mardi 11 mars 2025

COMMUNAUTARISME


Chez les Benhamou, Maurice et Mounette, le sport national consiste à débusquer les juifs à la télévision. Pas Attal ou Epstein, trop facile, mais Dupont ou Martin. Soit parce que Dubois ou Boulanger ont pris un pseudonyme pour faire carrière, soit parce que leurs parents ou grands-parents ont changé de nom pour se déjudaïser ou pour échapper aux persécutions, soit parce qu’ils sont juifs par leur mère et que leur père s’appelle justement Dupont ou Martin. Le sens inné de la détection de la judéité du couple Benhamou ne se fonde pas sur des données faussement scientifiques tirées de l’anthropométrie raciale : rapport volumétrique entre le nez et le visage, forme du nez, signe du cocker, traces d’accent, doigts en crochet, teint olivâtre, et cetera. La méthode Benhamou n’a pas été testée mais, selon ses utilisateurs, elle « marche ».


Jacques Benhamou, l’aîné de la famille, s’est toujours moqué de ses parents mais il ne leur a pas dit ce qu’il en pensait vraiment et ce qu’il a dit plusieurs fois à ses frères et sœurs : c’est un passe-temps de kommandantur. Il se réfère à une citation dans le style des propos d’un personnage de Saul Bellow : « Wagner est une musique pour camps de concentration » Et il se rappelle aussi le livre de Roger Peyrefitte où tout le monde finissait par être juif (par l’escalier de service ou par alliance).


A l’origine, les Benhamou n’officiaient que sur les quelques maigres chaînes du service public, ce qui restreignait leur sagacité et les amenait à tourner en rond. Mais la libéralisation de l’espace télévisuel par un président de la République dont les Benhamou ont surtout retenu qu’il n’avait pas été blanc bleu pendant le régime de Vichy a élargi le champ des compétences du couple à Canal +La CinqArte, mais ce n’était que du menu fretin. Désormais qu’internet permet de regarder plus de trois cents chaînes, les Benhamou ne peuvent être qu’à l’ouvrage. Entre les programmes d’informations continues, les talk-shows, les jeux, les émissions diverses et variées sur le jardinage, la maison et surtout la santé, les Benhamou peuvent passer un temps infini à assouvir leur passion : dévoiler.


Les Benhamou, et on ne peut pas dire que ce soit lié à l’âge, ils l’ont toujours fait, ont une autre particularité : ils ne peuvent pas regarder la télévision sans commenter, sans commenter à tout bout de champ, sans faire des réflexions, des remarques, des critiques, plus rarement pousser des cris de joie ou manifester leur enthousiasme, ils n’ont pas de limites, pas de second degré, ce sont leurs enfants qui l’expriment le mieux : « le salon de papa et maman est leur Café du commerce privatisé ». Le dévoilement des juifs n’est donc pas leur seule occupation : comme les ashkénazes ils schmoozent. 


Les enfants Benhamou rigolent de tout cela. Après tout, ce n’est pas bien grave, il n’y a pas de témoins, ils ne font de mal à personne, ça les occupe, les antisémites ne font pas des listes en les écoutant… Et, par contagion, il leur arrive, dans leur propre famille, de faire la même chose. C’est rigolo.


Quand le vieil oncle Samuel qui vit dans un EHPAD depuis la mort de sa femme demande à Jacques de venir le voir rapidement, il a quelque chose d’important à lui dire, il s’y rend sans arrière-pensées comme il le fait habituellement seul ou en accompagnant les parents une à deux fois par mois. L’onc’ Sam a toujours été considéré comme un original dans cette famille où le conformisme est la valeur dominante, où l’on entend parfois des mots plus hauts que les autres mais où la poussière est évacuée sous les tapis et les conflits étouffés dès qu’ils se présentent. Samuel est un libertin selon Maurice et Mounette Benhamou. Ils aiment l’adjectif et quand ils le prononcent à propos de l’onc’ Sam, ils expriment un regard entendu. Leur conception du libertinage est assez extensive et commence très vite, par exemple connaître quelqu’un avant le mariage ou tromper une seule fois son époux ou son épouse durant cinquante ans de vie commune… Si les Benhamou avaient appris le quart de la moitié de la vie extra-conjugale de leur beau-frère, ils l’auraient renié jusqu’au restant de ses jours car cette vie dissolue est contraire à leurs valeurs fondamentales et le fait qu’il s’agisse de leur belle-sœur, ils n’auraient pu le supporter. 


Samuel est un séducteur, un homme à femmes, il a pratiqué avant, pendant et après son mariage, il n’a jamais renoncé, même en EHPAD où il a des copines. On se doutait bien de quelque chose dans la famille mais qui aurait imaginé qu’il ait été avec autant de constance volage, amoral, coquin, qu’il ne détestait ni la fréquentation des femmes peu farouches, mariées ou non, ni la fréquentation des prostituées quand il était en voyage d’affaires. L’histoire ne dit pas si sa femme le savait, le lui a reproché, en a souffert, en tous les cas elle n’a jamais rien dit, elle n’a jamais fait aucune confidence. Quant aux enfants, ils sont passés à côté et s’ils se sont éloignés de leur père, c’est plus par égoïsme que par ressentiment. Il fallait bien qu’il y ait un excentrique dans la famille…


Tant et si bien que Samuel Attal est entré dans sa quatre-vingt-douzième année. Il dit par bravade, et bien que cela ne soit pas tout à fait vrai, qu’il a échappé à une mort prématurée grâce à son aversion pour les médecins. 


« Il faut que je te dise quelque chose. »


Jacques Benhamou est sans doute le plus ouvert de la fratrie. Il ne sait pas du tout ce que l’onc’ Sam va lui dire : cela concernerait-il ses parents ? ses enfants avec lesquels il est plus ou moins fâché depuis de nombreuses années ? ou des enfants qu’il aurait eus hors mariage ?


« Cela ne va pas être facile à entendre.

- Es-tu donc certain que ça vaille le coup de me le dire ?

- Cela fait des années que j’hésite, des années que je me pose la question. Mais, la mort approchant, je trouve qu’il serait juste que tu saches.

- Que je sache quoi ? »


Jacques Benhamou sent que le sang lui monte à la tête, que son cœur s’accélère, qu’une sueur froide arrose ses aisselles… Parce qu’il a lu dans le regard du vieux tonton que ce n'était pas de la tarte.


Le vieil onc’ Sam, dont la voix est devenue insensiblement chevrotante malgré tous les efforts qu’il fait tous les matins depuis des années devant son miroir de salle de bain pour tenter de retrouver sa voix de jeune premier en faisant des exercices d’articulation, s’est dit que le moment est venu. Il a pesé le pour et le contre. Il ne se demande même pas s’il va regretter.


« Je ne suis pas ton oncle.

- Heu ? »


Dans son fauteuil en cuir plastifié dans lequel il est allongé, les repose-pieds redressés, dans l’attitude qui ne trompe pas du vieillard qui va bientôt mourir, Samuel Attal hésite encore.


« Eh bien, je vais te raconter une histoire qui est la tienne mais qui pourrait te bouleverser de façon incroyable. Pourtant je connais ton intelligence, ton calme, ta clairvoyance et rien ne changera dans l’amour que tu éprouveras pour tes parents…

- Oups.

- Tu n’es pas le fils de ta mère.

- Comment ? »


Cette fois Jacques, l’aîné des Benhamou, prend peur. Il a crié. Il se demande s’il ne va pas détaler pour éviter d’entendre la suite. 


