout est possible.


Tarek travaille dans la même grosse société d’informatique qu’Ali : ils travaillent tous les deux sur des projets qui concernent le Ministère de la défense.  Il le prend à part et après quelques propos banals : « J’ai décidé de franchir le pas, je vais quitter Sonia. - Et je la connais, l’heureuse élue ? - No comments. »


Ali : « Et comment pourrais-tu tromper ta femme sans que je m’en sois rendu compte, nous qui passons notre vie ensemble ? - J’ai mes secrets. - Hum… donc, raconte… - Ben, c’est simple, elle quitte son mari, je quitte ma femme et on va s’installer ensemble tous les deux. - Ouah ! Elle a des enfants ? - Oui, deux. - Pas facile. On va faire comme tout le monde, cohabitation, famille recomposée, j’imagine qu’elle aura la garde et pas moi. Un week-end sur deux, la moitié des vacances, ça va faire du barouf. - Effectivement. Tu vas travailler moins ?»


Ali Bendjouab pense à un truc : « Tu l’as dit à Sonia ? - Non, pas encore… - Tu vas le faire quand ? - Incessamment sous peu. - Tu voulais me tester ? - Pas du tout. Je voulais t’informer, tout simplement. - Je suis flatté que tu puisses m’en parler comme cela. C’est quand même, comment dire, une grande preuve d’amitié… - Si l’on veut… C’est aussi une preuve de crainte de l’inconnu alors que la décision, nous l’avons prise depuis déjà plusieurs semaines… - Quoi qu’il en soit : tu es mon ami, tu fais ce que tu veux, je serai derrière toi quoi qu’il arrive. - Merci, vieux, je m’en rappellerai. »


Ali hésite encore avant d’en parler à sa femme. Comment lui expliquer qu’il a pu passer à côté d’un truc aussi gros ? Comment comprendre quelle mouche a piqué son collègue et ami ? Est-ce qu’il aurait pu, s’il avait eu une maîtresse, imprudent comme il est, ne pas se couper ou, bavard comme il est, ne pas céder à des confidences entre deux calculs matriciels et une tasse de café ? Il manque d’imagination pour réaliser. Et il y a Sonia, la femme de Tarek, son enthousiasme, sa façon d’être joyeuse tout le temps, cette grâce naturelle, son art de ne jamais lever le ton avec ses enfants, son intelligence naturelle… La femme parfaite. A la limite, il dirait, il ose à peine le penser, que sa femme pourrait l’imiter avec profit sur certains points. Pourtant, est-ce qu’il a même pensé une seule fois quitter Cherahzade ? Cela ne lui est même pas venu à l’esprit. Il pense à ceci : un jour, en regardant Sonia du coin de l’œil, il s’est dit brièvement qu’il aurait pu rencontrer Sonia avant Cherahzade et se marier avec elle. C’était un fantasme passager, l’idéalisation de la vie des autres, alors qu’il était persuadé que Tarek et Sonia constituaient le couple parfait. Il y a si peu de temps, quand même quatre ans, qu’il est marié avec Cherahzade qu’il n’a pas encore réfléchi qu’il lui serait possible de la tromper. Il ne s’en est même pas créé l’occasion. Quant à son couple, il a un gros problème : ils n’ont pas d’enfants et c’est à cause de lui. Il n’a pas de spermatozoïdes.


Son meilleur collègue qui ne lui cache rien, son meilleur collègue avec qui il travaille jour et nuit, immergés dans un célèbre projet international de télescope embarqué sur satellite dont le but est de tenter de percer les mystères des confins du système solaire, comment a-t-il pu passer à côté de sa liaison et de ses rêves de changement ? Il pense à Sonia et au traumatisme que cela va être pour elle, il pense aux enfants, les histoires de divorce avec enfants l’ont toujours terrifié, comme si les enfants étaient les premières victimes de la vie moderne. 

 

« Qu’est-ce que t’a dit Tarek ? »

Cherahzade est assise en face de lui.

« Je t’ai dit qu’il m’avait dit quelque chose ?

- Oui.

- Je suis abasourdi, accroche-toi, tu vas toi-même être abasourdie, comment te dire, il m’a annoncé… qu’il allait quitter Sonia.

- Non… ? Je n’y crois pas. La pauvre. Et il t’a dit qui était la nouvelle ?

- Non. Il n’a pas voulu me répondre. Je n’ai pas trop insisté.

-Tu es bien un mec.

- Tu veux dire que toi, tu aurais mené un interrogatoire en règle, après lui avoir lu ses droits, de la lumière blanche dans les yeux et des baffes pour le faire parler ?

Elle sourit.

- Non, mais j’aurais essayé de savoir… Si nous la connaissions.

- Il a dit « no comments » quand je le lui ai demandé, pas plus.

- C’est que nous la connaissons.

- C’est ce que j’ai pensé.

- Qui cela peut-il bien être ?

- Je n’en sais rien. 

- Elle est mariée ? Elle a des enfants ? 

- Deux. 

- Ah…»


Ali sent que Cherahzade réfléchit à quelque chose dont il ne sait pas si elle doit lui parler. Aurait-elle une piste ? Hésite-t-elle à la donner ? 


Elle reprend : 

« Bon, parlons un peu morale.

- Comment ?

- Oui, dis-moi un peu ce que tu en penses.

- Ce que je pense de quoi ? 

- Si c’est cool de quitter sa femme pour une autre ?

- Ben, cela dépend du point de vue. Celui de la femme ou celui de la maîtresse ? 

- Marrant. Donc, tu ne le désapprouves pas ?

- Pourquoi voudrais-tu que je le désapprouve ? Il fait ce qu’il veut, pourquoi devrais-je le juger ?

- Parce que nous aimons bien Sonia, que nous la connaissons, que nous connaissons les enfants, et que nous pourrions la plaindre. Je ne te demande pas de le juger, je te demande ton avis… Toi qui le connais… Il lui a annoncé, à Sonia ?

- Je ne crois pas. »


Elle est surprise.

« Il t’en parle et n’a pas encore prévenu l’intéressée. C’est pas un peu mec, comme attitude ?

Ça veut dire quoi ?

- Rien. Donc, si je résume, Ali quitte Sonia, nous ne le jugeons pas parce que cela ne nous regarde pas, nous plaignons quand même Sonia, nous pensons aux enfants, et ainsi va la vie.

- Oui, si on veut.

- Le monde moderne est cool. On juge tout le monde mais, finalement, on a le droit de ne juger personne…

- Pourquoi dis-tu ça ?

- Comme ça. Tu pourrais faire comme lui ? »


Ali regarde sa femme, pétrifié : « Pourquoi me demandes-tu des choses pareilles ? - Oh, pour savoir…»


Cherahzade se demande pourquoi Tarek a menti. Pourquoi il a dit à Ali que la femme avec qui il partait avait deux enfants. Pour le reste, elle est d’accord : il a bien raison de faire ce qu’il a envie de faire.

 

Elle ne sait pas quand elle va annoncer à Ali qu’elle est enceinte et que Tarik est le père. Mais il a déjà dit que cela ne lui ferait rien.


 (Versailles, le 31 décembre 2019)

UN COUPLE SILENCIEUX

      Le couple Bertrand a l’habitude d’aller au restaurant « Aux amis » une fois par semaine. Toujours le même jour, le vendredi midi. Ils ...