lundi 6 septembre 2021

QUI VOLE UN OEUF VOLE UN BOEUF


 

Son père commença par lui passer un savon. Un savon par la parole et sans élever le ton. C’étaient les habitudes de la maison. Mais ce n’était pas vraiment une habitude car cela n’arrivait pas souvent.


C’était pourtant véniel. Il avait pris le stylo de l’un de ses camarades et ne lui avait pas rendu. Le camarade l’avait dénoncé.


Et son père est venu à l'école, spontanément. L’instituteur, un type banal, ni beau ni moche, un T shirt bleu pétrole, des tennis flambant blanches et un jean fatigué, reçoit le père et le fils debout dans la cour. 


« L’affaire est-elle réglée ? »


L’instituteur a l’air fâché. « Oui, votre fils s’est excusé. Mais je ne suis pas satisfait. - Pourquoi ? - Parce que je n’arrive pas à m’expliquer pourquoi il a fait cela… - Nicolas ? »


Nicolas prend un air penaud. Il baisse la tête, regarde ses pieds et joue les abrutis.


« Écoutez, je ne sais pas ce qui lui est passé par la tête, nous lui avons fait la leçon, ce n’est quand même pas très grave… »


L’instituteur : « C’est tout ? »


Le père : « C’est tout. Je crois qu’il a compris l'affaire et qu’il ne recommencera plus. Il sait que nous avons été déçus mais nous avons compris : c’était un accident. »


Nicolas a réalisé ce que signifiait décevoir ses parents. Il pense  pourtant qu'ils en ont fait un peu trop, emprunter un stylo, ce n'est quand même pas grand chose... Il voudrait tant que ses parents continuent d'avoir une haute idée de lui. Il voudrait continuer d'être le meilleur à leurs yeux. Il comprend aussi que la tâche est impossible, qu'il n’y arrivera jamais parce que ses parents ont des idéaux trop élevés, des attentes trop fortes, des ambitions démesurées.


Mais l’instituteur n’est pas satisfait. Il aimerait que ce vol de stylo soit un déclic fort, le point de départ d’une réflexion plus générale sur la philosophie de la vie. En réalité, c’est lui qui est le plus déçu par ce qu’a fait Nicolas. Comme si le vol d’un stylo était une sorte d’avertissement sur ce qui pourrait se produire plus tard. Un signe que quelque chose ne va pas qui annoncerait d’autres délits plus graves. Et l’instituteur aimerait pouvoir agir pour que cela ne se reproduise pas.


Le père croit connaître son fils mais le vol du stylo l’a surpris et inquiété. Plus que sa femme. Pourrait-il se tromper du tout au tout ? Nicolas n’a que neuf ans. Il se rappelle une étude d’un organisme public qui attirait l’attention sur le fait qu’il était possible, dès l’école élémentaire, de prévoir qui serait délinquant. Tout le monde avait hurlé au scandale, parlé de flicage des enfants, de déterminisme social ou comportemental, et le soufflé était retombé. Peut-être pas dans l’esprit de l’instituteur.


Nicolas commence sérieusement à s’ennuyer. Comme dirait son père pour autre chose : « On ne va pas en faire un plat ! »

Son père : « Est-ce qu’on peut passer l’éponge ? »

L’instituteur a l’air gêné. « Je suis embêté »

« Pourquoi ?

- Parce que je ne sais pas si on en fait trop ou pas assez…

- C’est une question que nous nous sommes posée avec sa maman.

- Vous voyez…

- Si on demandait son avis à Nicolas… »

Il ose lever le regard.

« Je ne recommencerai pas… »


Son père lui pose une main ferme sur l’épaule et regarde l’instituteur qui, au premier degré, ne sait pas sur quel pied danser.

« Tu connais l’expression Qui vole un œuf vole un bœuf ?

- Oui.

- Elle te paraît juste ? »


Nicolas lève les yeux sur son père. Il ne sait pas quoi répondre.

Le père s’adressant à l’instituteur : « Et vous, vous la trouvez juste ?

- Un peu.

- Un peu ?

- Oui, ne pas voler semble un impératif moral, quel enseignant dirait à ses élèves que voler n’est pas une faute ? Ou, pire, leur dirait que voler est parfois justifié… Commencer par un petit vol, un œuf, serait le premier pas qui compte… avant d’en faire plus… 

- Il y a pourtant Jean Valjean. 

- Vous avez raison. Voler par nécessité est parfois un impératif moral…

- Tu suis, Nicolas ? » 


Il fait oui de la tête mais il ne sait pas qui est Jean Valjean. Et il n’ose pas le dire.


Son père vient à son secours : « Jean Valjean est le personnage central des Misérables de Victor Hugo qui a volé un pain pour nourrir sa famille et qui est condamné au bagne pour cela… »


L’instituteur en plaisantant : « Tu n’as pas volé un stylo pour nourrir ta famille… »


Le père de Nicolas n’est pas content qu’on en revienne au stylo… 


« Tu vois, Nicolas, ce n’est pas bien de voler, et le vol du stylo n’est quand même pas très grave, pardon pour la soufflante que tu as reçue à la maison, pardon Monsieur Flandrin, je ne minimise pas l’affaire, mais j’aimerais que tu ne recommences pas parce que, d’abord, ce n’est pas bien de voler et, d’autre part, cela donne une mauvaise image de toi… Monsieur Flandrin, désolé de penser à votre place, est perturbé par ce que tu as fait et il est possible qu’il ne te voie plus jamais de la même façon…

- Il ne faut pas exagérer…

- Disons que j’exagère… Mais, pour en revenir à l’essentiel, je vous propose une autre explication à l’expression Qui vole un œuf vole un bœuf, une explication plus… politique, si l’on veut, infondée et hors contexte par rapport à sa signification originelle, je l’admets... On en a parlé hier avec sa maman qui, en passant, n’est pas venue aujourd’hui car elle ne voulait pas que Nicolas puisse penser qu’il s’agissait d’un procès en bonne et due forme, bref… » 


Il s’arrête, comme s’il hésitait, il se demande si ce qu’il va dire est destiné à son fils ou à l’instituteur, il penche pour la deuxième possibilité, et se dit que c’est donc inutile. Il pense aussi que si son fils ne va pas tout comprendre il en sera imprégné et pourra le retrouver plus tard dans un coin de son cerveau quand il en aura besoin. Sa femme et lui ont toujours évité de parler bébé, enfant, ado, à leurs enfants, ils ont toujours tenté de parler normalement. Il continue.


« Donc, mon explication est la suivante : les pauvres volent des petits pains dans des boulangeries et les riches volent des fortunes en utilisant des méthodes de grands voyous, l’optimisation fiscale, le délit d’initié, la corruption… »


L’instituteur : « Oui, mais non, vous détournez le sens de l’expression…

- Oui.

- Et dans quel but ?

- Nicolas sait que ce vol de stylo nous surprend, nous attriste mais que nous n’en faisons pas un jugement définitif sur lui-même. Et mon interprétation politique du dicton lui ouvre des horizons…

- Si l’on veut… C’est quand même un peu tiré par les cheveux. »


Le père de Nicolas : « J’en conviens. Mais on pourrait dire aussi que le vol, c’est chacun selon ses moyens. »


Nicolas : « Ça doit pas être facile de voler un bœuf… »


(Versailles le lundi 30 août 2021)

UN COUPLE SILENCIEUX

      Le couple Bertrand a l’habitude d’aller au restaurant « Aux amis » une fois par semaine. Toujours le même jour, le vendredi midi. Ils ...