« Eh bien, ta vraie mère est décédée en couches. Ton père et elle n’étaient pas mariés, c’était une liaison non conforme à ce que le milieu juif de Tiaret pouvait accepter…

- Continue.

- Ils ont donc organisé un mariage à la va-vite et Mounette, ma sœur, t’a élevé comme son fils.

- Je suis son fils.

- Oui, sans nul doute… Tu es son fils, son fils préféré, je dirais même… »


Le vieillard se tait mais Jacques Benhamou sait qu’il n’a pas fini, qu’il hésite encore.


« Tu peux y aller…

- Tu es sûr ?

- Oui… Je savais déjà que quelque chose clochait. Quand je suis allé à Tiaret il y a quelques années, tu sais, un voyage professionnel dont nous avions parlé…

- Je me souviens.

- Eh bien, sans raison, je suis allé consulter les archives. Et je n’ai pas retrouvé mon acte de naissance.

- Cela est arrivé souvent, il y a eu des destructions au moment de l’indépendance. Et tu n’as pas posé de questions ?

- Non, j’avais peur.

- Peur de quoi ?

- Parfois, pour être heureux, il vaut mieux vivre caché.

- Je suis désolé …

- Non, continue… Il y a autre chose, oncle Samuel ? …

- Il y a autre chose, oui. Mais cela ne te fera pas avancer. Je pourrais dire comme dans la chanson, Ta mère n’est pas ta mère et ton père ne le sait pas »

- Oncle Samuel…

- J’en ai trop dit. »


Jacques Benhamou, le calme Jacques Benhamou, a tout d’un coup des envies de meurtre. Il regarde son oncle avec un sourire d’une hypocrisie démoniaque car il l’imagine le crâne broyé par un coup de masse…


« Tu ne peux plus te taire…

- Si, je peux.

- Je ne te lâcherai pas…

- Ce n’est pas bien de s’en prendre à un vieillard… qui ne peut plus se défendre…

- Raconte.

- Hum. »


Il lève les yeux au ciel comme s’il allait faire la dernière mauvaise action de sa vie.

« Ta vraie mère n’était pas juive. Donc, tu n’es pas juif selon la loi mosaïque. »

Jacques Benhamou pense tout d’un coup en ricanant qu’il vaudrait mieux qu’il ne passe pas à la télé, ses parents pourraient entamer une chasse aux juifs et revenir bredouilles.


(Versailles, novembre 2019, jeudi 25 mars 2021, mardi 11 mars 2025)


(Illustration : cimetière juif de Tiaret

 

 

mercredi 26 avril 2023

UN COUPLE SILENCIEUX





 

 

 

Le couple Bertrand a l’habitude d’aller au restaurant « Aux amis » une fois par semaine. Toujours le même jour, le vendredi midi. Ils commandent toujours la même chose : Madame Bertrand un rognon de veau entier (cuisson rosée) sauce moutarde accompagné de pommes sautées servies séparément et Monsieur Bertrand une blanquette de veau à l’ancienne servie dans une seule assiette avec des pommes vapeur. Un verre de vin chacun, un crozes-hermitage dont l’année dépend des possibilités du patron mais dont le syrah est éternel. 


La serveuse qu’ils connaissent depuis presque dix ans est à la fois sympathique et désinvolte, professionnelle mais pas trop, elle oublie toujours la corbeille de pain mais il ne s’agit pas d’une stratégie pour que les convives aient faim et ne se bourrent pas l’estomac avant d’avoir commencé le repas. « Vous prendrez bien un petit apéritif ? », la maison est au-dessus de cela. Elle ne fait pas de frais de toilette et plusieurs hypothèses sont à retenir : elle a été embauchée par la femme du patron qui assure également le service et qui souhaite que son mari ne soit pas tenté par une serveuse trop accorte, elle se moque de son aspect ou elle a compris qu’elle n’a pas besoin de cela pour séduire ou… ne pas séduire.


Les Bertrand ne commandent ni entrée ni dessert mais une fois qu’ils ont fini leurs plats en prenant suffisamment de temps pour les apprécier à leur juste valeur, Maxime Bertrand demande à la serveuse « deux cafés serrés et l’addition ».

 

Ils ont leur table. Au fond à droite de l’entrée, dans un angle, ils s’asseyent l’un à côté de l’autre, sur le coin de moleskine rouge à angle droit afin de pouvoir contempler et observer un maximum de tables et de personnes en train de manger et ils ne manquent pas d’écouter les conversations tant ces tables sont serrées et les convives proches les uns des autres. La salle n’est pas grande, dix-huit couverts exactement, toujours pleine, la réputation du restaurant fait le reste. Les additions ne sont ni douces ni arrondies comme conseillent de l’afficher les marketeurs des magasins de fripes, elles sont justes : elles correspondent à ce que les plats proposent, des viandes parfaites, des légumes du jardin pelés à la main, pas d’exotisme, des portions adaptées, un service minimum mais efficace, et les patrons ne roulent pas en Mercedes ou n’ont pas une résidence secondaire à Deauville mais ils travaillent beaucoup et vivent dans un équilibre financier qui les satisfait et satisfait leurs clients.


Les Bertrand observent une règle stricte : ils ne disent pas un mot. Ils ne se parlent pas. Ils échangent des regards et des mimiques dans le style discret. Ils sont installés côte à côte comme un vieux couple qui n’a plus rien à se dire. Une horreur en ces périodes où la communication est une valeur primordiale de la vie conjugale et de la vie en société et une façon de juger le vivre ensemble


Cette particularité finit, au fur et à mesure que le repas se déroule par être remarquée par les tables d’à côté. Et commentée dans le style convenu : « Le drame de nos sociétés... L’incommunicabilité dans le couple… La lassitude du mariage... L’indifférence… La misère sexuelle... » Mais personne ne peut prétendre qu’il existe des tensions dans le couple. D’après la vox populi, c’est encore plus préoccupant. Préfèrerait-on qu’ils s’envoient des ondes négatives, que l’on entende des cris, que l’on voit des assiettes voler ?


En cuisine, le patron serre les fesses le vendredi midi. Il sait que les Bertrand sont en service commandé : ils ne sont pas des critiques gastronomiques, un faux couple payé pour écrire des articles dans des revues spécialisées, le couple mystère du Michelin ou du Gault et Millau, les tenants d’un blog célèbre faisant la pluie et le beau temps sur internet, non, ils sont un couple ordinaire qui apprécie le restaurant et leur service commandé est d’apprécier la meilleure blanquette de Paris et ses pommes de terre cuites à la vapeur et légèrement sucrées et un rognon de veau cuit à la perfection dont la sauce moutarde, un secret de la maison, est à la fois légère et suffisamment présente pour que le soir les Bertrand aient envie de dîner léger. Le patron serre les fesses car il n’aimerait pas se rater. Il connaît son coup de main, ses recettes, son expérience mais décevoir les Bertrand lui serait très désagréable.


Cette façon de ne rien dire, de ne pas s’adresser la parole, ils ne l’appliquent qu’« Aux amis ». Dans d’autres lieux où ils mangent ils se comportent comme un couple normal parlant de la pluie et du beau temps, commentant la nourriture, la fraîcheur ou le craquant du pain, la cuisson, la dextérité des employés de salle, et cetera. Et ils ont plutôt la dent dure, le commentaire acerbe, l’éclat de rire fréquent ou la déception aisée. Ils font donc comme les autres et ne manquent pas de parler en mal du dernier livre de Christine Angot qu’ils n’ont pas lu, de critiquer par principe toutes les politiques publiques ou la situation politique qui nous mène au bord du gouffre mais ne vont pas jusqu’à considérer que regarder avec les enfants The Voice sur TF1 au second degré rend le visionnage de la téléréalité autre que vulgaire...


« Aux amis » ils apprécient la nourriture, enfin, les deux plats, le vin, l’ambiance un peu bruyante, les nappes à carreaux, les carafes à l’ancienne, les conversations inutiles, les regards noirs, les échanges amoureux, les gestes déplacés, les regards langoureux des futurs amants qui croient qu’ils ne sont pas ridicules en prenant l’attitude du vendeur voulant vendre un frigo à un Inuit ou de l’agent immobilier désirant louer un appartement situé sous le métro aérien un jour de grève de la RATP…


« Aux amis » ils attendent surtout que les regards, les vrais regards, les propos, les vrais propos, se tournent vers eux, s’adressent à eux, qu’on les calcule, et leur mutisme ne cesse alors de s’accentuer. Les commentateurs de la salle ignorent combien leur langage secret est secret, combien les Bertrand communiquent comme des fous pendant ces repas muets et, si Voltaire ne les avait pas découragés depuis longtemps, ils prendraient des notes pour se rappeler toutes les bêtises qu’ils entendent et voient jusque sur les lèvres des mangeurs qui ne comprennent même pas combien ils mangent des plats parfaits qui vont bientôt disparaître parce qu’un jour le restaurant fermera et que les patrons iront cultiver leur jardin en toute quiétude.


Nul doute que la majorité des couples qui ne se parlent pas au restaurant n’ont rien à se dire. Mais, comme l’aurait dit Raymond Devos, ne rien avoir à se dire, n’est-ce pas déjà s’être déjà tout dit ? Pourtant, par une sorte d’entorse au règlement, les Bertrand ne manquent jamais, en sortant, au moment de régler l’addition, de dire à la patronne qu’il faut une fois de plus féliciter le chef pour sa cuisine toujours aussi parfaite.

 

(Versailles, le 26 avril 2023)


(Illustration : ICI)

jeudi 6 avril 2023

FIN DE VIE

 




Arthur est arrivé à un âge où la mort est inscrite dans son horizon probable. Il sait qu’il va mourir mais il ne sait pas de quoi. Les jeunes gens bien intentionnés vous diront avec un manque de tact confinant au mépris : « On va tous mourir. » Mais cela ne règle pas le problème de la mort s’approchant chez un homme de son âge.

Le fait qu’il soit médecin et qu’il ait été un médecin praticien écoutant des malades, leur parlant, les touchant, les évaluant, les conseillant, pendant toute sa vie professionnelle, qu’il ait donc côtoyé la mort des autres, la maladie des autres, l’invalidité des autres, le handicap des autres, la perte d’autonomie des autres, la démence des autres, la simple maladie des autres, ne fait rien à l’affaire. 

Il sait aussi des choses sur la fin de vie mais cette expérience est inutile, bien au contraire, il est possible qu’elle l’entraîne plus que de raison vers de fausses pistes. 

L’expérience passée de ses malades et de leurs souffrances, ne parviennent pas à combattre son anxiété. L’opinion qui prévaut chez les médecins, mais la notion de communauté médicale lui a toujours paru suspecte tant il a constaté qu’il y avait autant de médecins que de conceptions de la médecine, de la société, de la politique, des patients, des soignants, est celle-ci : il vaut mieux qu’ils ne prennent pas soin de leurs proches et encore moins d’eux-mêmes car ils sont capables de commettre les pires erreurs… Passer de l’autre côté de la barrière, passer de médecin à médecin presque malade ou à médecin vraiment malade est une expérience souvent déplaisante, parfois traumatisante et toujours déroutante car il est possible pour un médecin que rien n’aille depuis le déni complet de sa maladie jusqu’à la confiance aveugle en ses pairs.

Il a mené une vie presque frugale, à ceci près qu’il a été marié trois fois, qu’il a eu quatre enfants et sept petits-enfants. Les gens qui le connaissent diraient : il a fui les excès du plaisir. Les excès d’alcool, de tabac, de nourriture, de sport, il a ainsi tenté d’éviter l’addiction aux passions légales ou illégales, dont les excès d’amour. Il a aimé beaucoup mais modérément selon les critères qu’il attribue aux autres. Il a répété toute sa vie qu’il craignait l’addiction et toute perte de son libre-arbitre. Mais il est prêt à discuter du libre-arbitre : existe-t-il ou non ?

Selon lui la mort est désormais au bout de son chemin. Il ne sait pas si cela doit lui faire peur ou si cela peut l’apaiser. 

Depuis qu’il est vieux dans le regard des autres il sait qu’il est passé de l’autre côté. Pas de l’autre côté de la vie, de l’autre côté de la jeunesse. C’est sa jeunesse qu’il regrette. Il a beau entendre autour de lui les gens répéter comme une litanie « la jeunesse est un état d’esprit », ou « la jeunesse est dans l’âme, pas dans le corps », il n’y croit pas et il prend les gens qui l’affirment, en les considérant, en les regardant, en les observant, pour des imbéciles. Pourtant, et il n’en est pas à un paradoxe près, il ne regrette pas sa jeunesse intellectuelle, celle de ses vingt ou de ses trente ans, car, selon lui, c’est la période de sa vie où il a le plus mal pensé, où il a dit le plus de bêtises, en politique, en art, en littérature, en cinéma, en vie amoureuse, en sexe, et chaque fois qu’il abordait un vrai problème existentiel. Il ne supporte pas le jeune cerveau qu’il a été : il n’y a pratiquement pas un sujet pour lequel il est encore d’accord avec le jeune homme sûr de lui, triomphant, inconscient, dominateur, qui parlait de tout et de rien, qui assénait des vérités, qui pensait avoir raison sur l’avenir du monde. Et quand il lui arrive d’être d’accord avec sa version juvénile, c’est le plus souvent pour de mauvaises raisons. A la fameuse question « Qu’avez-vous fait de votre jeunesse ? », il répond « Rien. » et il est content d’avoir trahi les certitudes qu’il professait avec assurance. En revanche, sans nul doute, sans hésitations, il regrette sa jeunesse physique, la course à pied, le ski, la natation, le pouvoir de séduction pour des femmes jeunes, les performances sexuelles (mais pas la façon dont il les a exprimées), l’absence de fatigue, la faculté de récupération, la souplesse, l’insouciance musculaire … 

La nostalgie de la jeunesse se réduit chez lui à celle d’un corps agile pas à celle d’un cerveau naïf et sûr de lui. Qui peut comprendre un pareil parti-pris ? Lui. Sa femme, soixante ans, ne le comprend pas. Elle voudrait lui dire : « Tu me fais penser à des choses qui te dévalorisent, quel est ton but ? » Il connaît la réponse : « Pour m’épargner les pleurs au moment où tu me quitteras. » Un vieux, ajouterait-il, sait aussi prédire le futur. 

Il répète à la femme qui partage sa vie, elle n’est pas médecin, elle travaille encore et beaucoup, et dont le jeune âge lui plaît et l’embarrasse à la fois, qu’il envisage désormais l’avenir selon trois façons de mourir ou de perdre son autonomie, ce qui pour lui est synonyme de mort, une maladie cardiovasculaire genre accident vasculaire cérébral, un cancer méchant ou une démence brutale. Que choisir ?

Il n’a pas eu besoin de choisir. Un cancer lui est tombé dessus. Un cancer du ***. 

Quand il a commencé par ressentir de la fatigue, un essoufflement discret et d’autres signes mineurs, il a d’abord été déboussolé par toutes les hypothèses qu’il a formulées concernant les raisons de cette asthénie soudaine et de cette dyspnée, depuis les plus banales jusqu’aux plus abracadabrantesques puis il a conclu, sans le savoir, que c’était une saloperie. Ce n’était pas le Covid. Les médecins évoluent le plus souvent, à propos de leur corps, de leur corps qui parle, entre l’optimisme béat (il ne peut rien m’arriver) et le pessimisme inapproprié (il fallait que cela tombe sur moi et je vais mourir). 

Il s’est mis à rêver de son enterrement. 

Les médecins, il l’avait constaté de nombreuses fois, sont des machines plus ou moins bien fichues qui raisonnent de façon automatique sur la maladie des autres mais qui, pour eux-mêmes, se nourrissent des pires croyances, des pires âneries, des pires aveuglements quand une simple angine les atteint. Alors, un cancer… Un cancer du ***. La pire des saloperies.

Il mit du temps avant de faire des examens. Il fallut que son ami Jacques, l’un de ses meilleurs amis, spécialiste en dermatologie, un ami cher, un ami en qui il avait une confiance totale, lui fasse la leçon en lui mentant comme s’il parlait à un vulgaire patient : « Passe au moins les examens que tu aurais prescrits pour l'un de tes patients… Je peux t'aider si tu veux. » Il s’y était résolu. Cela faisait au moins quinze ans qu’il n’avait pas contrôlé ses constantes sanguines. Les résultats des prises de sang n’étaient pas fameux quand il les consulta, il se rappelle, il était chez lui, devant son ordinateur, il crut à une erreur de dossier. La première chose qu’il fit fut de ne pas en parler à sa femme. Quant au compte rendu du scanner…

Il consulta un cancérologue qui lui avait été conseillé par Jacques, mais le médecin en question fut très en-dessous de la réputation empathique que son ami lui avait faite. Il commença par un désagréable « Puisque vous êtes médecin… » en utilisant un ton d’une grande désinvolture. Malgré la violente colère qu’il ressentit, il connaissait depuis longtemps ce genre de praticien, il ne put l’exprimer tant il fut sidéré par la nouvelle brutale de ce cancer pour lequel son confrère montrait un tel détachement. Le type en blouse blanche avec son badge rouge d’authentification, notre héros en taira le nom, d’abord parce que cela n’aura aucune conséquence pour le cancérologue qui ne comprendra jamais rien à ce que notre héros pourrait lui reprocher, il a non seulement une haute idée de lui-même mais un sentiment d’être le meilleur des meilleurs dans ce monde de nuls, donc, il ne changera pas, ensuite parce qu’il serait capable de l’attaquer au conseil de l’ordre des médecins, ce dont il se moque a priori, mais Arthur  n’a pas envie « d’ajouter des cons à son cancer ».

Le fait qu’il soit médecin aurait dû, ce sont des commentaires très postérieurs à cette scène, des réflexions bien réfléchies, c’est-à-dire tenant compte de l’opinion a priori des autres, rendre le cancérologue encore plus prudent. La fragilité des médecins malades est connue de tous même si aucun livre sérieux n’en parle. En réalité, des articles documentés la racontent mais peu de médecins les lisent alors qu’une telle lecture pourrait leur être bénéfique surtout si l’article propose des solutions. Mais le médecin à la blouse presque immaculée, plis apparents, badge rouge de professeur, connaît par cœur le modus operandi des consultations d’annonce, les cases à cocher, les sujets à aborder, ceux dont il faut se méfier. Le professeur a appris à s’adapter mais selon des critères personnels, pas des critères établis sur des pratiques évaluées ou à partir de réunions d’amélioration des pratiques. Arthur éclaterait de rire : il ne croit pas à ces formations médicales continues qui apportent beaucoup sur le moment mais qui, dans l’immense majorité des cas, n’entraînent aucun changement de pratiques. 

Quand Arthur sortit du cabinet de consultation le professeur s’adressa sans aucune réserve un satisfecit qu’il aurait pu résumer ainsi : « J’ai fait le job. » Il avait pris le parti de considérer que le fait que le patient Arthur Frémont, le docteur Arthur Frémont, soit un médecin ne devait rien changer à l’affaire, au contraire, un discours direct était le plus approprié, il était du sérail. D’un point de vue évaluatif, il avait rempli le contrat d’une consultation d’annonce : le comité d’éthique pourrait compter avec gourmandise le nombre de cases cochées et vérifier que la signature du patient était authentique.

Quand Arthur sortit de ce que les formulaires administratifs appellent donc avec componction et fierté la consultation d’annonce, un progrès majeur selon les éthiciens par rapport aux vieilles manières des médecins qui mentaient par principe et cachaient par déontologie, il était anéanti. Il aurait dit, s’il n’avait pas craint le ridicule, que le professeur, il l’appela désormais connard, lui avait administré un coup de massue sur le haut du crâne. Il vacillait presque. Connard, au lieu de lui lancer une bouée, l’avait noyé de paroles incessantes, d’explications redoutables, de mots crus qu’il n’arrivait même pas à cacher derrière une fausse confraternité. Parce qu’il était médecin il avait droit à la vérité, aux traitements de choc, au combat, à l’espoir, il serait un guerrier. Il était clair que s’il s’en sortait ce serait grâce au grand professeur et que s’il ne s’en sortait pas c’était parce que le patient, lui, ne se serait pas assez battu. Arthur Frémont connaissait le vocabulaire guerrier de la médecine contre le cancer mais il ne se voyait pas en combattant portant casque, armure, épée, fléau, bouclier… Parce qu’il se trompait de siècle aurait dit connard : « Aujourd’hui, c’est la guerre électronique, les fantassins sont digitalisés, vue augmentée, ordinateur de bord, … » 

L’infirmière de consultation le prit par le bras et lui demanda si cela allait… Elle avait l’air sincère. Il faillit lui répondre brutalement « Comment voudriez-vous que cela aille ? » mais il se priva de ce plaisir car il aurait été incapable de l’apprécier. Elle l’accompagna dans un petit bureau qui ressemblait plus à une resserre remplie de caisses empilées qu’à un cabinet médical et tenta de le réconforter. Elle lui redonna les détails de ce qui allait probablement l’attendre, la séquence des futurs examens, des traitements, les rendez-vous, et, malgré son désarroi il remarqua qu’à aucun moment elle ne prit la peine de lui demander s’il était d’accord avec cet agenda. Elle lui précisa aussi que son cas allait être examiné dans une réunion de concertation pluridisciplinaire… « Cela va aller », lui dit-il. Elle continua de remplir son dossier avec beaucoup de conscience professionnelle. Il était si anesthésié qu’il ne se rappelait plus tout le mal qu’il pensait des réunions de concertation pluridisciplinaires… Son sens de la repartie avait disparu.

Sa femme l’attendait dans la salle d’attente et ce qu’elle vit l’effaroucha. Il était livide.

« J’aurais dû venir avec toi.

- Tu aurais dû venir avec moi. Ce type m’a tué.

- Prends ton temps, raconte-moi. »

Il n’avait rien retenu des explications techniques de badge rouge, du type de cancer dont il souffrait, des enjeux, du pronostic, une sorte de halo avait anesthésié ses capacités de raisonnement. Il savait qu’il était foutu. C’était une impression bizarre, une sorte de soulagement, il n’aurait pas à choisir le motif de sa mort, il était déjà résigné.

Ils s’arrêtèrent dans le hall de l’hôpital. Francesca n’avait jamais vu son mari dans un tel état. Il venait de perdre dix ans de sa superbe.

« Si tu me racontais…

- Pas ici. »

Le hall de l’hôpital était à l’image de ce que l’on attendait inconsciemment d’un hall d’hôpital. Des néons, des malades, des familles, des soignants en blanc, en bleu, en crocs, un kiosque à journaux et friandises construit en plastique aux couleurs criardes, un Lego pour adultes en quelque sorte, des cafés à deux euros qui ressemblaient par le goût aux cafés à deux euros servis dans des gobelets en carton dans des halls d’hôpital ou dans des stations-services sur les autoroutes, un sol brillant par endroit et usé à d’autres. Il s’agissait d’un cosplay de hall d’hôpital et lui était le cosplay du patient effondré à qui on vient d’annoncer que l’avenir n’était plus serein.

La dalle de béton qui s’étalait, morne et grise, à la sortie des portes vitrées coulissantes à moitié propres ou à moitié sales, comme une consultation d’annonce, ne présageait rien de bon sur l’humanité des lieux de soin.

« Que veux-tu faire ? »

Ils descendent les marches d’un escalier conçu par un architecte livré aux drogues, large de vingt mètres, une cinquantaine de marches, dont on imagine que les jours de pluie rendent les urgences d’orthopédie inaccessibles, pour arriver au parking découvert chaleureux comme un lieu de recueillement dans un funérarium.

Ils s’adossent côte à côte à la voiture.

« Donc, c’est bien une saloperie de cancer du ***.

- Tu me l’avais dit...

- Le pronostic, d’après ce que j’ai compris, est très moyen…

- Explique.

- Bah, j’en ai pour un an si ça marche pas et un peu plus si ça marche…

- Oups.

- Je n’ai pas aimé ce connard. Il m’a rappelé que j’étais médecin et que les médecins sont des connards. Que j’ai été un connard qui a balancé des conneries à des malades en pensant bien faire. Mais il est trop tard pour récupérer les erreurs, pour effacer les mots, les regards, les gestes, les intonations… Un an, c’est un chiffre qu’il a lancé en l’air, au hasard, j’en suis certain, ça peut être beaucoup moins ou beaucoup plus.

- Arthur… On peut demander un autre avis…

- Oui, on peut toujours. Mais je n’irai pas seul.

- Bien entendu, je t’accompagnerai.

- Non, j’irai avec un collègue pour que l’on puisse discuter pied à pied. Tu n’as pas besoin d’être le témoin de mon désarroi… »

Arthur a repris des couleurs mais sa femme n’est pas certaine que le semblant de colère qui a succédé à la sidération soit suffisant pour qu’il retrouve ses esprits.

« Tu as un rendez-vous ?

- Il m’a parlé d’une courte hospitalisation pour compléter le bilan.

- Une date ?

- Non. L’infirmière m’a dit que sa secrétaire allait m’appeler. »

Francesca est entrée dans la zone grise de l’épouse du type qui a un cancer et dont le moindre geste, la moindre parole, la moindre attitude pourraient être retenues contre elle.

« Tu appelles Jacques ?

- Pour lui dire quoi ?

- Pour lui raconter que tu es un peu perdu…

- Je suis perdu ?

- Oui.

- Je suis perdu. »

Jacques n’est pas un spécialiste du ***. Il en connaît plus qu’Arthur mais moins qu’un cancérologue moyen. Il tente de rassurer son ami et lui promet, il est dix-sept heures, d’appeler un confrère. « Tu aurais pu m’en dire plus.

- Je n’ai pas pris de notes.

- Les malades devraient prendre des notes.

- Oui. Je ne l’ai pas fait.

- Je te rappelle... »

Arthur a menti à sa femme. Il s’est menti à lui-même. Il connaît un peu ce genre de cancer, il faudrait en savoir plus pour conclure, mais, quoi qu’il en soit, c’est une saloperie. C’est comme la vie : on n’en sort pas vivant.

Francesca joue les affranchies en tentant de ne pas s'écrouler, elle-aussi.

Malgré l’ambiance atroce du parking d’hôpital où des voitures sont garées dans tous les sens, le manque de places rendant compte du manque de lits, ou l’inverse, Francesca, malgré l’ombre de la mort qui est en train de recouvrir son mari, ressent le souffle tiède de l’air estival qui lui réchauffe le visage et ses bras nus. Ce pourrait être le souffle tiède de la mort qui lèche son mari…

« Je sais à quoi tu penses…

- Je pense à quoi ? 

- Tu es en train de te dire que tu vas refuser de te traiter.

- Pourquoi dis-tu cela ?

- Parce que c’est vrai.

- Non, j’ai envie de vivre.

- Sans nul doute. Mais tu te poses des questions.

- Comment ça ? »

Est-ce le bon moment pour aborder ce problème ? Arthur est au bord du gouffre et il suffirait d’une pichenette pour qu’elle le pousse dans le vide. Pourquoi faudrait-il qu’elle aborde le sujet maintenant ? En a-t-elle le droit ? Quant à Arthur, il n’attend qu’une chose : qu’elle s’exprime. Mais il aimerait mieux qu’elle ne le fasse pas. Il préfèrerait qu’elle ne s’en mêle pas, qu’elle ne s’implique pas dans une décision qui ne regarde que lui et dont il ne saura jamais si elle a été bonne ou mauvaise. Qu’il meure ou qu’il survive. C’est une sorte de pari.

Ils sont adossés à la voiture et ont une vue sur l’escalier monumental qui mène au hall crasseux. Mais il y a surtout, devant leurs yeux, au-dessus d’eux, la masse hideuse de l’hôpital. Arthur déteste ces constructions qui donneraient le cafard à quelqu’un de bien portant qui viendrait chercher un membre de sa famille guéri.

« Tu crois que c’est le bon endroit pour parler ?

- Il n’y a pas de bon ou de mauvais endroit, il y a le moment. Je sais ce que tu as dans la tête et je me demande si tu as raison.

- Les malades n’ont-ils pas toujours raison ?

- Pas forcément. J’aurais plutôt tendance à croire le contraire. Mais j’aimerais quand même savoir comment tu envisages les choses…

- Toi d’abord.

- Non, je risque de me tromper. Disons que je crois que tu ne veux pas entrer dans le processus. »

Il tourne la tête vers elle et étend son bras pour le poser sur son épaule dans un geste théâtral dont il n’a pas l’habitude.

« Explique.

- Je te connais assez pour savoir que tu n’as pas envie, par idéologie, de te confier aux cancérologues…

- Par idéologie ?

- Oui, tu ne les aimes pas.

- C’est un fait.

- Mais la cancérologie ?

- La cancérologie est faite par les cancérologues, non ? 

- Il y a quand même un corpus…

- J'ai fini par ne plus y croire.

- On devrait quand même retourner à la maison… on serait mieux.

- Pourquoi ? Nous sommes bien là. Nous avons ici une vision apocalyptique du monde, une vision apocalyptique de notre vie, ce béton, ces bagnoles entassées, ces plots qui sont plantés pour abîmer les pare-chocs, ces trottoirs trop petits, ces bandes blanches effacées, cette misère architecturale, ces murs sales, cet arbre qui sort du trottoir avec ses maigres feuilles, cela me donne une envie folle de vivre. »

Francesca soupire.

Cela fait des mois qu’il promène sa flemme, cela fait des mois que plus rien ne l’attire, qu’il respire tristement, qu’il a cessé de plaisanter que son cœur bat sans qu’il y voit un sens. « Je ne déprime pas » répète-t-il inlassablement. « C’est la vieillesse qui a pris mon corps. » Aujourd’hui, dirait-il, il ne le dit pas, au milieu de cette zone de chalandise de soins, il dirait donc « C’est le cancer qui a pris mon corps. »

Arthur : « J’ai un cancer de merde. Pas opérable. Je vais avoir droit à de la chimiothérapie, à de la radiothérapie, je vais être fatigué comme un chien, je vais dégueuler comme un chien, je vais souffrir, surtout vers la fin, je vais passer des journées à l’hôpital, je vais maigrir, je ne vais plus me reconnaître dans la glace, tu vas vivre avec une épave, ma pauvre Francesca…

- Arrête…

- Ils vont me proposer, connard l’a déjà fait, des nouveaux traitements qui ne vont pas me sauver. Tu vois les vedettes du show-biz, des médias, ils en meurent de ce putain de cancer, ils ont beau nous dire que les résultats sont prometteurs, je ne crois pas leurs promesses, Bronstein a lu les études, on en a parlé plusieurs fois ensemble, de la merde en barre, ils parlent de médecine personnalisée et c’est menu unique pour tout le monde : le cimetière.

- Tu fais suer. Tu n’as pas encore fait tous les examens, le pet scan…

- Cela ne va rien changer : je ne suis pas opérable… »

Il ne reste plus qu’à rentrer. 

La vision de cet hôpital crasseux et imaginer derrière les vitres sales des fenêtres qui ne s’ouvrent plus et dont les stores ressemblent à ceux d’un immeuble abandonné, des malades allongés dans leurs lits et, à cette heure, des familles sans masques, des familles avec les pieds qui écrasent leurs semelles poussiéreuses dans les couloirs…

Francesca a téléphoné à Jacques qui a téléphoné à connard. « Le pronostic est dégueulasse. » Francesca pleure au téléphone. « Je crois qu’il ne veut pas se traiter… - Ca se discute. Connaissant Arthur, je crois, s’il se ressemble, qu’il va faire le minimum syndical. Tu es prête ? – Non. – Personne ne peut être prêt… Lui non plus. – Tu crois que je dois insister pour qu’il se traite ? -Je n’en sais rien. Je crois que moi je vais lui dire de tenter le coup. Toi ? – Je ne sais pas quoi faire. Tu crois que je peux rencontrer le cancérologue ? – Tu peux. Mais il sait déjà quels sont les traitements qu’il va lui donner. Il ne te donnera pas de chiffres sérieux de survie. – Quelqu’un peut m’en donner ? – Je regarde. Mais j'en doute. »

Arthur est incapable de lire le moindre texte sur son cancer. Les articles sur internet sont difficiles à interpréter. Sa vision est floue. Et comment interpréter sa propre mort ?  Il sait qu’il va mourir. Il s’est mis à faire des cauchemars. Il s’est mis aussi à se les rappeler, le matin, en sueur. Un alien s’est introduit dans son corps, un alien qui ressemblerait, son imagination n’est pas débordante, à celui du film, celui qui sort du ventre de Sigourney Weaver. Un alien qui l’envahit et qui, contrairement à toute logique, veut sa mort. Le cancer est con : il détruit son hôte et meurt avec lui. Pourquoi n’a-t-il jamais lu nulle part que le cancer était con ? En tous les cas cet alien est con.

Il s’est prescrit des benzodiazépines car il est angoissé le jour et parce qu’il ne dort pas la nuit. Il se sent mieux mais il a toujours autant peur de mourir. En revanche, il a vraiment renoncé à prendre les traitements qu’on lui a proposés. Il a même signé une décharge.

Sa famille n’est pas d’accord. Disons que tout le monde ne pense pas la même chose. Certains ont un vocabulaire combattant : « Cela ne lui ressemble pas de ne pas se battre, il s’est battu toute sa vie… » Il serait étonné d’entendre de pareils trucs. Contre quoi s’est-il battu ? Contre la bêtise humaine. Il se rappelle une pancarte dans une manifestation : « Mort aux cons ». On dit que de Gaulle, informé avait commenté : « Vaste programme. » Mais, comme il aimait à le rappeler à tout le monde : « On est toujours le con de quelqu’un. » D’autres disent qu’il devrait essayer, pour voir. « Il y a des cancers qui répondent bien au traitement. » Il ne réagit pas à ces propos qu’il n’a pas entendus en disant « Il y a des cancers qui régressent tout seuls » parce qu’il n’y croit pas beaucoup. Il n’y a jamais beaucoup cru pour les autres, alors, pour lui… Il cauchemarde et, le jour, il sent un truc qui bouge dans son corps. Le jour ! Pas la nuit. Il sent quelque chose qui se balade. Serait-ce déjà une métastase cérébrale ? D’autres encore dans sa famille affirment qu’il est assez grand pour décider. Il en doute. Il est perdu. 

Son ami Jacques lui est d’un grand secours mais il aurait besoin, au lieu d’un ami qui le brosse dans le sens du poil, d’un ami qui lui donne des coups de poing dans la figure. Il a d’autres amis très proches qui l’écoutent. Il n’a de vrais amis que des amis médecins… Des amis qu’il connaît d’avant, des amis dont il sait les points de vue d’avant, des amis qui ne peuvent pas se dédire ou mentir. Mais, pense-t-il, c’est le moment de se dédire et de mentir. C’est justement le moment crucial, quand la vie est en jeu, pas quand on parle d’une otite ou de la beauté des jambes d'une nouvelle collègue. Les amis, Arthur a si peur de se raconter des histoires, d’aligner les truismes, selon ce qu’il sait, l’expérience, ses lectures, les conversations du café du commerce, les propos des philosophes des médias ayant autant d’importance à ses yeux que ce qu’il entendait dire de ses patients, « les amis cela sert à… » Il préfère en parler à Francesca. 

« Pourquoi mes amis ne me disent-ils pas la vérité ?

- Tu me poses une question piège.

- Certes. Mais à qui voudrais-tu que je pose de telles questions ? A la voisine du dessous ? A mon boucher ? Tu es la plus compétente…

- Je te remercie mais je n’en suis pas si certaine… 

- Ah ?

- Ne fais pas l’idiot. Tu sais que je ne suis pas neutre, que mon propre jugement est sensible, pas rationnel. Comme celui de tes amis. Et comme ce sont tes amis je suis inconsciemment influencée par eux.

- Yes... Si on avançait.

- Dans quel sens ?

- A quoi servent les amis ?

- Tu m’a assez rappelé la fameuse phrase de Proust…

- Oui. Tu crois qu’elle est adaptée ici ? Et toi, que penses-tu ?

- Je pense ce que tu penses.

- Facile.

- Dis-moi plutôt ce que tu penses avec sincérité.

- J’ai du mal à être sincère. Comment être sincère avec moi-même ? Cela a toujours été le problème de ma vie. »

Ils sont installés dans leur salon qui respire la vie bourgeoise avec ses meubles anciens de style mélangés à des meubles modernes qui sentent l’argent. Si Arthur n’était pas habité par un alien, il pourrait raisonner, c’est un raisonneur, vaticiner est le terme exact, il aime ce verbe qui en jette, sur la façon de meubler un salon lors d’un troisième mariage… Mais est-ce que cela changerait quelque chose à son destin mortel ? Avec ou sans traitement. Ce salon est le compromis inexact de leur vie de couple. Ils n’ont pas eu d’enfants ensemble. Ils se sont connus trop tard et, par une sorte de paradoxe, bien qu’à l’évidence des centaines de livres de des centaines de milliers d’articles aient été écrits, sans oublier les thèses en anglais, hurdu ou espagnol, sur le sujet, il s’entend très bien avec la fille de Francesca qui vit encore avec eux à l’étage au-dessus.

Il reprend (plusieurs jours se sont passés depuis la conversation sur le parking) : « Je crois que mon cas est désespéré. Aucun traitement ne changera les choses. Nous en avons déjà parlé. Les dernières molécules sont décevantes. Il y a des gens qui s’en sortent, ça a été décrit… Mais je préfère ne pas tenter le coup. Disons que quatre-vingt-quinze pour cent des gens meurent. C’est prouvé.

- On dit…

- … Oui, on dit que des nouveaux traitements personnalisés à mille euros l’injection par semaine font des miracles. Je ne crois pas aux miracles…

- OK. Alors ?

- Alors, je ne fais rien, je me laisse aller, je profite de la vie, je profite de toi, je ne fais rien de spécial, je ne vais pas voyager plus que nous ne l’avons fait, plus aller au restaurant que nous ne le faisons, plus boire du bon vin ou du whisky… Je vais attendre, serein, que les complications douloureuses surviennent, je vais attendre les maux de tête, les vomissements, l’essoufflement, surtout les saloperies de douleurs, cela durera ce que cela durera, mais cette phase terminale, et là ce sera commun à mes deux choix, elle arrivera de toute façon…

- … sauf si tu guéris…

- Je ne guérirai pas.

- C’est un parti-pris.

- Non, ce sont les chiffres… Je vais te dire, imaginons que je tienne un an avec ou sans traitement. On va dire que pendant un an je serai à peu près tranquille sans les complications des traitements et qu’après ce sera la fin. Alors qu’avec le traitement je me sentirai mal depuis le début et tout le temps.

- C’est sûr ?

- Non. Mais personne ne peut me dire le contraire…

- Hum.

- Voilà donc mon point de vue. Je crois que désormais, malgré toutes les contraintes, je pourrais me consacrer à mon amour pour toi…

- Arthur…

- Pour le reste, les enfants, tout ça, c’est la vie. Je regrette déjà de ne pas savoir ce que deviendront mes petits-enfants. Mais c’est la vie. Ils se débrouilleront sans moi. Ils m’oublieront ou pas. Mais ils m’auront vu moins longtemps comme une épave. Ils m’auront vu moins longtemps amaigri, souffrant, les idées moins claires, les opiacés, ils m’auront vu moins longtemps différent de celui que j’ai été, l’emmerdeur, l’empêcheur de tourner en rond, le donneur de leçons, le mec détaché de tout et de lui-même… Je préfère leur laisser une image positive.

- Mais cela ne va pas du tout se passer comme cela…

- Si. Et tu le sais. Je n’irai pas en soins palliatifs, tu connais mes résolutions sur ma fin de vie, Jacques et les copains, avec mon accord, avec ton accord, feront le nécessaire…

- Tu ne peux pas dire cela.

- Si. Nous avons déjà parlé des dizaines de fois de ce que je pensais de la fin de vie quand le problème ne se posait pas. Et tu étais d’accord. La seule chose que je crains c’est de ne pas avoir le temps de prendre la décision, de sombrer dans l’inconscience ou le déficit sans avoir pu joindre Jacques et les amis.

- Je serai là. Et si tu changeais d’avis ? Comment le saurais-je ?

- Tu as raison… Tout humain peut changer d’avis au dernier moment, même les plus têtus. Tu seras là, tu seras la plus proche de moi, tu connais le moindre de mes gestes, de mes soupirs, de mes battements de cils. Et tu n’as rien à me promettre, je te fais confiance, tu sauras faire ce qu’il faut…

- Tu te trompes : je suis une humaine effrayée par la mort. Comme tout le monde.

- Je n’ai aucun doute sur toi. Et ensuite, pour que cela ne soit pas toi qui pousses la seringue, ma femme aimée, ce sera Jacques ou l’un de mes amis. Le kit est prêt.

- Arthur…

- Mais tu peux aussi faire ce que tu veux, tu as toute ma latitude. Contrairement à notre cher ami Kundera nous sommes persuadés tous les deux que le monde appartient aux vivants, pas aux morts. Respecter les morts c’est continuer de vivre.

 

(Versailles, le premier et le deux avril 2023)

(Illustration : Ivan Illich - 1926 - 2002)

mercredi 20 juillet 2022

PASTICHE PROUSTIEN

 J'ai participé à un concours de pastiches proustiens organisé par les Amis de Marcel Proust et je n'ai pas été retenu. Il fallait utiliser la phrase "Mort à jamais ? Qui peut le dire ?"

Voici le texte.


Mort à jamais ? Qui peut le dire ? Le narrateur ou le romancier ?


Le salon de Madame de Cambremer bruissait quand j’y pénétrais en cette belle fin d’après-midi d’été où régnait cette lumière si originale qu’on ne peut retrouver que dans certains tableaux de Poussin au Louvre comme à Chantilly. Je sentis immédiatement que quelque chose se passait et que j’étais l’objet de l’attention de tous, ce qui ne pouvait manquer de me mettre mal à l’aise, comme si je n’étais pas le bienvenu ou qu’au contraire je n’étais que trop attendu. Je savais déjà de quoi il s’agissait mais ma surprise vint de ce que je ne pensais pas que cela pût survenir aussi vite. J’avais à peine eu le temps de publier à compte d’auteur le premier volume de mon roman A la recherche du temps perdu après que deux éditeurs l’avaient refusé, et je m’étonnais que l’on pût en parler déjà alors que je ne l’avais qu’à peine fait porter. Je craignais un scandale, j’étais partagé entre le désir de plaire que les refus des éditeurs avaient déjà entamé et le risque que mes relations mondaines ne se reconnaissent dans mes personnages de roman au point qu’ils ne veuillent plus me fréquenter dans les salons ou ailleurs. C’est pourquoi j’avais pris soin, et pas seulement pour les raisons que je viens d’évoquer mais surtout par choix esthétique, comme deux artistes assis côte à côte en face d’un paysage peignent au même moment deux œuvres si différentes qu’on pourrait dire qu’elles ne se ressemblent pas mais où pourtant le sujet est la Seine à Rouen, un pont l’enjambant et la cathédrale apparaissant au loin dans le soleil couchant, de prendre mes précautions et d’affirmer mon style, mes ambitions littéraires n’étant pas de plagier le journal des Goncourt, afin que mes personnages soient un tel mélange de caractères, de traits, de façons de parler, de gestes, de comportements, empruntés à tant de personnes que j’avais fréquentées ou non, de personnes que j’avais à peine aperçues, de personnes dont on m’avait parlé en bien comme en mal, de personnes vraies ou sorties de mon imagination, qu’aucune de mes fréquentations ne pût les reconnaître et s’y reconnaître au point même qu’il m’arrivait de m’y perdre et que je dusse revenir parfois sur ce que j’avais écrit parce que mes propres héros, je finissais, en raison des nombreux détails picorés ici ou là, par ne plus les reconnaître. Cette prudence était sans doute une forme de lâcheté dans mon entreprise de romancer ma vie ou de la rendre réelle car ces hommes et ces femmes que j’avais eu tant de mal à fréquenter étaient devenus une de mes raisons de vivre mais aussi le matériau de ma vie d’écrivain et je ne souhaitais rien moins que de les conserver. Le personnage de Madame de C n’était pas la copie parfaite de la Madame de Cambremer que je connaissais, elle était un assemblage comme la réelle Madame de Cambremer m’avait servi en la découpant en morceaux à composer le patchwork de la duchesse de G, du baron de Ch, d’Odette de C ou de Charles S. Les personnes réelles qui m’inspiraient étaient d’ailleurs si bien transformées dans le roman qu’il m’arrivait de mélanger la vraie Madame de Cambremer comme la fausse Madame de C avec la vraie et la fausse Madame Verdurin ou avec le vrai et le faux Morel comme lorsque l’on se réveille au lendemain d’une nuit peuplée de rêves et que l’on ne sait plus où finit le songe et où commence la réalité. Je sentais donc que les regards se tournaient vers moi et qu’en même temps, ils m’évitaient : la situation devenait gênante car si tout le monde ressentait le malaise personne n’avait envie de le dissiper.

J’aperçus Bergotte dans un coin de la pièce. Il me fit un signe discret du bout des doigts que je pris pour un encouragement car ce furtif mouvement émanant d’un être si timide avait la même signification pour moi que si Robert de Saint-Loup, dont chacun connaît l’exubérance des sentiments, avait lancé ses bras en l’air en poussant un cri perçant au travers de la pièce. Madame de Cambremer fondit sur moi. « On fait le cachottier ? Je ne savais pas que je recevais dans mon salon, outre Bergotte et Anatole France, un nouveau romancier cherchant à percer. » Je baissais les yeux ne sachant pas à quel moment surviendrait l’attaque, ni quelle partie de ma sensibilité elle atteindrait. Bergotte s’était rapproché, s’attendant à ce que je succombe à une violente agression, mais il n’en fut rien. « Vous m’avez lu ? osais-je demander avec naïveté.  -- Mais bien sûr que non ! Comment aurais-je pu vous lire puisque vous ne m’avez même pas fait porter un exemplaire de votre roman ? » Je regardais Bergotte, quémandant un regard qui n’arriva pas malgré la grande complaisance qu’il me portait, tout en implorant son pardon car à lui non plus je n’avais pas fait porter le livre, puis me tournait vaillamment vers Madame de Cambremer qui était connue pour son grand souci des arts qu’elle affichait à toute occasion afin que l’on n’oublie jamais sa détestation de Chopin, son goût immodéré pour Monet et Elstir et son wagnérisme militant, et lui dis « Je n’ai pas commencé la distribution… - Quel menteur ! » Elle avait dit cela très haut pour que tout le monde l’entende, « Il faut bien que je l’aie appris de quelqu’un… »

     « Qui l’a lu ? » demanda l’obscur avocat dont l’auteur préféré était Paul Bourget qu’il portait aux nues à l’égal de Rousseau ou de Montaigne de même qu’il clamait, en pensant que son absence de goût serait effacée par la détermination de ses convictions, que Le Sidaner était bien supérieur à Elstir. Madame de Cambremer se tourna vers lui, embarrassée par son mensonge initial : elle avait dit ne pas avoir lu mon roman pour pouvoir me reprocher de ne pas lui en avoir fait porter un exemplaire mais elle ne pouvait plus dire ce qu’elle avait sur le cœur car elle aurait montré à tous qu’elle avait menti. Elle avait pourtant des ressources pour se sortir de tous les mauvais pas de la vie mondaine, rien n’aurait pu l’empêcher d’avoir raison. « On m’a dit même qu’un de vos personnages me ressemblerait et que cette ressemblance ne serait pas flatteuse, voire un peu choquante… » Elle se mit à parler des personnages que j’avais créées avec une assurance telle que je me demandais si ce n’était pas elle qui avait écrit et si elle n’avait pas oublié que la minute précédente elle avait affirmé haut et fort qu’elle n’avait rien lu. Elle ne dit pas un mot sur le style, elle aurait pu critiquer comme je l’entendis plus tard venant d’autres bouches « les phrases sont un peu longuettes » ou « on s’y perd » car seul le portrait chinois l’intéressait : elle voulait absolument mettre des noms sur les personnages et elle semblait y arriver mieux que moi bien qu’elle se trompât avec un zèle amusant. Je repensais, pendant qu’elle parlait, à une conversation que j’avais eue un jour avec Bergotte, sur les allers et retours entre la vie réelle et la vie romancée, lui qui craignait tant de se fâcher avec ses proches qui auraient pu se reconnaître dans ses personnages, surtout en raison de leurs défauts. A l’inverse, il prétendait qu’il fallait beaucoup de temps à quelqu’un pour qu’il se rende compte qu’en lui disant des choses agréables il s’agissait de flatterie ou, comme l’aurait dit Charlus, d’un intéressé « cirage de pompes », mais qu’il était encore plus difficile de comprendre que les défauts des autres qui nous sautaient au visage, on avait beaucoup plus de mal à se les attribuer. Plus Madame de Cambremer parlait dans un état d’excitation et d’emportement qui reflétait sans doute la façon qu’elle avait eue de me lire et plus je comprenais que sa réception du roman était pour moi à la fois un calvaire parce qu’elle n’avait pas compris mes intentions et une récompense parce que j’avais réussi à la dérouter au-delà de ce que j’aurais pu imaginer. J’avais jadis émis devant Bergotte une hypothèse qui avait eu l’air de le terroriser au point qu’il avait cessé immédiatement de se caresser la barbiche : « Est-ce que vous avez envisagé, comme l’a suggéré Jorge Luis Borges, que les personnages de vos romans puissent lire vos livres ? » Madame de Cambremer était à la fois une personne réelle et un morceau de personnage de roman et s’était identifiée à tort à la duchesse de G, celle du roman, en regrettant les défauts qu’elle me reprochait de l’avoir affublée mais en s’attribuant les qualités dont je l’avais gratifiée alors que personne, la connaissant, n’eût imaginé qu’elle en possédât le centième. Ainsi, le personnage de la duchesse de G était le personnage rêvé de la vraie Madame de Cambremer alors que dans son salon elle ne cessait de dire du mal de la vraie duchesse de Guermantes avec une constance appuyée chaque fois que l’occasion s’en présentait. La découverte de cette méprise me saisit d’effroi car Borges avait non seulement compris que les personnages des romans étaient capables de lire ce que les autres disaient d’eux et apprendre ainsi que leur femme les trompait ou comment leur meilleur ami les avait trahis, mais, ayant un jour questionné un romancier par un « Mort à jamais ? Qui peut le dire ? », il avait aussi révélé que le narrateur, au lieu de mourir au moment du mot Fin, survivait à son créateur et que les jugements qu’il portait pouvaient se retourner contre le romancier en le rendant invisible à la postérité ou, au contraire, trop visible et immortel mais mal compris. 

     Il ne me restait plus qu’à corriger les coquilles Grasset de la première édition mais surtout à modifier ou à supprimer les passages où l’immortel narrateur aurait pu mettre en danger mon éventuelle gloire posthume.

 

COMMUNAUTARISME

Chez les Benhamou, Maurice et Mounette, le sport national consiste à débusquer les juifs à la télévision. Pas Attal ou Epstein, trop facile,...